3. Les lieux de l'injure verbale.

Les informations contenues dans les archives judiciaires sont suffisamment précises pour pouvoir esquisser une géographie des calomnies. En repérant systématiquement les endroits où ont été proférées, aux dires de la victime, les injures et les médisances, il est possible d'établir un tableau des lieux où se perd (et se gagne aussi) l'estime du voisinage. Tout sexe confondu, il se présente comme suit :

Tableau 38. Les lieux de l’insulte. Etude de 413 cas


Dans la rue


35%

Sur l'escalier de l'immeuble


8%

Au cabaret

17%

Dans le domicile

7%

Sur les lieux de son travail


12%

Dans le corridor Sur le palier


6%

Sur le bateau à laver

2%

Dans la cour

3%

Devant la porte d'allée de l'immeuble


1%


Dans l'allée


2%

Autres lieux

4%

Dans le grenier commun

1%

A la lecture de ces chiffres, il apparaît clairement que les calomnies se répandent, d'abord, à l'extérieur de la maisonnée : 58% des calomnies, en effet, y voient le jour que ce soit dans la rue, au cabaret, sur la platte ou à proximité immédiate de l'immeuble. Moins nombreuses, les diffamations qui s'opèrent au sein même de l'immeuble représentent 30% des occurrences et se font entendre principalement sur l'escalier, le palier, dans le domicile privé, la cour ou l'allée d'entrée principale. Enfin, les 12% restants concernent des insultes proférées contre un voisin à l'endroit où il exerce son activité professionnelle, qu'il soit ou non distinct de son lieu de résidence.

Cette distribution montre clairement que si les calomnies se propagent avant tout à l'extérieur de la maison c'est qu'une grande partie de l'existence s'effectue en dehors du domicile familial, qu'il s'agisse des activités professionnelles, des corvées d'eau, des courses, des commissions journalières ou des moments de loisirs. D'autre part, en rapprochant ce tableau de celui qui, présenté dans un précédent chapitre, répertorie les lieux de rencontres entre voisins, on constate de nombreuses similitudes ( 1041 ). Les espaces de sociabilité et des retrouvailles quotidiennes sont, grosso modo, les mêmes que ceux de la parole blessante.

Cette concordance est intéressante à signaler. Elle montre que les mauvais propos qui ont donné lieu à une requête judiciaire se sont échangés sous le regard de la communauté de voisinage, auprès d'une clientèle d'habitués, en présence de l'employeur ou de collègues de travail, bref là où la victime était la plus facile à déstabiliser. Se profile ainsi un certain nombre de lieux véritablement « stratégiques » où convergent les rumeurs et autour desquels se joue l'estime de chacun parce que c'est ici que se forgent ou se défont les réputations. Les plaignants le savent bien et dénoncent l'intention pernicieuse de ceux qui les diffament, en distillant leurs paroles venimeuses dans quelques emplacements clés, habilement choisis pour occasionner le maximun de dommages. Mathieu Froment, commis chez un huissier royal, est accusé d'avoir volé une chemise. Le calomniateur répand ses insinuations à l'intérieur des cabarets du quartier, dans la rue où demeure la victime ou encore sur le palier de son employeur ( 1042 ). Claude Riboud, teinturier, est diffamé par plusieurs journaliers. Ceux-ci propagent leurs attaques sur les ports, dans les cabarets, aux abords de son atelier ou devant l'église de la paroisse ( 1043 ). Dans les deux cas, il s'agit de multiplier les mauvais propos en privilégiant les espaces fréquentés quotidiennement par la victime. La tactique est courante, efficace, régulièrement employée par les Lyonnais, quelle que soit leur position sociale. De façon générale, en effet, il n'existe pas de différences notoires entre les multiples catégories socioprofessionnelles quant aux lieux où elles essuyent les calomnies ou les insultes. Seuls, les membres des classes supérieures, les nobles, les bourgeois, les négociants, en fréquentant des endroits socialement typés comme le théâtre, les cafés, les cabinets littéraires ou l'Académie témoignent d'une sociabilité différente ( 1044 ). Pour les autres groupes sociaux, les médisances et les injures fusent au sein de cinq espaces bien circonscrits : la rue, le cabaret, les lieux du travail, l'intérieur de l'immeuble ou le domicile privé comme le montre le tableau ci-dessous.

Tableau 39. Répartition selon les catégorie socioprofessionnelle des lieux où sont calomniés les plaignants. Etude de 251cas

Lieux de l'injure

Journaliers

Artisans

Négts Marchands

Prof.libérales

Dans la rue

27%

27%

29%

29%

Au cabaret

31%

35%

30%

29%

Sur les lieux de son travail

24%

16%

22%

14%

A l'intérieur du domicile

7%

6%

6%

8%

Dans les parties communes de l'immeuble

10%

15%

12%

19%

Total

99%

99%

99%

99%

Au sein de tous ces espaces, la distribution se présente de façon différente chez les hommes et chez les femmes. Si l'on distingue avec précision les emplacements situés à l'intérieur de la maisonnée et ceux qui sont localisés à l'extérieur de l'immeuble, en examinant à part les lieux où s'exerce le travail à cause de la difficulté à les classer dans l'une ou dans l'autre catégorie, la répartition présente des écarts significatifs selon les sexes. Plaignants et plaignantes ne sont pas calomniés aux mêmes endroits.

Tableau 40. Les lieux où les hommes sont calomniés. Etude de 266 cas

Dans la rue

29%

Sur l'escalier

6%

Au cabaret

26%

Dans le domicile

5%

Sur les lieux du travail

15%

Dans le corridor Sur le palier

4%

Sur le bateau à laver

0,1%

Dans la cour

3%

Devant la porte d'allée de
l'immeuble

1%

Dans l'allée

2%

Autres lieux situés à l'extérieur de la maison


6%


Dans le grenier commun


0,5%
Tableau 41. Les lieux où les femmes sont calomniées. Etude de 156 cas

Dans la rue

40%

Sur l'escalier

16%

Au cabaret

2%

Dans le domicile

10%


Sur les lieux du travail


7%

Dans le corridor Sur le palier

9%

Sur le bateau à laver

4%

Dans la cour

3%

Devant la porte d'allée de l'immeuble


1%


Dans l'allée


3%

Autres lieux situés à l'extérieur de la maison

2%


Dans le grenier commun


1%

Les tableaux comparés ci-dessus montrent que si la calomnie se déploie d'abord en dehors de l'espace habité, cette disposition concerne davantage les hommes que les femmes puisqu'elle intéresse 62% des premiers contre seulement 50% des secondes. Rien d'étonnant à cela car, on le sait, le terrain de prédilection du sexe masculin s'étend avant tout à l'extérieur de la maison. La présence des femmes, certes, est bien attestée hors du domicile conjugal - en particulier sur la voie publique, au devant de l'échoppe ou de la boutique familiale. Néanmoins, en s'échangeant dans des lieux souvent distincts, les injures renvoient à un partage des rôles sexuels définissant, globalement, les espaces masculins et féminins comme ceux, respectivement, du « dehors » et du « dedans ».

Notes
1041.

() Cf. deuxième partie, chapitre 1, B.

1042.

() Arch. dép. Rhône, BP 3459, 18 novembre 1779.

1043.

() Arch. dép. Rhône, BP 3516, 28 juin 1787.

1044.

() Ainsi, dans une plainte déposée par un officier de la Sénéchaussée criminelle contre un marchand qui l'a calomnié à l'amphithéâtre de la Comédie, le profil sociologique des témoins venus déposer est le suivant : 2 nobles, 2 négociants, 1 marchand, 3 procureurs, 1 avocat, 1 commissionnaire. Arch. dép. Rhône, BP 3533, 29 décembre 1789.