2. La sociologie des prévenus.

La sociologie des prévenus suspectés de vol se présente de la façon suivante :

Tableau 42. Etude de 116 cas

Journaliers

35%

Artisans

39%

Prof. Libérales

6%

Négts-Marchands

6%

Femmes célibataires. et veuves

12%

Celle des victimes ainsi :

Tableau 43. Etude de 91 cas

Journaliers

13%

Artisans

38%

Prof. Libérales

4%

Négts-Marchands

19%

Nobles Bourgeois

2%

Femmes célibataires et Veuves

21%

Ces pourcentages permettent d'ébaucher les contours d'une délinquance qui se déploie, rappelons-le, uniquement entre voisins. La physionomie des prévenus est sans surprise : il s'agit le plus souvent d'individus issus des classes populaires ou artisanales, généralement pauvres et au statut professionnel assez imprécis. Antoine Savoye, voleur de mouchoirs, est né dans le Vivarais. Il travaille comme marinier sur le Rhône et sur la Saône ( 1077 ). Claude Ducret est ouvrier dans une manufacture de chapellerie. Il a été surpris en possession « d'une mauvaise chemise de nuit et d'un mauvais bas de fil » dérobés à la tombée de la nuit dans le domicile d'un voisin ( 1078 ). Le sieur Galland et son complice Jacques Ribe, dit Trois oreilles, arrêtés pour avoir chapardé du linge entreposé dans un grenier du quartier, exercent tous les deux le métier de scieur de bois. Les exemples sont nombreux. Ils soulignent presque tous la misère économique des coupables et montrent que la pauvreté est à l'origine de la quasi-totalité des gestes délictueux. Le pourcentage élevé des femmes, veuves ou filles célibataires, dénoncées comme voleuses (elles représentent près de 13% du corpus) conforte, d'ailleurs, cette idée ( 1079 ). Ces catégories, en effet, composent souvent les niveaux les plus humbles de la société. J.-P. Gutton, en examinant la liste des citoyens passifs de la ville en 1791, l'a bien montré ( 1080 ). Hier comme aujourd'hui, indigence rime avec délinquance. L'interrogatoire de quelques prévenues le rappelle de façon éclatante. Françoise Combet, veuve et ouvrière en étoffes de soie, a été interpellée pour avoir subtilisé un coupon de mouchoirs chez une marchande de mode installée à proximité de son domicile : « ....elle a quatre enfants qui depuis longtemps manquent de pain....Passant au bas du Pont de Pierre....pour aller chercher de l'ouvrage chez un marchand elle vit un coupon de mouchoirs au pied de la fermeture d'une boutique....le ramassa et continua son chemin avec ledit mouchoir à la main....elle fut suivie par une femme qui l'arrêta....en l'accusant d'avoir volé....elle sentit bien alors qu'elle avait fait une faute en ne donnant pas les mouchoirs qu'elle avait trouvés à ceux qui étaient près de là.... » ( 1081 ).

Si la silhouette des accusés accuse nettement la pauvreté et les difficultés à survivre, celle des victimes apparaît beaucoup plus nuancée. Les bourgeois et les nobles, commençons par eux, ne paraissent guère affectés par les filouteries qui se commettent entre voisins : 2% seulement des plaintes émanent de ces catégories-ci, moins, sans doute, à cause de leur faiblesse numérique que parce qu'une certaine distance sociale joue en leur faveur. S'attaquer aux biens d'un puissant voisin paraît en effet difficilement concevable. Tout au plus, quelques vols s'opèrent-ils à la dérobée, à l'occasion d'une porte mal verrouillée. En revanche, le cambriolage avec effraction et voies de fait à leur encontre demeure tout à fait exceptionnel. Moins chanceux parce que plus vulnérables, les artisans, négociants et marchands composent la majorité des victimes et regroupent à eux seuls près de 60% des plaintes. C'est moins leur aisance - très relative d'ailleurs chez certains - que leur fonction qui les place en tête des catégories professionnelles victimes d'un vol. Détenteurs de fournitures, de vivres et de produits variés, ils sont en effet au coeur du système marchand. Tantôt fabricants, tantôt vendeurs, tantôt les deux à la fois, ils disposent et gèrent parfois des stocks importants. Il peut être tentant pour un individu de pénétrer à l'intérieur d'une boutique, et d'y soustraire quelque article. Louis Mayard, ouvrier en soie, est pris en flagrant délit dans le magasin d'un maître tailleur, son voisin, « tenant à la main un habit et une veste » ( 1082 ). Marièle Brun, brodeuse en soie, se rend chez un négociant du quartier pour lui demander de l'ouvrage : « ....la demoiselle exposa sa situation au suppliant et ses malheurs; alors touché de commisération le suppliant passa dans une chambre à côté....à l'effet de lui choisir un gilet pour la broderie....Elle se saisit d'une montre à boete en or....placé à un clou sur la cheminée....et s'en fut furtivement.... »( 1083 ). Ces vols, sauf exception, ne sont pas prémédités. Ils s'effectuent spontanément, lorsqu'une occasion se présente ou qu'un concours de circontances les rend possibles. On peut d'ailleurs se demander si des opérations de ce type ont une chance quelconque de réussir lorsque l'on sait qu'elles s'accomplissent à visage découvert et, qui plus est, dans son quartier de résidence....Les marchands, les négociants et les artisans ne sont pas les seuls à subir les indélicatesses de leurs voisins puisque les veuves et les filles célibataires composent, selon les procédures judiciaires, près du quart des victimes. Ce sont, il est vrai, des proies faciles. Leur impécuniosité ne semble pas dissuader les voleurs qui connaissent par ailleurs la précarité de leur situation économique et morale. Cette vulnérabilité fait parfois l'affaire d'un voisin sans scrupule qui n'hésite pas toujours à utiliser la manière forte pour parvenir à ses fins. La veuve Gaillard, garde malade, demeure petite rue Thomassin. Revenant chez elle après une journée de travail, elle trouve la porte de son domicile fracturée, la garde-robe éventrée. Le nommé Girard, un compagnon chapelier du quartier, est en train de dérober ses vêtements. « ....il l'a saisie aux cheveux....la (maltraita) cruellement en lui donnant des coups de poings sur la tête et ensuite se saisit d'une chaise de laquelle il frappa encore la plaignante » ( 1084 ). Tous les vols, bien entendu, ne s'effectuent pas de façon aussi violente. Les voies de fait entre voisins à l'occasion d'un larcin sont même rares puisqu'un quart des plaintes, seulement, fait mention de brutalités. Cependant, quand coups et blessures il y a, les veuves et les filles célibataires sont concernées au premier chef : ensemble, elles composent 43% des plaignants, victimes de mauvais traitements. La fragilité physique constitue un handicap de taille dont les malfaiteurs, semble-t-il, savent habilement tirer parti.

Notes
1077.

() Arch. dép. Rhône, BP 3459, 6 novembre 1779.

1078.

() Arch. dép. Rhône, BP 3516, 23 mars 1787.

1079.

() Pouzet (A.), Les femmes en justice dans le Lyonnais au XVIIIème siècle, mémoire de maîtrise sous la direction de F. Bayard, 1998, 132 pages, Centre Pierre Léon.

1080.

()La contribution mobilière de 1791 donne le nom de 2493 citoyens passifs, non assujettis à l'impôt parce qu'incapables, selon l'Assemblée Constituante, de payer une contribution directe égale à la valeur de trois journées de travail. Ils se répartissent de la façon suivante : 61% d'hommes, chefs de famille ou célibataires; 21,7% de veuves; 17,3% de filles célibataires et de femmes séparées de leur mari. Cf. Gutton (J.-P.), La société et les pauvres, l'exemple de la généralité de Lyon 1534-1789, Les Belles-Lettres, 1970, 504 pages, p. 40.

1081.

() Arch. dép. Rhône, BP 3533, 26 novembre 1789.

1082.

() Arch. dép. Rhône, BP 3455, sans date.

1083.

() Arch. dép. Rhône, BP 3534, 13 février 1790.

1084.

() Arch. dép. Rhône, BP 3436, 6 février 1777.