3. Les objets dérobés.

Qu'en est-il, à présent, des objets dérobés ? Les sources judiciaires sont suffisamment précises pour que l'on puisse repérer et distinguer les articles ou les marchandises subtilisés. Par souci de clarté et de simplification, cinq rubriques sont ici proposées : la première regroupe les effets vestimentaires auxquels sont adjoints les linges, les draps ou les tissus en tous genres; la seconde rassemble les marchandises (périssables ou non) entreposées dans les caves des maisons; la troisième réunit les objets précieux tels que les bagues, les chaînes, les montres ou les boucles de chaussures; la quatrième se rapporte aux ustensiles domestiques comme les pelles à feu, les fontaines, les cruches, la vaisselle ainsi que les malles et les coffres; la cinquième, enfin, concerne l'argent liquide. Ainsi classés, les objets dérobés entre membres du voisinage se répartissent de la façon suivante :

Tableau 44. Les objets subtilisés. Etude de 55 plaintes pour vol

Objets subtilisés

Nombre de cas

Vêtements , linge, mouchoirs, draps, chapeaux, coiffes, rubans, chaussures

21

Marchandises entreposées dans une cave telles que : sel, vin, fromage, huile,charbon,
sel, chandelles etc…

13

Objets usuels ou à destination domestique :
pelles à feu, ciseaux, cruches vaisselle, malle,
coffres, etc....

6

Objets précieux :bagues,chaînes,boucles, montres etc....

5

Numéraire

2

Autres

8

Les chiffres sont formels : avec 38% des occurrences, les vêtements de toutes sortes, les coiffes, les habits, les vestes, les chaussures, les bas, les chemises, les rubans, les caleçons mais aussi les tissus, les draps, la soie, la mousseline, le linge, arrivent largement en tête des articles dérobés. Sans doute parce que, partout recherchés, ils sont faciles à écouler ( 1085 ). Les vêtements et les tissus font, en effet, l'objet d'un trafic lucratif où se distinguent des marchands fripiers, spécialisés dans la revente clandestine. D'autre part, si voler des effets reste un crime sévèrement puni, l'exercice est facile à accomplir. Le mouchoir se trouve dans de nombreuses poches ( 1086 ). Il constitue une pièce assez ordinaire dans la panoplie vestimentaire des Lyonnais et suscite toujours la convoitise des filous qui le subtilisent dès que l'occasion se présente. Quant aux linges et aux draps, ils sèchent souvent dans le grenier des maisons ou au sommet des tours d'escalier, à l'endroit où les blanchisseuses ou les travailleuses du textile les entreposent. Lorsque Nicolas Dutot, un affaneur du quartier du Plâtre, est arrêté par la garde, c'est après s'être introduit « ....dans la tour de la maison Dereol rue du Bât d'Argent dans laquelle la Veuve Foucault tondeuse de draps fait sécher les articles qui lui sont confiés par les différents négociants pour qui elle travaille » ( 1087 ). Les tissus ou le linge des ménages sont, en principe, moins exposés puisqu'à l'abri dans les appartements. Ils constituent pourtant des articles de choix pour les voleurs les plus audacieux. Si les modes de subtilisation sont parfois astucieux, ils témoignent aussi de l'imperfection du bâti et d'une certaine facilité d'accès aux appartements . Jean Garde, marinier sur la Saône, déclare « ....avoir surpris....(sa voisine) voler du linge par la chatière de la porte de sa chambre au moyen de deux batons joints ensemble au bout desquels il y a un clou en forme de crochet.... » ( 1088 ). Maurice Delau s'introduit dans le domicile d'un compagnon chapelier « ....par une croisée dont il a brisé le chassis et qui est garnie de papier....il lui a volé du linge sale et s'est même fait mal au bras pour pénétrer chez lui.... » ( 1089 ). Quand il n'y a ni orifice ni fenêtre accessible, la solution la plus efficace consiste à utiliser de fausses clés. A en croire les procès-verbaux d'arrestation, chaque cambrioleur est équipé de passe-partout plus ou moins bricolés et, souvent, les poches des prévenus en contiennent plusieurs jeux. Cette façon de chaparder semble très répandue et quelques voisins s'y risquent. Léonard Materon, maître maçon, est surpris dans une maison du quartier. « ....il a frappé chez le dénommé Ladouceur....au premier étage, dans un corridor obscur où il y a plusieurs portes. Comme personne ne répondait il a essayé une fausse clé....il essaya la porte voisine....mais n'y arriva pas, il fit une troisième tentative toujours sur le même palier en s'adressant à la porte de la demoiselle Marion où il entra avec les fausses clés.... » ( 1090 ).

Les effets vestimentaires et les tissus ne sont pas les seuls objets dérobés. Les marchandises entreposées dans les caves des maisons le sont aussi, fréquemment. Un quart des plaintes pour vol en font mention. Certes, tous les locataires ne disposent pas d'une cave. On peut même affirmer que disposer d'un tel local témoigne d'une certaine aisance sociale. Il n'est pas rare, d'ailleurs, de voir fractionner cet espace entre plusieurs bailleurs, chacune des parties étant alors séparée par une planche de bois ( 1091 ). Quoi qu'il en soit, qu'il s'agisse de riverains ou, plus rarement, d'habitants de l'immeuble, les cambrioleurs dévalisent volontiers les caves; de préférence la nuit, lorsque la maisonnée s'est assoupie. Ces lieux, pourtant, restent d'un abord difficile. En plus de la porte principale de l'allée qu'on ferme chaque soir, une barrière, située dans la cour ou sous l'escalier, commande l'accès à la cave qu'une porte, dûment cadenassée, protège à son tour. A l'intérieur, se trouvent, pêle-mêle, toutes sortes de marchandises et d'objets que des particuliers ou des commerçants ont entreposées. Le plus souvent, il s'agit de denrées périssables telles que du sel, du fromage ou de l'huile, ou encore de produits d'utilisation courante comme du charbon, du bois, des chandelles. Les ménages aisés stockent leur vin dans des fûts ou des « bareilles » de bois. A cet égard, les mieux lotis sont sans doute les bourgeois lyonnais puique les règlements municipaux les autorisent à vendre librement leur vin. D'où des réserves importantes qu'ils écoulent parfois en établissant à proximité de leur appartement un débit de boissons ( 1092 ). Devant cette accumulation d'objets et de produits divers, comment les larcins ne se mutiplieraient-ils pas ? Les voleurs de caves pénètrent dans ces locaux par la manière forte, en brisant les cadenas et les portes ou encore en utilisant des trousseaux de fausses clés. Ce que déplorent de nombreux plaignants. Le sieur Jacquet, fabricant en étoffes de soie raconte : « ....il se faisait voler son vin dans sa cave depuis trois ans environ....le dénommé Brugnot qui est locataire dans la même maison profitait de son métier de fondeur pour fabriquer de fausses clés.... » ( 1093 ). Etienne Perrin et son complice Claude Julien, respectivement galocher et manoeuvre, ont volé dans une maison du quartier « ....du vin, des chandelles, des fromages en s'introduisant à l'aide de fausses clés dans deux caves....appartenant au sieur Pascal.... » ( 1094 ). Plus astucieux, Jean Joseph Sixte, selon le sieur Guiffray son voisin, vole « ....ses effets dans sa cave soit en creusant le sol soit en fracturant la séparation....Il lui a volé six bennes de charbon de pierre dans sa cave qui n'est séparée que par une cloison en bois.... » ( 1095 ). Autant de petits larcins qui, s'ils restent rares, empoisonnent la vie quotidienne et détériorent les rapports entre voisins.

Les autres objets dérobés par les membres du voisinage sont disparates. Si l'on se reporte à la classification précédemment établie, ils se répartissent de la façon suivante : 10% sont des objets usuels ou à destination domestique, 6% des objets précieux et 4% se présentent sous la forme de numéraire. Il serait fastidieux d'explorer chacune de ces rubriques et de multiplier les exemples. Soulignons simplement que ces vols ne résultent jamais d'un défaut de surveillance : chaque habitant de l'immeuble, en effet, veille jalousement à ses biens et défend bec et ongles son avoir, a fortiori, bien sûr, lorsqu’il est peu fortuné. Jeanne Fougère dévideuse, vient récupérer une pelle à feu que lui a subtilisée son voisin de palier, le sieur Desmaret, un recruteur. Devant le peu d'empressement de ce dernier et, sans doute, le manque de délicatesse de la plaignante, un véritable pugilat s'engage entre les parties : « ....(le recruteur) s'élança sur elle, déchira sa coiffure et son déshabillé....lui donna un coup violent et peu fallut qu'elle ne sauta dans la cour par dessus le balcon qui règne le long de la galerie.... » ( 1096 ). On cherche surtout à mettre la main sur du matériel domestique, à s'emparer de cruches à eau, d'accessoires de vaisselle, d'outils, voire de bouts de bois. Dans un monde où rien ne se jette, tout est bon à récupérer. Malheur à celui qui, par négligence, a égaré quelque objet : les voisins ont tôt fait de mettre la main dessus. Quant aux bijoux et aux objets de prix tels que les bagues, les montres, les bracelets, les boucles de chaussure ou les colliers, il est plutôt rare qu'on les dérobe ( 1097 ). Et pour cause : ils sont introuvables dans les foyers populaires. Si, d'aventure, on possède un article de prix, on l'entoure d'un soin tout particulier. Comme la cache la plus sûre, en toute occasion, demeure son propre corps, il n'est pas rare de garder sur soi les objets auxquels on tient le plus ( 1098 ). Catherine Escallier, revendeuse de fruits, est attaquée dans la rue par l'une de ses voisines qu'accompagne son beau-frère. « ....ils voulaient peut-être, dit-elle, lui voler sa chaîne ou son attache de ciseaux portée à ses côtés ce qui serait lui voler ce qu'elle a de plus précieux.... » ( 1099 ). Précieux, l'argent liquide l'est sans doute davantage encore. D'où son extrême rareté. Les quelques livres d'économie péniblement amassées sont soustraites aux regards et à la convoitise des locataires. Pour plus de sûreté, elles dorment le plus souvent dans un coffre qu'on a pris soin de cadenasser et de cacher dans la partie la plus obscure du foyer. Aussi, entre voisins, le vol de numéraire demeure-t-il exceptionnel : 4% des procédures, seulement, l'évoquent. Le cas échéant, lorsque vol de numéraire il y a, il s'agit plutôt de chapardage effectué à l'occasion d'une beuverie que de filouterie véritable. De façon générale d'ailleurs, les espèces sonnantes et trébuchantes restent assez rares. A cet égard, le contenu des poches des voleurs ou des suspects est éloquent. Il illustre bien ce défaut de liquidités, commun à de nombreux particuliers.

Notes
1085.

() Grondin (M.), Le vol des textiles, mémoire de maîtrise sous la direction de F. Bayard, 1998, 127 pages, Centre P. Léon.

1086.

() Bayard (F.), « Au cœur de l’intime : les poches des cadavres. Lyon, Lyonnais, Beaujolais. XVIIème-XVIIIème siècles » Bulletin du Centre Pierre Léon d’histoire économique et sociale de la région lyonnaise, 1989, n° 2, pp. 5-41.

1087.

() Arch. dép. Rhône, BP 3534, 23 janvier 1790.

1088.

() Arch. dép. Rhône, BP 3482, 28 août 1782.

1089.

() Arch. dép. Rhône, BP 3454, 11 mars 1790.

1090.

() Arch. dép. Rhône, BP 3532, 25 octobre 1789.

1091.

() Voici, à titre d'exemple, la teneur d'un bail à loyer passé devant le notaire Caillat entre un peintre et un cabaretier : le premier déclare louer « ....une boutique et les trois quart de la cave qui est en dessous....l'autre quart de la cave demeurant réservé au ....(peintre) à l'effet de quoi il sera incessamment fait une séparation en planches.....et...(le cabaretier) donnera au ....(peintre) le passage par ladite boutique pour encaver du vin dans ledit quart de cave et s'en servir pour y aller chercher son vin ou autrement ». Arch. dép. Rhône, 3E 9189, Acte du 15 avril 1777.

1092.

() Cf. Zeller (O.), "Un mode d'habiter à Lyon au XVIIIème siècle, la pratique de la location principale", op.cit., pp. 36 et suivantes.

1093.

() Arch. dép. Rhône, BP 3503, 24 décembre 1785.

1094.

() Arch. dép. Rhône, BP 3534, 15 janvier 1790.

1095.

() Arch. dép. Rhône, BP 3511, 13 décembre 1786.

1096.

() Arch. dép. Rhône, BP 3455, 30 juin 1779.

1097.

() Orlando (E.), Le vol des bijoux à Lyon aux XVVème et XVIIIème siècles, mémoire de maîtrise sous la direction de F. Bayard, 1995, 174 pages, Centre Pierre Léon.

1098.

() Sur le rapport du corps et de l'objet, sous l'Ancien Régime, voir Farge (A.), Le cours ordinaire des choses dans la cité du XVIIIème siècle, Seuil, 1994, 149 pages, pp. 65-79.

1099.

() Arch. dép. Rhône, BP 3459, 5 octobre 1779.