4. Les plaintes pour dettes.

Les difficultés entre voisins qui ont pour origine l'endettement ou le défaut de paiement composent, avec 31% des occurrences, un second motif de plaintes. Ces dettes, de poids très variable, sont aussi de nature bien différente. Il peut s'agir d'un emprunt effectué auprès d'un voisin compatissant, d'une avance octroyée par un commerçant du quartier, d'un arriéré résultant d'un amour immodéré du jeu ou de la boisson ou encore d'une promesse souscrite dans le cadre d'une transaction commerciale. Dans 40% des cas, notons-le, il s'agit d'échéances locatives qui n'ont pas été honorées par les occupants d'un logement. Si l'examen du profil sociologique des débiteurs, poursuivis par leurs créanciers devant les tribunaux, reflète souvent la détresse économique des catégories professionnelles non qualifiées ainsi que la pauvreté évidente des veuves et des filles célibataires, il ne s'arrête pas là : il montre aussi que l'endettement, loin d'être l'apanage des plus nécessiteux, est un sort largement partagé par les autres membres de la collectivité.

Graphique 27
Graphique 27

Si ces plaintes regardent, de façon inégale c'est vrai, toutes les catégories socioprofessionnelles - nobles et bourgeois exclus - c'est, semble-t-il, parce qu'elles se font l'écho d'une réalité socioculturelle solidement ancrée; qu'elles renvoient à une manière particulière de vivre et de conduire son existence quotidienne. La consommation à crédit, le payement différé ou la pratique du troc sont, en effet, des procédés familiers et ordinaires qu'évoquent fréquemment les plaignants. François Cadi, charpentier, raconte : « ....il a été dans le cas de prendre à porte pot quelques bouteilles de vin chez Canard cabaretier qui demeure dans la même rue (que lui)....Pour s'acquitter Canard lui a fait faire quelques ouvrages et notamment une couchette ». Par malchance, François Cadi est victime d'un accident. Il ne peut donc pas achever l'ouvrage qu'il a promis à son créancier. Fureur du cabaretier. « ....il a injurié (le charpentier)....l'a calomnié traité de voleur....l'a même battu....a continué au milieu de la rue de l'injurier tant qu'il a pu apercevoir sa boutique. Le préjudice, poursuit François Cadi, est d'autant plus grand....qu'il est peu à son aise; son boulanger lui a refusé aujourd'hui du pain à crédit et quelques menues débiteurs que Canard avait attroupés menacent de le faire assigner s'il ne paye pas.... » ( 1100 ).

De tels cas ne sont pas isolés. Les boutiquiers et les commerçants font facilement crédit à leurs voisins (par nécessité ?) pour tout ce qui relève des produits de consommation courante ( 1101 ). Denis Lombard, par exemple, maître vinaigrier, n'hésite pas à fournir de l'huile et à faire cuire le pain d'une artisane domiciliée à proximité de chez lui; le tout pour une valeur de 36 livres ( 1102 ). On mise, naturellement, sur la bonne foi du débiteur tout en espérant un remboursement rapide. Comme les engagements sont le plus souvent oraux, certains n'hésitent pas à désavouer leurs dettes. Au grand dam des intéressés qui doivent parfois user de violence pour recouvrer leur dû. Quelques créanciers jouent sur le registre de l'honneur en rappelant le mépris auquel s'expose celui ou celle qui ne respecte pas la parole donnée. L'épouse d'un épicier est ainsi en butte avec la femme d'un fabricant de soie qui lui reproche de lui devoir quelque argent. Ce que nie la première. « ....elle ouit disputer les parties, dépose un témoin,....ouit que ....(la créancière) dit à ....(la débitrice) qu'elle était une malheureuse et qu'elle faisait tort tant à elle qu'à ses enfants en lui refusant le remboursement de l'argent qu'elle lui avait prêté » ( 1103 ). Les sommes dues, pourtant, sont souvent dérisoires. Jean François Rogat, un marchand de fil de fer, exige de son voisin cabaretier les 5 sous qu'il lui doit ( 1104 ). Une marchande brodeuse, cliente d'un colporteur domicilié à proximité de chez elle, a un arriéré de 15 sols. Elle explique : « ....ce quidam se transporta....dans....(son) domicile....lui demanda la susdite somme qu'elle lui refusa attendu qu'elle était en affaire, qu'elle ne se trouvait pas en monnaie....qu'elle ne pouvait pas quitter l'ouvrage qu'elle avait entre les mains....Ce quidam se saisit d'une robe....ferma la porte prit la plaignante près les cheveux....la terrassa....et la laissa comme morte dans son appartement.... » ( 1105 ). La pauvreté engendre la brutalité et, surtout, l'argent est trop rare pour ne pas susciter les bagarres les plus violentes. D'où certaines attitudes qui peuvent surprendre comme celle de ce voiturier qui agresse un notaire du quartier pour une dette contractée plusieurs années auparavant. « ....(le voiturier) lui reprocha de ne pas avoir payé un trajet qu'il avait effectué six ans auparavant....(le notaire) a pourtant....fourni pour 40 sols d'oeufs et de beurre pour....(son) ménage.... » ( 1106 ).

Quand les débiteurs font la sourde oreille, plutôt que de saisir les tribunaux, beaucoup cherchent à se faire justice eux-mêmes ( 1107 ). La pratique la plus courante consiste à se « dédommager » en s'emparant par la force d'objets ou de fournitures qui appartiennent au débiteur. « ....le sieur Carteron, accuse un maître ferblantier, se rendit dans la boutique du plaignant qui était absent et y enleva une caffetière en fer blanc battu sous le prétexte que le plaignant lui devait de l'argent....disant que c'était ainsi qu'il fallait se payer de coquin.... » ( 1108 ). L'épouse d'un aubergiste du quartier Saint-Georges est assaillie par sa voisine. « ....elle lui a volé son panier de provisions en lui reprochant de lui devoir de l'argent.... » ( 1109 ). Dans cette quête pour recupérer son dû, il est intéressant de noter que les femmes sont en première ligne dans plus de la moitié des cas. Si la participation féminine à l'économie familiale est une chose bien attestée, se dessine ici le rôle complémentaire de l'épouse, chargée de recouvrer les créances du ménage. Cette tâche, d'ailleurs, concerne plus particulièrement les femmes d'artisans ou de boutiquiers, lesquelles secondent fréquemment leur mari dans l'exercice du métier; ce qui n'est pas toujours sans risque pour elles : Jean Marie Chirat est fabricant de peignes. « ....sur les cinq heures du soir son épouse est allée sur l'ordre de son mary chez les mariés Poulet qui demeurent même rue de la Barre....pour leur demander une somme de 200 L. qu'ils (leur) avaient prêter il y a près de deux ans...Elle a essuyé mille injures....a reçu des coups de bâton sur les reins et sur la tête...et sans le secours des voisins elle aurait sans doute expiré sous les coups.... » ( 1110 ). Si prêter de l'argent est toujours périlleux, le récupérer se révèle parfois tout aussi risqué.

En cas de besoin urgent d'argent, lorsque les avances consenties par les commerçants ne suffisent plus, il n'est pas rare de recourir aux services de prêteuses sur gages dont l'activité s'exerce au vu et au su de tout le quartier. C'est ainsi, par exemple, que la femme Lassieux est connue du voisinage « comme une usurière de profession » ( 1111 ). Cette occupation illégale, les autorités la condamnent et pourchassent les individus qui s'y livrent. Elle nourrit souvent la rancune des personnes qui ont été flouées et qui, de dépit, saisissent les tribunaux. Joseph Berlançon est marchand de charbon. « ....il a eu besoin d'argent il y a six mois....il en a emprunté à la femme Carteron....En nantissement il lui a donné plusieurs effets et lorsqu'il a voulu les retirer et rembourser cette somme de 192 livres, elle a exigé 16 Louis d'or au lieu de 8 qu'elle avait prêtés.... » ( 1112 ). La mauvaise réputation de ces usuriers n'est plus à faire et chacun sait à quoi s'en tenir. Pourtant, à défaut d'établissements qui consentent des prêts, lorsque l'on n'a pas la chance de posséder quelques relations pour emprunter à meilleur compte, force est de s'adresser à eux. Que l'on fasse appel à ces spécialistes du prêt sur gages ou à des voisins compatissants, lorsque les sommes en jeu sont jugées importantes, on échange le plus souvent une promesse ou une reconnaissance de dettes. Le manuscrit faisant foi, il arrive qu'un débiteur indélicat ou incapable de rembourser cherche à subtiliser cette pièce à conviction. Marie Anne Revol, ouvrière en soie, est créancière de Guillaume Dumont, un teinturier du quartier. Elle raconte : « ....hier l'épouse du sieur Dumont....est entrée dans son appartement....elle a arraché avec adresse la promesse....qu'elle cacha soit dans sa poche soit dans son estomac....se mit a courir et s'enfuit de l'appartement.... » ( 1113 ) En faisant disparaître de la sorte toute trace écrite, on compromet sérieusement le remboursement de la dette. La victime, alors, n'a d'autre solution que de s'adresser à la justice en essayant de convaincre le juge de sa bonne foi. Le recouvrement de la créance en dépend.

Les plaintes déposées à la suite d'échéances locatives impayées ou de déménagements furtifs représentent 40% des procédures engagées pour dettes, étant entendu que l'on ne tient compte ici que des conflits qui se déroulent au sein de la communauté de voisinage. Les litiges de cette nature mettent en présence des propriétaires, des locataires principaux, des locataires, parfois des sous-locataires. Les uns - les créanciers - composent les plaignants; les autres - les débiteurs - constituent les comparants. Les premiers et les seconds sont engagés dans des rapports de type financiers d'autant plus difficiles à supporter qu'ils doivent aussi cohabiter sous un même horizon géographique. De fait, si le propriétaire ne loge dans son immeuble que dans 35% des cas environ, en revanche, locataires principaux et locataires résident toujours dans la maison. Ce voisinage obligé engendre des querelles où l'on voit se dresser le bailleur chargé d'encaisser les montants du loyer et les occupants de la maisonnée. C'est que, souvent, ces derniers manquent d'exactitude pour règler leur location. Tous les six mois, rappelons-le, à la Saint-Jean Baptiste et à Noël, échoient en principe les termes de la location. La cherté des logements, conséquence de l'entassement des hommes, multiplient le nombre de ménages qui, le moment venu, sont incapables de faire face aux échéances. Propriétaires ou locataires principaux saisissent alors les tribunaux pour faire valoir leurs droits et poursuivre les débiteurs. Si l'on observe le profil de ces derniers, tels que l'établissent les procédures judiciaires, il accuse fortement les traits de la précarité et de la pauvreté. Il se présente comme suit :

Graphique 28. Etude de 47 cas
Graphique 28. Etude de 47 cas

Pour prévenir d'éventuelles indélicatesses et éviter la fuite inopinée des locataires, plusieurs dispositions existent. Par souci de stabilité, les baux sont établis pour six ou neuf ans, rarement moins, et le preneur doit avertir de son départ trois mois à l'avance ( 1114 ). La pratique de la sous-location, d'autre part, est dûment réglementée et certains contrats de location l'interdisent. Enfin, la loi prévoit qu'en cas de non-paiement du loyer, la justice peut ordonner la saisie des effets du débiteur à hauteur des sommes exigibles ( 1115 ). Cette saisie, nommée saisie gagerie, donne lieu à des commentaires et à des interprétations souvent contradictoires de la part des hommes de loi: du Rousseaud de la Combe accorde ce droit au principal locataire et à tout usufruitier, Brodeau le limite au propriétaire ou aux seuls contractants ayant établi un acte par devant notaire. Tous les deux, en revanche, reconnaissent la nécessité d'un titre établi en bonne et due forme, lequel sera précédé d'un commandement ou d'une sommation à payer ( 1116 ). A Lyon, la décision de saisie ressortit au lieutenant de la Sénéchaussée criminelle ou aux officiers municipaux qui travaillent sous les ordres du lieutenant général de police. En aucun cas le créancier ne peut recouvrer son dû par la force. Dans la réalité, on le devine, propriétaires et locataires principaux ne suivent pas toujours les préceptes de la justice et usent de méthodes beaucoup plus expéditives. La plainte d'une femme d'artisan en témoigne. « ....elle a pris un appartement....chez la fille Lacroix revendeuse à la toilette....où elle demeure depuis environ quatre mois....Elle a eu des difficultés sur le prix de l'appartement....et hier dans la matinée ladite Lacroix s'est introduite....dans l'appartement de la plaignante pendant qu'elle était au lit, a ouvert de force une armoire contenant la plus grande partie de ses effets et lui a enlevé malgré les instances de la plaignante de régler ses comptes.... » ( 1117 ). Même tonalité dans les propos de Josèphe Vivian, une dévideuse en soie, redevable d'un terme de loyer auprès du locataire principal : « ....le 14 mai....(le locataire principal) se rendit avec six soldats du corps de garde des Cordeliers chez la plaignante, se saisit de la clé de sa chambre et dit Voilà une créature qu'il faut mener en prison et chasser d'ici. Il la fouilla et lui trouva 11 L. qu'il prit, la fit garder à vue fit chercher la nommée Prudhomme revendeuse de gages et malgré les cris et les pleurs de la plaignante il vendit à cette revendeuse une garde robe bois noyer, le lit de la plaignante....et jeta tous les autres effets par les degrés ainsi que ses nippes, la chassa de son domicile ferma la porte....de sorte qu'elle se trouva sur le pavé à neuf heures du soir sans savoir où pouvoir se retirer.... » ( 1118 ). L'agressivité d'un propriétaire, le sieur Rivière, à l'encontre d'une ourdisseuse transparaît encore à travers une autre procédure judiciaire : « ....(elle) demeure au cinquième étage de la maison Rivière....Elle doit de l'argent pour son loyer....pressée par le sieur Rivière de s'en libérer elle est allée à Mornant chercher de l'argent dans sa famille mais le sieur Rivière....s'est rendu dans son appartement alors qu'elle était partie, chassa les deux apprenties s'empara de tous ses effets et ferma ensuite la porte de son domicile. De retour la suppliante fut surprise....elle proposa de payer son loyer ce qu'il refusa; la suppliante est sans azile et elle a dû en chercher un chez des étrangers.... » ( 1119 ).

La crainte de voir disparaître les gages du locataire - le plus souvent des effets ou des meubles - incite souvent le bailleur à prendre les devants. Il est vrai que les déménagements prématurés, « à la cloche de bois », ne sont pas rares. « ....il a loué à Jean Marie Dubost marchand épicier, se lamente un locataire principal, un magazin et des appartements....Le sieur Dubost vient d'enlever tous ses meubles effets titres marchandises....tout ce qui formait le gage de la créance du plaignant.... » ( 1120 ). Anthelme Camus connaît une mésaventure similaire avec l'une de ses locataires, trop pauvre pour régler le montant de son loyer : « ....elle demanda au plaignant d'attendre ce qu'il ne put refuser vu qu'elle avait des effets, nippes, bijoux, hardes d'une valeur à lui répondre de plus d'un an de loyer. Elle profita de son absence dans le Bugey où il défrichait pour partir dans la nuit du 8 au 9 en emmenant ses malles.... » ( 1121 ). Ces départs précipités, les documents le montrent bien, demeurent une des inquiétudes majeures des loueurs. Néanmoins, dans le cadre de cette étude, puisque sont envisagés seulement les conflits entre membres du voisinage, le rapprochement de fait entre bailleur et preneur fausse sans doute quelque peu la réalité. En ignorant volontairement les plaignants domicilés à l'extérieur de la communauté, il interdit, en tout cas, d'évaluer avec exactitude l'importance d'un phénomène - celui des déménagements furtifs - à l'évidence très répandu dans la société lyonnaise.

La coexistence, au sein du quartier, d'une foule de boutiquiers, d'artisans, de revendeurs en tout genre, d'affaneurs ou de colporteurs engendre, entre membres des catégories marchandes, de nombreuses jalousies de commerce : celles-ci représentent 25% des conflits de nature financière ou « économique » qui surgissent entre voisins, soit sensiblement le même pourcentage que les querelles pour vol ou les différends pour dettes. La faiblesse du pouvoir d'achat des habitants de la cité, le poids numérique de l'artisanat traditionnel restreignent en effet la capacité du marché lyonnais et multiplient les rivalités entre commerçants. Les plaintes pour concurrence déloyale, pour pratiques marchandes irrégulières ou pour détournement de clientèle se succèdent et impliquent des individus issus d'horizons bien différents.

Graphique 29.
Graphique 29.

En raison de l'imprécision des termes et de l'ambiguïté des fonctions, certains plaignants, c'est vrai, sont parfois difficiles à ranger dans une catégorie professionnelle précise. Néanmoins, qu'il s'agisse des marchands, des artisans, des revendeurs ou des affaneurs, tous, à des degrés divers, sont au coeur de transactions commerciales. Les uns tentent de vendre leurs marchandises, les autres proposent leur savoir-faire, quelques-uns monnayent leur force de travail pour transporter des colis ou décharger les bateaux. Le graphique ci-dessus montre la fragilité de certaines de ces professions - les affaneurs, les colporteurs, les artisans en particulier - que la précarité menace. C'est que le client, s'il est indispensable, reste rare. On se le dispute, on se l'arrache et les empoignades sont fréquentes. A cet exercice-là, les membres des activités précaires les moins spécialisées remportent incontestablement la palme : crocheteurs, affaneurs et autres portefaix ont le geste rapide et la main lourde. Malgré les règlements de police qui assignent à chacun une place sur un port ou à la douane, les rixes sont quotidiennes. Benoit Mulatier, crocheteur sur le port de Serin, explique ainsi qu'il « ....était....occupé à charger sur sa voiture quatre pièces de vin pour le compte de Claude Belugeon marchand cabaretier lorsqu'il a été assailli par les nommés Rivière et Besson, voituriers sur le même port de Serin qui l'ont frappé....et lui ont donné des coups sur la tête.... » ( 1122 ) Le monde hétéroclite des revendeurs en détail, les fruitiers, les herbagers, les vendeurs de poissons, de charbon, les revendeurs de gages et de haillons composent une autre catégorie particulièrement vulnérable. Leur pauvreté les rapproche davantage du menu peuple des journaliers que de l'univers des marchands. Dans ce type d'activités, les femmes jouent souvent un rôle de premier plan, qu'elles vendent sur les marchés, en boutique, au coin des rues ou sur les ports de la ville. Là encore, la concurrence est rude et le marchandage la règle de base. « ....le 3 de ce mois, explique une marchande de poissons, elle était sur les bachuts....la femme Lacour marchandait un brochet avec une fille domestique qui lui demandait 15 sols la livre au lieu de 20....(mais) l'épouse du sieur Foray lui dit qu'elle vendait en meilleur compte....cette fille domestique acheta alors chez elle.... » ( 1123 ).Ces techniques de vente débouchent souvent sur de furieuses altercations, d'autant que certains n'hésitent pas à joindre le geste à la parole en entraînant délibérément le client auprès de leur étal. Une marchande de poisson, pour attirer un acheteur chez elle, « ...le prend par le bras et lui propose un meilleur marché.... » ( 1124 ). D'autres procédés sont tout aussi expéditifs. Le voisin du sieur Chinard, marchand de charbon sur la Saône lui aussi, empêche quiconque de s'approvisionner chez son concurrent en criant : « N'achetez pas ce charbon il ne vaut rien » avant de retirer la planche qui relie l'embarcation au quai ( 1125 ). Ces pratiques sont fréquentes aussi chez les marchands et chez les boutiquiers malgré les plaintes engagées pour « détournement de pratiques » qui dénoncent ces méthodes irrégulières, contraires aux règles du commerce. « ....depuis longtemps, accuse un marchand bijoutier des halles de la Grenette, Lambert père et fils qui demeurent aussi aux halles de la Grenette....veulent détourner de son domicile qui est en face de celui des sieurs Lambert....les personnes qui viennent faire des emplettes ; hier....des dames sont venues examiner des diamants chez lui....Les sieurs Lambert père et fils ont dit qu'elles étaient des putains....Le plaignant leur dit qu'ils détournaient ses pratiques et lui causaient depuis longtemps un préjudice considérable.... » ( 1126 ). Autre source de conflits : l'arrivée dans le quartier d'un nouveau commerçant. Si elle suscite toujours la méfiance du voisinage, elle peut vite se transformer en jalousie et occasionner la haine des autres commerçants qui se livrent à un négoce similaire. Menaces, coups bas, calomnies, tout est bon pour dissuader d'éventuels acheteurs et mettre l'indésirable en quarantaine. Une plainte déposée par François Nicolas Maubet, un marchand herboriste installé depuis peu rue Saint-Jean, illustre bien ce climat de tensions qui règne entre boutiquiers concurrents : « ....il est venu demeurer depuis la Saint Jean Baptiste dernière....et a établi un magasin de botanique vis à vis la demeure des mariés Legras...La femme Legras, jalouse, n'a cessé de l'injurier ainsi que d'exciter beaucoup de monde à en faire autant aux fins d'engager ....(le plaignant) à quitter la place. Associée à quelques-unes de ses bonnes amies....(elle) commença par jeter des pierres dans la boutique du suppliant, elle lui jeta dessus quantité d'ordures et lui envoya ensuite un enfant qui lui répéta les sottises qu'elle lui avait appris....Elle cherche continuellement à éloigner ceux qui se présentent pour acheter des marchandises chez lui en leur disant que le plaignant est un pourri qu'il a une plaie à la jambe et qu'il la frotte avec ses fromages.... » ( 1127 ).

Cette rivalité marchande, naturellement, se vérifie aussi chez les artisans, du moins chez ceux qui associent à leur fonction de fabricant la fonction de vendeur. Elle se retrouve semblablement dans toutes les activités qui nécessitent une clientèle régulière pour pouvoir prospérer. Les nombreux empiétements qui s'opèrent entre métiers, malgré les règlements et les statuts corporatifs, attisent encore les différends. Le recours aux tribunaux pour ce motif là, est fréquent. Un perruquier expose en ces termes le motif de sa plainte : « ....il s'est installé comme perruquier depuis plusieurs années mais le sieur Depouilly chirurgien qui demeure dans le voisinage....est jaloux de son commerce....il est venu dans la boutique du suppliant prendre ses pratiques par le bras et les emmener chez lui....(pourtant) le sieur Depouilly n'a pas le droit de peigner et le plaignant l'a dénoncé aux Maîtres gardes de la communauté des maîtres perruquiers.... » ( 1128 ). Dans un monde où les théories libérales gagnent du terrain - en dépit des échecs d'un Turgot qui cherche à ouvrir le marché aux lois économiques de l'offre et de la demande - s'exprime ici le désarroi d'un petit peuple s'arc boutant sur des réglementations de plus en plus désuètes. Qu'une période de chômage prolongée surgisse ou qu'une hausse imprévue des prix fasse son apparition, le nombre des chalands, aussitôt, diminue. La misère, alors, fait son apparition et les conduites se durcissent. En découle une concurrence décuplée et une agressivité encore renforcée.

Notes
1100.

() Arch. dép. Rhône, BP 3459, 15 octobre 1779.

1101.

() Les inventaires après décès montrent, eux aussi, que de nombreux marchands, revendeurs et artisans viennent réclamer leur dû à la mort d'un client voisin. Aux côtés des agents de la Sénéchaussée lorsque ces derniers dressent l'inventaire, ils tentent de récupérer leur argent en demandant à être payés « par privilège » et avant tous les autres créanciers. A défaut, la vente du mobilier ou des effets du défunt doit leur permettre de récupérer une partie de leur créance.

1102.

() Arch. dép. Rhône, BP 3472, 6 juin 1781.

1103.

() Arch. dép. Rhône, BP 3481, 25 juillet 1782.

1104.

() Arch. dép. Rhône, BP 3479, 12 mars 1782.

1105.

() Arch. dép. Rhône, BP 3483, 2 décembre 1782.

1106.

() Arch. dép. Rhône, BP 3473, 27 août 1781.

1107.

() La législation, pourtant, est rigoureuse et prévoit qu'en cas d'insolvabilité, les débiteurs seront contraints par corps. Pour éviter que les gentilshommes et les officiers multiplient les dettes et s'engagent du même coup sur la voie du déshonneur, défense leur est faite d'emprunter ou d'acheter à crédit sans l'autorisation du chef de corps. Des peines de prison peuvent même être prononcées à l'encontre des récalcitrants qui auraient souscrit des billets provenant de dettes de jeu. Cf, Marion (M.), Dictionnaire des institutions de la France XVIIème-XVIIIème, Paris, 1989, 564 pages, V° Dettes, p. 170.

1108.

() Arch. dép. Rhône, BP 3479, 4 mars 1782.

1109.

() Arch. dép. Rhône, BP 3515, 21 mai 1787.

1110.

() Arch. dép. Rhône, 11G 301, 13 mars 1776.

1111.

() Arch. dép. Rhône, BP 3453, 14 janvier 1779.

1112.

() Arch. dép. Rhône, BP 3477, 8 janvier 1782.

1113.

() Arch. dép. Rhône, BP 3477, 14 janvier 1782.

1114.

() Cette dernière disposition ne figure pas toujours dans les contrats de location. Elle semble pourtant être la règle la plus commune. Un seul exemple : « Antoine François Delean, maître fabricant d'étoffes de soie....loue....(un) appartement au deuxième étage....Le présent bail fait pour 4 ans et demi...et moyennant le prix de 255 livres par année payables par semestre....en s'avertissant trois mois d'avance suivant l'usage.... ». Arch. dép. Rhône, 3E 9189, Acte du 25 juin 1776.

1115.

() « Le propriétaire ou principal locataire a privilège sur les meubles apportés dans la maison pour trois termes et le courant seulement quand il y n'y a bail passé devant notaire....et quand il y en aura il y a privilège pour tout le cours du bail en affirmant mais les frais de Justice et funéraires lui sont préférés » in Du Rousseaud de la Combe (G.), op. cit, V° Bail.

1116.

() Du Rousseaud de la Combe (G.), op. cit., V° Saisie.

1117.

() Arch. dép. Rhône, BP 3469, 23 février 1781.

1118.

() Arch. dép. Rhône, BP 3471, 23 mai 1781.

1119.

() Arch. dép. Rhône, BP 3510, 14 octobre 1786.

1120.

() Arch. dép. Rhône, BP 3511, 22 décembre 1786.

1121.

() Arch. dép. Rhône, BP 3455, 26 mai 1779.

1122.

() Arch. dép. Rhône, BP 3454, 2 février 1779.

1123.

() Arch. dép. Rhône, BP 3459, 13 novembre 1779.

1124.

() Arch. dép. Rhône, BP 3454, 4 novembre 1779.

1125.

() Arch. dép. Rhône, BP 3514, 7 avril 1787.

1126.

() Arch. dép. Rhône, BP 3510, 29 août 1786.

1127.

() Arch. dép. Rhône, BP 3482, 23 septembre 1782.

1128.

() Arch. dép. Rhône, BP 3524, 10 juillet 1788.