1. Les conflits liés à l’occupation de l’espace.

Une fois sur deux, c'est le manque de place qui rend la cohabitation entre voisins difficile. L'étroitesse des habitations et des lieux, en effet, est telle qu'elle nécessite souvent des arrangements entre propriétaires, locataires ou sous-locataires. Des accords verbaux sont passés qui visent à s'accommoder de la petitesse des logements. Honoré Barat, un cabaretier, a sous-loué une boutique au sieur Cadix et, « ....à la suite du bail passé lui a permis le passage pour aller aux latrines.... » ( 1129 ). Antoine Broet, en louant une chambre à Anne Fournier, « ....s'est réservé le passage libre par ladite chambre pour communiquer dans celle où il demeure.... » ( 1130 ). Marie Coeur, raccommodeuse de dentelles, occupe un appartement à côté de la dame Vincent et, « ....pour maintenir l'intelligence qui doit règner entre voisins, elle ....(a) permis à cette dernière d'entreposer une garde robe dans sa chambre avec faculté d'y chercher et d'y fermer ce qu'elle avait besoin.... »( 1131 ). Toutes ces dispositions, en multipliant les intrusions du voisinage, menacent sérieusement l'intimité des ménages. A cet égard, les occupants du rez-de-chaussée sont sans doute les plus mal lotis puisqu'ils sont en principe tenus de « souffrir le passage » des locataires qui veulent encaver leurs marchandises. On comprend sans difficulté que l'exercice de ces servitudes soit la source de difficultés quasi quotidiennes dont certaines dégénèrent parfois en violentes échauffourées. « ....hier, sur sept heures de relevée, se plaint Jean Boeuf, ayant reçu une pièce de vin il voulut l'encaver. Il envoya son tonnelier comme à l'ordinaire chez le sieur Chapuis, corroyeur, qui demeure même maison, lequel est tenu de souffrir l'encavage de tous les locataires....il y est tenu par le bail.... ». Un témoin raconte la suite des événements : « ....il vit le plaignant essayer d'ôter une table qui empêchait d'ouvrir une trappe conduisant à une cave....Le sieur Chapuis s'y opposa....Le plaignant ayant voulu se garantir fut en un instant couvert de sang. Le déposant vit que le sieur Chapuis avait un instrument de fer avec lequel il arrange ses cuirs.... » ( 1132 ).

Le confinement des lieux, la rareté des espaces incitent aussi les habitants de l'immeuble à accaparer les emplacements restés libres. Quelques-uns n'hésitent pas à entreposer en dehors de leur domicile quantité d'objets et de matériaux, sans se préoccuper le moins du monde des autres locataires. Une veuve, Magdeleine Giraudet, s'adresse à la Sénéchaussée criminelle parce que le sieur Faure, logé comme elle au second étage, a placé « ....dans le corridor une pierre de taille qui gène tous les voisins de l'étage. Le fils de la plaignante agé d'environ onze ans a eu la malchance de voir la pierre lui rouler dessus et en a été tout fracassé.... » ( 1133 ). C'est que les territoires communs de la maison sont l'objet de la convoitise générale. Dans un environnement perméable et surpeuplé, chacun cherche à s'approprier ces lieux encore mal définis que sont l'allée d'entrée, le corridor, la cour voire le grenier, pour les intégrer à son « espace vital ». Malgré les ordonnances municipales, la surveillance des commissaires de police ou des locataires principaux, nombreux sont ceux qui s'étalent sans vergogne. Simon Fourquoy, aubergiste à l'île Perrache, entrepose ses tonneaux de vin dans la cour de l'immeuble à la grande satisfaction des manoeuvres du quartier qui viennent boire subrepticement quelques gorgées du précieux breuvage ( 1134 ). Louis Lenfant, crocheteur, a imaginé un système original : pour rendre moins pénible la corvée d'eau, ce locataire du deuxième étage a fixé une poulie et un seau sur une planche de bois qui surplombe le puits commun. Que celle-ci obstrue toute une partie de la galerie ne l'inquiète ni ne le gêne ( 1135 ). Les occupants de la maison Chesne, rue Thomassin, adressent collectivement une requête au lieutenant de police parce qu'ils « ....sont incommodés par les embarras considérables que le nommé Thévenet, doreur....fait tant dans le corridor commun du premier étage que dans la cour....(où) il a laissé de l'eau forte et des garnitures en cuivre.... » ( 1136 ). Le sieur Saint Cire, maquignon, entasse sur le derrière de la maison du fumier malgré les nombreux rappels à l'ordre des commissaires ( 1137 ). On ne compte pas les cabanons ou autres baraquements bricolés, construits en toute illégalité par des individus installés à l'étroit dans leur logement ou leur boutique. « Nous....commissaires, expose un procès-verbal de police, ....savoir faisons que....le nommé Carteron tonnelier demeurant rue Ferrandière....(fait) depuis longtemps des entrepots dans la cour....de ses ustensiles et a construit une échoppe qui ôte le jour du domicile du nommé Rolin....Parlant à la femme Carteron....elle nous a fait réponse que son mari ne voulait rien sortir et que Rolin pouvait sortir de son appartement si on l'incommodait » ( 1138 ). Ces attitudes sont courantes. Elles témoignent à la fois de l'étriquement de l'habitat et du souci de gagner de la place en s'appropriant les emplacements communs. Elles révèlent aussi une façon particulière de prendre possession de l'espace qu'on retrouve, du reste, dans les autres villes françaises à l'époque moderne ( 1139 ).

Dans les quartiers populaires, les lieux collectifs à l'usage des locataires, c'est-à-dire le grenier, le puits, les latrines, la buanderie ou la lavanderie, suscitent de fréquents litiges. Accessibles, en principe, à tous, sauf clauses particulières, ils sont en fait l'objet d'un véritable enjeu, chacun tentant de les accaparer ou, à défaut, d'en contrôler l'accès. La gestion de ces espaces, pourtant, relève de la responsabilité du principal locataire. Celui-ci doit veiller à ce que leur utilisation profite également à tous les résidents. Pour ce faire, il détient la clé de ces emplacements, fermés, le plus souvent, par une porte cadenassée. Ces dispositions, cependant, n'empêchent pas les contestations et les scènes quotidiennes. L'usage du grenier, notamment est source de conflits. Il oppose souvent les locataires entre eux, d'aucuns détournant à des fins privées ces lieux affectés traditionnellement au séchage du linge. « ....il existe dans cette maison, explique une plaignante, un grenier commun à tous les locataires et le sieur Trabaud en fait un usage abusif : il entrepose des fers blancs, y fait ses peintures en huile avec différentes drogues....Comme il met ses peintures indifféremment sur les tables et ailleurs dans le grenier, les locataires sont infectés et le linge qui s'y trouve est toujours taché.... » ( 1140 ). Combien sont-ils à s'approprier, faute de place, cet espace et à travailler au milieu des lessives qui sèchent ? On ne saurait le dire mais les procédures judiciaires montrent que ces pratiques sont loin d'être marginales. Paul Pélis, négociant, occupe un appartement au second étage de la maison de Poizieux, rue Neuve. Il raconte : « ....voulant user du grenier commun pour y étendre du linge il chercha à s'en procurer les clés. On lui dit qu'elles étaient entre les mains des trois filles Colombon qui occupent deux chambres au quatrième étage de cette maison. Il se transporta chez elles mais il les trouva au grenier commun qu'elles occupaient et où elles avaient installé un travail de broderie.... » ( 1141 ). Cette annexion des parties communes, on s'en doute, ne laisse personne indifférent. Elle donne lieu à des altercations entre parties concurrentes qui bataillent pour s'emparer ou pour conserver les clés qui commandent l'entrée des emplacements collectifs. Lors de son interrogatoire, Antoine Breton, maître patissier, accusé d'avoir fracturé la serrure de la citerne à coups de hache, justifie son geste en ces termes : « ....Claude Lalanger qui demeure dans la même maison....est obligé par son bail de fournir la clé à tous les locataires....chaque fois qu'ils en ont besoin....Il affecte au contraire de refuser de l'eau à presque tous ce qui occasionne contre lui un murmure général.... » ( 1142 ). Pour se réserver l'usage des espaces collectifs, certains habitants sont plus radicaux encore. Ecoutons Jean Charlet, ouvrier aux basses oeuvres rue de l'Hôpital : « ....dans la galerie de la maison il existe un évier qui est commun aux locataires....Le sieur Fayard....a voulu en garder la propriété pour lui tout seul et a fait construire un panneau de bois qu'il a fermé à clé alors que le bail ne l'autorisait pas à une telle voie de fait.... » ( 1143 ). Mêmes reproches chez Claude Auger, maître ferblantier : « ....par sous-location verbale....il fut convenu qu'il jouirait en commun avec les autres locataires des latrines qui sont dans le corridor....mais le sieur Passeron a....barré la porte par laquelle le suppliant doit passer pour aller aux latrines et par là....le prive de la jouissance desdites latrines.... » ( 1144 ). Cette propension à l'accaparement, au débordement et à la monopolisation n'est jamais que le reflet d'une nécessaire adaptation, propre à toute collectivité surpeuplée. De nouvelles dispositions réglementaires et, surtout, un aménagement des logements seront indispensables avant que ne s'esquisse un autre mode d'occupation de l'espace habité. En attendant, dans les demeures populaires pour le moins, la confusion entre les domaines privés et publics restent la règle.

Notes
1129.

() Arch. dép. Rhône, BP 3455, 17 mai 1779.

1130.

() Arch. dép. Rhône, BP 3459, 29 octobre 1779.

1131.

() Arch. dép. Rhône, BP 3459, 18 octobre 1779.

1132.

() Arch. dép. Rhône, BP 3517, 23 août 1787.

1133.

() Arch. dép. Rhône, BP 3503, 23 décembre 1785.

1134.

() Arch. dép. Rhône, BP 3453, 25 janvier 1779.

1135.

() Arch. comm. Lyon, FF 048, 24 octobre 1776.

1136.

() Arch. comm. Lyon, FF 047, 20 juin 1776.

1137.

() Arch. comm. Lyon, FF 047, 20 juillet 1776.

1138.

() Arch. comm. Lyon, FF 047, 7 décembre 1776.

1139.

() A Paris, par exemple, Farge (A.), Vivre dans la rue, op.cit., pp. 163-172.

1140.

() Arch. dép. Rhône, BP 3459, 13 octobre 1779.

1141.

() Arch. dép. Rhône, BP 3537, 22 septembre 1790.

1142.

() Arch. dép. Rhône, BP 3462, 3 février 1780.

1143.

() Arch. dép. Rhône, BP 3482, 18 août 1782.

1144.

() Arch. dép. Rhône, BP 2572, 12 juillet 1776.