2. Nuisances et insalubrité.

5% environ des conflits entre voisins ont pour origine les nuisances ou la pollution provoquée par un locataire ( 1145 ). On connaît bien, grâce aux témoignages des contemporains, aux anecdotes ou aux réclamations des riverains la gravité de cette pollution domestique et collective, la saleté voire la puanteur de certaines rues lyonnaises ( 1146 ). Pour limiter les mauvaises odeurs et améliorer la salubrité publique, le Consulat, d'ailleurs, prend un certain nombre de mesures tout au long du XVIIIème siècle. Il interdit d'entreposer ou de décharger du fumier à l'intérieur de la ville, circonscrit des emplacements réservés à la vente du poisson ou du fromage ( 1147 ). Par souci de salubrité, tous les locataires sont tenus de nettoyer les latrines communes de l'immeuble ( 1148 ). La fermeture des cimetières anciens est décidée ( 1149 ). Devant la prolifération des chiens abandonnés, les autorités lancent des opérations d'empoisonnement de grande envergure ( 1150 ). L'activité des bouchers est surveillée, l'élevage des porcs défendu ( 1151 ). Le pavage des rues se poursuit et le balayage de la chaussée, dévolu aux riverains - à ceux en principe qui occupent les boutiques du rez-de-chaussée ou du devant de la rue - constitue une obligation sans cesse rappelée par les ordonnances municipales. A l'intérieur des immeubles, on l'a vu, les locataires participent à tour de rôle aux nombreux travaux d'entretien et de nettoyage des espaces collectifs. L'entrepôt d'immondices est prohibé, le jet d'ordures aussi ( 1152 ).... On pourrait multiplier les exemples. La réitération de ces réglements montre qu'à l'évidence leur application laisse à désirer. A Lyon comme ailleurs, la crasse et la puanteur urbaines continuent à sévir ( 1153 ). Ce que dénoncent vivement médecins et philosophes ( 1154 ). Arthur Young, au cours de son périple français est frappé par les émanations pestilentielles des cités françaises qu'il traverse, Rouen, Bordeaux et surtout Clermont-Ferrand où, raconte-t-il, « il y a beaucoup de rues qui, pour la noirceur, la saleté et les mauvaises odeurs, ne peuvent être comparées qu'à d'étroits canaux, percés dans un sombre fumier » ( 1155 ). Louis-Sébastien Mercier, dans la description qu'il fait de Paris, rend compte en plusieurs endroits de la saleté de la capitale ( 1156 ). L'hygiénisme et les discours sur la nécessité de purifier l'espace public, pourtant, sont à la mode ( 1157 ). A Lyon, pour combattre les effluves nauséabonds, le Consulat s'efforce de mener une politique sanitaire visant, en premier lieu, à refouler hors de la ville les ordures et les déjections humaines. Ainsi, en 1769, Jean Etienne Laboré obtient le monopole pour la vidange des fosses d'aisance. Il doit enlever la matière en tonneaux fermés au petit matin et l'entreposer dans des lieux choisis par la municipalité, à savoir le pré des Repenties sur la rive gauche du Rhône et à proximité du quartier de Serin ( 1158 ). Dans le même temps, les latrines des maisons font l'objet d'une surveillance accrue. Les autorités n'hésitent pas à dépêcher sur place des experts pour surveiller l'étanchéité des sacs construits, le plus souvent, aux abords immédiats du puits commun ( 1159 ). L'intérêt nouveau qu'on porte à la qualité de l'eau se manifeste d'ailleurs par l'édification de nouvelles fontaines et par la construction (malheureuse) de plusieurs machines hydrauliques ( 1160 ). Il se traduit encore par l'intérêt que lui porte désormais les élites intellectuelles. Ainsi, en 1775, l'Académie des Sciences, des Lettres et des Arts de Lyon met au concours l'étude de l'approvisionnement en eau potable de la cité et propose le sujet suivant : « Quels sont les moyens les plus propres et les moins dispendieux de procurer à la ville de Lyon la meilleure eau, et d'en distribuer en quantité suffisante dans tous ses quartiers » ( 1161 ). Enfin, le dernier volet de la politique sanitaire de la municipalité porte sur la ventilation et l'aération des rues. Face à l'épouvantable stagnation et à la fermentation de l'ordure, stigmatisées avec effroi par le discours savant, la circulation de l'air est partout saluée comme le seul mode de purification véritablement efficace ( 1162 ). C'est pourquoi le Consulat multiplie les mesures d'alignement et ordonne la destruction de nombreux îlots insalubres où stagne l'air vicié ( 1163 ).

L'architecture des Lumières s'inspire également très largement des théories aéristes : la forme du bâtiment doit, désormais, faciliter les courants d'air frais. D'où la multiplication de dômes et de coupoles dont l'objet est d'aspirer la mauvaise odeur. A cet égard les travaux de Soufflot à l'Hôtel-Dieu font figure de modèle ( 1164 ). L'urbanisme lyonnais intègre ces idées neuves. Les voies de circulation sont élargies. Les portes et les croisées des nouvelles constructions s'agrandissent, les tours et les escaliers en colimaçon, réputés malodorants, cessent d'être construits ( 1165 ). Pour autant, l'ampleur des transformations urbanistiques ne doit pas être surestimée ( 1166 ). L'incidence du discours éclairé non plus ( 1167 ). Les efforts sanitaires des autorités se révèlent sans véritable efficacité si l'on en croit, du moins, les procédures judiciaires et les procès-verbaux de police. Les matières fécales continuent à s'entasser sur la chaussée ou dans les cours d'immeubles et à alimenter en engrais les cultivateurs des faubourgs qui viennent les dérober. « ....il y a des domestiques de la campagne, révèle une ordonnance municipale, vulgairement appelés aniers qui viennent chercher les fumiers et les balayures; qu'ils en font dans les places et rues des amas considérables....que souvent ils passent la nuit dans la ville; qu'il y en a même qui ont des crochets avec lesquels ils ouvrent les portes d'allée, pour pouvoir s'emparer les premiers des balayures qui sont dans les cours et les escaliers, ce qui est sujet à grands abus » ( 1168 ). Le sans-gêne des uns, le laxisme des autres, l'insuffisance des commodités collectives ou privées voire les conditions naturelles défavorables renvoient, chez les gens du commun, à une certaine désinvolture olfactive. Le rapport à la matière et à l'ordure se traduit par des conduites et des gestes généralement admis, bien que peu délicats. « ....Nombre de personnes, explique un commissaire de police, se sont plaint à nous de ce que le sieur Morel jetait souvent par ses fenêtres de l'eau sale et des vases de nuit remplis de matières fécales sur la voie publique....Etant monté dans le domicile du sieur Morel....lequel est convenu d'avoir jeté....des gobelets remplis d'eau et quelques foid de mare de café, qu'il ne valait pas la peine de parler de ces misères.... » ( 1169 ).

Les vieilles habitudes sont difficiles à perdre d'autant qu'en l'absence d'équipements adaptés, rien ne semble plus naturel que de se débarrasser, comme l'on peut, des ordures ménagères. Sur requête d'un locataire de la maison Raymond, rue Vaubecour, furieux de recevoir quantité d'immondices dans sa cour, le commissaire Martin va sur place interroger les occupants de l'immeuble : « ....la demoiselle Roze....qui demeure au premier étage....(a dit) qu'elle jetait l'eau avec laquelle elle avait lavé ses assiettes n'ayant point d'évier qu'elle y était forcée....La demoiselle Cornet....au deuxième étage....a répondu oui je jette et j'y suis forcée n'ayant point d'évier qu'on m'en fasse un et je ne jetterai plus mais jusque là je jetterrai toujours.... » ( 1170 ). On remarque ici ce que l'on a déjà constaté ailleurs, à savoir une façon quasi « libertaire » d'occuper et de disposer de l'espace habité. De tels exemples sont loin d'être isolés. Le nommé Augustin, maître fabricant en soie montée des Capucins, entrepose sur la galerie du premier étage un vase rempli d'excréments « parce qu'il faut monter au quatrième étage de ladite maison pour aller aux lieux » ( 1171 ). Le sieur Richet, ouvrier en soie rue Thomassin, et sa femme, secouent leur tour de lit dans la cour de l'immeuble et libèrent ainsi une nuée de puces et de punaises qui assaillent le locataire du rez-de-chaussée. Pour toute réponse, ils rétorquent qu'en « ....payant leurs loyers ils étaient maîtres de faire ce qu'ils voulaient....que depuis 16 ans et demi qu'ils étaient dans ladite maison ils avaient toujours secoué leur lit et jeté leurs puces et punaises dans ladite cour.... » ( 1172 ). Le domestique de Monsieur Villermoz vide le bain de son maître à partir du balcon de ses appartements ( 1173 ). La femme Armand, revendeuse rue Grolée, enfume ses voisins en faisant éclairer sa terrasse( 1174 ). Pour renouveler la garniture de son lit, Antoine Bouvard, messager rue Poulaillerie, jette sa vieille paille par dessus la galerie et atteint à la tête une des locataires en train de se faire coiffer dans la cour de la maison ( 1175 ). Ces quelques exemples, glanés au hasard des archives, montrent que les actions et les gestes polluants sont largement répandus dans la société lyonnaise. Si l'on examine, d'ailleurs, le profil sociologique des personnes poursuivies par les tribunaux pour ces motifs là, les catégories professionnelles sont toutes représentées.

Graphique 30.
Graphique 30.

Si chacun semble se débarrasser, sans gêne apparente, des balayures domestiques, des résidus de son atelier ou de sa boutique, certains groupes sociaux nuisent davantage à l'environnement que les autres : ce sont les domestiques chargés du nettoyage des appartements du maître, les membres des professions féminines (le plus souvent célibataires ou veuves) pauvres et logées misérablement, les artisans enfin. Ces derniers sont nombreux à salir la chaussée, souiller l'eau du puits ou polluer l'atmosphère dans l'exercice de leur profession. Ainsi, les ciergers fondent le suif, les tanneurs utilisent des cuves à détremper les peaux, les teinturiers manient les colorants, les corroyeurs travaillent le cuir. Autant d'activités qui nuisent à la salubrité publique. La présence des tripiers et des bouchers, cependant, est sans doute la plus incommodante. Malgré les ordonnances et la surveillance policière, il n'est pas rare qu'ils éparpillent tripes ou déchets sanguinolents en voie de putréfaction. D'où les réactions ou les réclamations véhémentes des riverains. « Samedi, raconte Benoît Vialle, ....(il) était dans sa boutique dépendant de la Boucherie des Terreaux, il s'aperçut que le sieur Bergeon fils boucher, voisin du remontrant, balayait devant chez lui les immondices qu'il sortait de sa boutique ce qui occasionnait ....l'odeur la plus infecte; il lui fit remarquer que sa conduite était répréhensible et qu'il devait suivant l'usage des bouchers mettre le sang et les matières dont il voulait se débarrasser dans des vaisseaux de bois appelés coupons pour les faire jeter dans la rivière. Bergeon se répandit en injures ainsi que son père ce qui engagea le remontrant à s'adresser au sieur Mathieu commissaire de police....L'interpellation du commissaire fut aussi infructueuse que celle du remontrant... » ( 1176 ).

Parfois, les locataires se liguent et menacent le pollueur indésirable de représailles : « ....le sieur Martin....qui demeure rue Puits du sel et ses locataires, se plaint un tripier jugé incommodant, ont dit qu'ils parviendraient à le faire sortir de sa maison et à détruire son laboratoire de triperie.... » ( 1177 ). C'est que, malgré le laisser-aller général et les négligences coupables, il existe un seuil au delà duquel l'odeur, les liquides nauséabonds, les vapeurs ou la fumée cessent d'être supportables. Il serait intéressant bien sûr pour l'historien de la société de pouvoir définir les limites du tolérable et de l'intolérable. D'autant que le XVIIIème siècle est une période de révolution olfactive et que l'indulgence vis-à-vis de la puanteur cède peu à peu du terrain ( 1178 ). Qu'en est-il pour Lyon ? Existe-t-il des signes tangibles qui permettraient de conclure à un abaissement du seuil de tolérance ? Et si oui, dans toutes les classes sociales indifféremment ? Autant de questions auxquelles il est impossible de répondre de façon satisfaisante. Les archives judiciaires et municipales, en effet, ne sont pas ici d'un grand secours. Le recensement de toutes les plaintes, procès-verbaux ou enquêtes policières, pour la période 1776-1790, n'enregistre aucune évolution significative des doléances au cours de ces années là. Les plaignants, d'autre part, proviennent de toutes les couches de la société. A peine présentent-ils un profil quelque peu populaire ( 1179 ).

Si la tolérance à la puanteur est difficile à mesurer, en revanche les raisons invoquées par les riverains en colère qui veulent la combattre sont explicites et instructives : davantage que l'inconfort olfactif ou que le rudoiement des organes sensoriels, c'est avant tout la croyance commune au pouvoir putréfiant et altérant des odeurs fécales qui incite les particuliers à recourir aux autorités. « Sur les septs heure et demi du soir, explique un commissaire, seraient venus à nous trois particuliers demeurant rue Pierre Scize se plaindre disant que le sieur Arnaud marchand amidonier....leur voisin, nourrissait des cochons qui causaient une infection terrible dans le voisinage et que la mauvaise odeur faisait changer la couleur de la soie des étoffes qu'ils fabriquaient.... » ( 1180 ). Même crainte chez ce batteur d'or, le sieur Carrand domicilié rue Confort, qui s'adresse aux autorités municipales pour qu'elles verbalisent un locataire, coupable de laisser séjourner dans la cour un amas d'immondices : « ....tous les dépots d'ordures....ne pouvant être nettoyés restent et se corrompent, occasionnent une odeur infecte qui fait noircir l'argent que le sieur Carrand travaille chez lui.... » ( 1181 ). La fumée et les vapeurs malodorantes suscitent une inquiétude similaire. De nombreuses activités, on le sait, sont à l'origine d'émanations polluantes : les ateliers des chaudronniers, des forgerons, des foulons, des teinturiers, des chapeliers, des maréchaux, des serruriers disposent de chaudières, de fours ou de fourneaux, alimentés, le plus souvent, par un mauvais charbon de pierre. La présence incommodante de ces métiers engendre fréquemment les récriminations du voisinage. Là encore, c'est davantage la volonté de préserver la qualité des marchandises, plus particulièrement l'éclat et la qualité des tissus, qui mobilise les énergies que de strictes considérations d'hygiène ou de bien-être. Dans une requête adressée au Consulat, plusieurs propriétaires énoncent les désagréments que cause aux riverains la proximité des maîtres et des marchands chapeliers en ces termes : « ....(les propriétaires) louent les dites maisons à des ouvriers fabricants en étoffes de soie d'or et d'argent qui ont tous déclaré....ne pouvoir occuper lesdites maisons à cause que plusieurs chapeliers demeurant dans la même rue se servent....dans leurs fourneaux de charbon de pierre....lesquels charbons, enlevés par les gaynes des cheminées....sont jetés au moyen des vents dans les chambres occupées par lesdits ouvriers en étoffes de soie....et sur tous leurs ouvrages....Non seulement leurs étoffes mais encore leurs outils sont entièrement endommagés car ces sortes de mouches étant sur des étoffes fines ou autrement font une tâche noire....qu'il n'est pas possible d'enlever.... » ( 1182 ).

La fréquence de ces pollutions, la persistance des odeurs pestilentielles n'améliorent évidemment pas les rapports entre voisins. Des démarches collectives ne sont pas rares et réunissent de temps à autre les locataires d'un immeuble, excédés par le manque de civisme d'un particulier. « ....La fille Portalet, écrit un commissaire, locataire.....occupant le cinquième étage....jette continuellement par sa fenêtre des ordures; qu'un des jours de cette semaine, elle jeta un pot de matières fécales dont partie est tombée sur les fenêtres du sieur Berrichon lequel ainsi que les autres locataires ne peuvent plus supporter de semblables incommodités et sont venus à moi.... » ( 1183 ). La mauvaise humeur du voisinage, son animosité et son ressentiment s'expriment encore lorsqu’un résident désinvolte refuse de s'acquitter des tâches communautaires d'entretien. Une telle attitude est fréquente et les archives municipales s'en font quelquefois l'écho : « Nous, relate un procès-verbal, nous sommes transportés dans la maison appartenant au sieur Poncelet située place du Petit Collège et montant l'escalier nous avons vu avec étonnement une quantité de balayures et autres ordures sur chaque palier et marches jusqu'au quatrième; en montant nous avons demandé d'où venait cette malpropreté, ils nous ont dit que c'était les locataires des étages supérieurs qui ne voulaient pas balayer.... » ( 1184 ). Les règlements de police pourtant sont stricts et rappellent régulièrement qu'à tour de rôle, selon un ordre prescrit par le principal locataire, chaque ménage doit contribuer au nettoyage et à l'entretien des parties communes de la maison. En cas d'infraction à la loi, des amendes collectives sont prévues, imputables à la communauté résidente toute entière ( 1185 ). L'effet dissuasif de cette dernière disposition est évidemment difficile à mesurer. Ce qui est vrai, c'est que les travaux collectifs d'entretien sont le point de départ de nombreux conflits qui dressent les locataires entre eux. La négligence ou le sans-gêne des uns, la malveillance des autres sont sans cesse dénoncés et suscitent d'interminables échauffourées rapportées dans les procédures judiciaires. « ....Hier vers onze heures du matin, narre la veuve Fayolle garde-malade, sa fille balayait l'allée de la maison....commune avec la veuve Matrat, coupeuse de poils de chapeaux et la veuve Liermet....(sa fille) conduisait avec son balai les balayures dans le ruisseau de l'allée. La veuve Matrat qui était sur la porte de son appartement donnant sur l'allée l'insulta lui disant qu'elle devait conduire ces balayures jusqu'au ruisseau de la Côte (des Carmélites)....puis elle se précipita sur elle la saisit par les cheveux appela quatre de ses ouvrières....la battirent et lui donnèrent un coup de balai....La fille Fayolle cria violemment....plusieurs personnes accoururent et la tirèrent des mains de ces cinq femmes acharnées.... » ( 1186 ). Esclandres quotidiennes, disputes entre femmes en charge du décrassage de l'immeuble, il existe trop d'exemples pour pouvoir les citer tous.

Le recours à la justice pour cause de pollution sonore reste exceptionnel : moins de 3% des procédures sont engagées pour protester contre la conduite ou la présence tapageuse d'un membre du voisinage. Est-ce-à dire, pour autant, que les populations sont insensibles au bruit ? Evidemment non ( 1187 ). Seulement n'apparaissent dans les archives judiciaires que les différends les plus graves, ceux qui ont débouché sur des voies de fait ou des injures graves. Tous les autres, c'est-à-dire l'immense majorité, restent inconnus. De ce fait, il est difficile d'étudier la question du bruit autrement que de façon superficielle, plus difficile encore d'envisager le degré de tolérance (ou d'intolérance) que les Lyonnais manifestent à son égard. Quelques dispositions réglementaires, pourtant, montrent que le Consulat se préoccupe de la tranquillité de ses concitoyens : les débits de boissons sont asujettis à des heures de fermeture strictes, l'allée des maisons aussi. Ceci par mesure de sécurité, bien sûr, mais aussi pour permettre à chaque locataire de pouvoir dormir paisiblement ( 1188 ). Les jours feriés et le dimanche, plus particulièrement pendant le service religieux, toute activité est suspendue, la vente interdite, le bruit prohibé. Les récalcitrants sont pourchassés par les commissaires de police et mis à l'amende ( 1189 ). L'efficacité policière, cependant, est sujette à caution. A Lyon comme ailleurs, les règlements ont peu de prise sur la réalité ( 1190 ). La liberté des gestes et des corps, la volubilité, la faconde des particuliers emplissent l'espace de clameurs ou de cris. Les ateliers de fabrication et les manufactures retentissent du bruit des outils. « ...Les forgerons, les maréchaux, les serruriers, les armuriers....sont répandus indifféremment dans tous les quartiers les plus fréquentés et les plus beaux de la ville où ils font d'ailleurs un bruit fort incommode avec le marteau et la lime sans que néanmoins leurs voisins s'avisent de se plaindre.... » explique un mémoire non daté, adressé aux Prévots des marchands ( 1191 ) . A la fin du siècle cependant, le désir de tranquillité se fait plus fort. Certains locataires principaux, à l'instar du sieur Enay, interdisent ainsi l'accès de leurs logements à tout membre d'activité professionnelle bruyante. Ce marchand épicier, domicilié place de la Fromagerie, reproche à deux négociants de ne pas respecter les clauses inclues dans leur bail qui garantissent le repos des locataires de l'immeuble : « ....ils occupent....un magasin derrière lequel est une cour....et au troisième étage plusieurs chambres avec....interdiction de pouvoir mettre aucune espèce de gens dont la profession serait bruyante ou nuisible....Il se se sont avisés d'établir dans leurs appartements....un grand fourneau dont ils se servent pour fondre les métaux....dix à douze meules....destinées à aiguiser le nacre et leurs métaux....quinze à seize ouvriers qui travaillent sans cesse à couper et à battre les métaux propres à la fabrication des boutons. Cet établissement est....devenu....très incommode au sieur Enay, il a ses appartements au dessous et le bruit qui s'y fait au dessus ne lui permet pas d'être tranquille chez lui.... » ( 1192 ). Ce type de protestation est précieuse car caractéristique de l'intense activité qui règne dans les immeubles lyonnais du centre ville. L'espace propre au travail n'est pas encore inventé et les activités professionnelles restent à proximité des foyers d'habitation, se confondent même parfois avec eux. Ce que dénonce, dans une certaine mesure, le plaignant cité ci-dessus. Dans la plupart des cas néanmoins, lorsque rivalité il y a entre voisins pour des motifs relatifs au bruit, l'exercice du métier n'est pas remis en cause. Aucune plainte, par exemple, n'a été relevée visant un artisan en soie sous prétexte que ses métiers auraient battu trop longtemps ou trop fort. On dénonce, en revanche, les allées et venues nocturnes des locataires, celles des filles célibataires notamment qu'on suspecte toujours de faire fi de la morale. « ...elle est venue occuper une chambre au quatrième étage rue de la Bombarde, explique Anne Bonnet boutonnière....A côté de cette chambre loge la nommée Gabibal qui se dit parisienne et qui fait assembler des jeunes gens qui font du bruit. La suppliante qui observe un régime très régulier allait se coucher à huit heures, la fille Gabibal qui s'en aperçut lui dit en ces termes ma voisine tu vas te coucher mais tu peux être assurer de ne pas dormir évangéliquement.... » ( 1193 ). Pour une population qui travaille dur pendant la journée, il est rare, en effet, de se mettre au lit à des « heures indues » La cherté du chauffage et de l'éclairage n'incitent pas à veiller non plus. C'est pourquoi, le bruit ou le chahut nocturne sont l'apanage des hommes et des femmes de « mauvaise vie ». Ils suscitent régulièrement reproches et colère de la maisonnée.

Les conduites bruyantes se manifestent bien plus fréquemment encore au cours de la journée. Elles sont indistinctement le fait des hommes, des femmes, des jeunes gens et des vieillards. Des petits enfants parfois même dont les cris stridents irritent le voisinage ( 1194 ). Dans tous les cas, ou presque, les désagréments sonores proviennent de la médiocrité des logements ou de la minceur des cloisons. François Lait, marchand fripier expose : « Il a eu le malheur de louer une chambre attenante à la sienne à la mère et à la fille Lafitte. Elles font du bruit dans leur chambre en remuant des chaises pour balayer....frappent contre la séparation qui n'est qu'en planches de sapin avec des meubles de manière que tous les voisins ne peuvent reposer.… » ( 1195 ). L'histoire des relations de voisinage, en s'inscrivant dans l'espace habité, est inséparable de celle des maisons lyonnaises.

S'il fallait exprimer le sentiment qui prédomine à la fin de ce chapitre, après lecture et examen des nombreux documents d'archives, ce serait celui d'une impulsivité largement répandue dans la société lyonnaise. Certes, un observateur scrupuleux peut critiquer tel ou tel aspect des sources employées ici, affirmer par exemple que les procédures judiciaires dont l'objet est, par nature, de rendre compte d'une transgression, majore démesurément la brutalité ou encore qu'en exposant trop complaisament la version du plaignant, elles dénaturent la réalité. Ces reproches, sur lesquels d'ailleurs on reviendra plus loin, bien que fondés, ne modifient pas l'essentiel, à savoir le climat de tension dans lequel baigne quotidiennement la communauté de voisinage. Cette violence, il faut le rappeler, reste incompréhensible à celui qui veut n'y voir qu'inconduite et règlements de compte désordonnés. La répétition des conflits et des querelles entre voisins renvoie à une manière de vivre de tout un peuple dont les lendemains ne chantent pas souvent. Elle s'inscrit dans un mode d'existence au jour le jour où les expédients, les petits métiers et, parfois les procédés illégaux s'affirment nécessaires pour survivre. La violence n'est jamais que le symptôme d'un vouloir-vivre vigoureux et manifeste la précarité économique, l'insupportable promiscuité et la médiocrité du cadre matériel. Ces trois éléments, en modelant des rapports sociaux originaux, engendrent un « style de vie » particulier, largement tourné vers l'extérieur du foyer conjugal et attentif aux qu'en-dira-t-on. La collectivité, dans sa double fonction de juge et de témoin des conduites, dicte la règle à suivre. Elle sanctifie les uns, réprouve les autres, assigne aux deux sexes leur rôle respectif. Tous s'observent et cette surveillance réciproque impose un comportement à la fois intelligible et respectueux de la norme. A défaut, on s'expose à la calomnie, au déshonneur et, à terme, à la déchéance sociale. De la sorte, les plus pauvres se retrouvent soumis à un mouvement dialectique redoutable, partagés entre les nécessités de l'honneur et les écueils de la honte que le malheur rend inévitable en contraignant l'homme à trahir ses promesses ou à désavouer ses dettes. Or, renier sa parole, c'est aussi perdre sa réputation et le crédit dont on jouit auprès de la collectivité. Si les plaintes pour injures ou diffamation, dont il faut rappeler qu'elles regroupent près de la moitié des conflits entre voisins, émanent aussi souvent du petit peuple, c'est parce que ce dernier se trouve aux marges inférieures de la société lyonnaise, aux confins d'une pauvreté qui peut vite devenir « infamante ». Cette fragilité économique rend plus âpre encore la concurrence et se traduit souvent par des défauts de paiement. Néanmoins, une telle précarité s'accompagne assez rarement de vols entre membres du voisinage : l’atteinte aux biens reste rare. La méfiance des Lyonnais à l'égard de leurs voisins, leur propension, même, au soupçon renvoient plutôt aux difficultés qu'il y a à assurer sa subsistance et à engranger quelques biens qu'à une situation effective.

Les conflits entre voisins, ceux qui relèvent de l'usage ou de l'entretien des maisons, témoignent d'une façon originale de disposer et d'investir l'espace : une réponse globale au manque de place et au surpeuplement de l'immeuble s'élabore qui s'apparente à une lutte incessante à la fois pour défendre « son » domaine et pour grignoter celui d’autrui. Plus qu'une adaptation indispensable à des conditions matérielles désastreuses, s'esquisse ici une volonté farouche d'occuper à sa guise et en totalité l'espace et les emplacements restés libres. Cette « indiscipline », en perpétuant l'insalubrité et les odeurs infectes notamment dans les quartiers du centre et de la rive droite de la Saône, contrecarre les projets urbanistiques du pouvoir municipal. Celui-ci, à l'instar des hygiénistes de la fin du siècle et de la révolution olfactive qu'ils suscitent, opère quelques réalisations architecturales visant à « aérer » la cité. Son entreprise, pourtant, reste encore limitée car les habitudes et les résistances populaires sont encore vivaces comme le montrent les contraventions et les procès-verbaux de police. Il faudra attendre le XIXème siècle et, plus particulièrement, la période du second Empire pour que se mette en place une véritable politique de salubrité publique qui transforme les modes d'habiter. En attendant, la vie des Lyonnais, celle , du moins, qui affleure dans les procédures judiciaires, semble se dérouler sous le signe de la continuité et de la fidélité aux anciennes manières. Les sources, hélas, ne permettent pas d'en savoir beaucoup plus. Elles interdisent, en tout cas, de conclure à des gestes ou à des conduites différentiels.

Notes
1145.

() Sur cette question, consulter Dias (O.), L’hygiène urbaine à Lyon au XVIIIème siècle, mémoire de maîtrise souys la direction d’O. Zeller, 1996, 145 pages, Centre P. Léon.

1146.

() Louis Maynard in Histoires, Légendes et anecdotes à propos des rues de Lyon, Lyon, réédit.1980, 455 pages, communique parfois de précieux renseignements sur l'état des anciennes rues lyonnaises. D'après lui, les plus insalubres sont les rues Bourchanin (p.32), Dubois (p.130), Petit soulier (p.215), Puits-Gaillot (p.301), Noire (p.359), le passage de l'Argue (p.22) et le quai de la Pêcherie (p.273). Les archives livrent, elles aussi, des détails intéressants comme ce mémoire des maîtres chapeliers adressé au Consulat, dans lequel les requérants exposent leur difficile condition d'existence : « ...le quartier ordinaire où demeurent les fabricants chapeliers en cette ville est aux environs de la rue du Plat d'Argent et des petites rues voisines dont l'obscurité, la mauvaise odeur et la malpropreté empêchent les ouvriers en soye d'y trouver des logements convenables à leur profession qui demande beaucoup de clarté et d'espace... » Arch. comm. Lyon, HH 32, non daté.

1147.

() Arch. comm. Lyon, DD 23, Ordonnances du 22 avril 1682 et du 8 mars 1732.

1148.

() Arch. comm. Lyon, FF 039, Ordonnance du 21 mars 1721.

1149.

() Bayard (F.), Cayez (P.) (sld), op. cit., p.15.

1150.

() Arch. comm. Lyon, FF 039, Ordonnance du 1er février 1759. « La grande quantité de chiens a augmenté si considérablement dans cette ville, qu'il n'est presque pas un ouvrier, ni artisan qui n'en ait un ou plusieurs, quoique souvent dans l'impossibilité de les nourrir....il y en a une quantité prodigieuse d'errants et répandus dans les places publiques...en conséquence seront jetés....tant sur les gazons de la Place Louis Le Grand que dans les autres places publiques et dans les carrefours de la ville des boudins ou saucisses propres à les empoisonner, composés de la noix vomique ».

1151.

() Arch. comm. Lyon, FF 050, Ordonnance du 26 juillet 1776.

1152.

() Cf. Première partie, chapitre 1, p. 71 et suivantes.

1153.

() « Peu de maisons ont des cours spacieuses, écrit Berthelet de Barbot dans sa Topographie médicale de Lyon et de son territoire, Lyon, 1773, 84 pages, pp. 9-11, elles sont en grande partie remplie d'angars ou de chantiers qui empêchent l'air de circuler librement sur leurs derrières....Les sépultures, qui se sont multipliées, continuent de se faire dans la ville et dans les églises. L'on ne peut disconvenir qu'il s'en élève des miasmes qui affectent sensiblement l'odorat dans leur voisinage. Les seuls hôpitaux ont leur cimetière dans la campagne, près les voieries, au sud-est de la ville, à peu de distance des rives du Rhône ; mais le peu de soin qu'on a d'enterrer les cadavres d'animaux rend les approches de celles-ci infects quand le vent du sud les chaleurs dominent. Elles sont en même temps de peu d'utilité par le grand nombre de bêtes de toute espèce qui gisent & pourissent sur les quais et dans les rues »

1154.

() Cf. Corbin (A.), Le miasme et la jonquille, Flammarion, 1986, 335 pages; plus particulièrement les deux premières parties pp. 11-159.

1155.

() Young (A.), op. cit., p.382.

1156.

()Mercier (L.-S.), op. cit., p.199: « On sait que Paris se nommait jadis Lutetia, ville de boue; mais on ne sait pas au juste à quelle époque l'industrie enfanta l'art du décrotteur, si nécessaire de nos jours dans cette sale et grande ville ».

1157.

() Sur ce thème et sur la politique de santé publique menée à l'échelon du royaume au XVIIIème siècle, voir Favre (R.), La mort au siècle des Lumières, P.U.L., 1978, 640 pages, pp. 244-271.

1158.

() On ne peut s'empêcher de douter de l'efficacité de ces mesures. Pour éviter d'aller jusqu'aux dépots de voierie en effet, les vidangeurs n'hésitent pas toujours à vider leurs tonneaux dans la rivière, au grand scandale des riverains.

1159.

() Dias (O.), op. cit., pp.11-15.

1160.

() Dans sa correspondance avec M. de Saints-Fonds, le président Dugas évoque ces tentatives : « Six membres de l'Académie du nombre desquels j'étais, commissaires nommés par la compagnie pour examiner la machine hydraulique de Monsieur Petitalot, à la requête de l'auteur, se transportèrent hier sur les lieux » in Poidebard (W.), op. cit., p. 79, Lettre du 4 mai 1731, .

1161.

() Arch. comm. Lyon, BB 344.

1162.

() Corbin (A.), op. cit., p. 111.

1163.

() Garden (M.), op. cit., pp. 23-30.

1164.

() « Soufflot et l’architecture des Lumières », Actes du colloque du C. N. R. S. (18-22 juin 1980), Lyon, 1980, 309 pages.

1165.

() Cottin (B.), op. cit., p. 73.

1166.

() Garden (M.), op. cit., p.14.

1167.

() Mikaîloff (N.), Les manières de propreté du Moyen âge à nos jours, 1990, 214 pages

1168.

() Arch. comm. Lyon, FF 09, Ordonnance du 12 août 1785.

1169.

() Arch. comm. Lyon, FF 048, 14 février 1777.

1170.

() Arch. comm. Lyon, FF 047, 20 mars 1776.

1171.

() Arch. comm. Lyon, FF 048, 8 juin 1776.

1172.

() Arch. comm. Lyon, FF 048, 10 juillet 1776.

1173.

() Arch. dép. Rhône, BP 3472, 26 juin 1781.

1174.

() Arch. dép. Rhône, BP 3496, 2 décembre 1784.

1175.

() Arch. dép. Rhône, BP 3510, 3 août 1786.

1176.

() Arch. dép. Rhône, BP 3517, 17 août 1787.

1177.

() Arch. dép. Rhône, BP 3458, 17 septembre 1779.

1178.

() Cf. Corbin (A.), op. cit., pp.11-101.

1179.

() Le profil socioprofessionnel des plaignants se présente de la façon suivante : Journaliers Domestiques : 11% ; Prof. Féminines : 11% ; Artisans : 46% ; Prof. Libérales : 11% ; Négociants Marchands : 14% ; Bourgeois Nobles : 5%.

1180.

() Arch. comm. Lyon, FF 050, 26 juillet 1776.

1181.

() Arch. comm. Lyon , FF 047, 20 juin 1777.

1182.

() Arch. comm. Lyon, HH 32, non daté.

1183.

() Arch. comm. Lyon, FF 048, 11 avril 1777.

1184.

() Arch. comm. Lyon, FF 047, 21 février 1776.

1185.

() Cf. première partie, chapitre 1, B.

1186.

() Arch. dép. Rhône, BP 3516, 2 juillet 1787.

1187.

() Sur l’histoire et l’évolution du paysage sonore consulter Gutton (J.-P.), Bruits et sons dans notre histoire,op. cit., pp. 61-104. 

1188.

() Cf première partie, chapitre 1, B..

1189.

() Un seul exemple : «  Nous commissaires....savoir faisons que ce jourd'hui...jour de dimanche étant dans nos fonctions pour veiller aux contraventions qui se commettent aux mépris des ordonnances et règlements de police notamment celle du 17 janvier 1745 qui fait défense sous peine d'amende de 25 L. même de prison en cas de récidive....nous avons trouvé....sept femmes....lesquelles étaient dans la grande rue de l'Hôpital à vendre du poisson dans le temps de l'office divin.... ». Arch. comm. Lyon, FF 047, 15 février 1750.

1190.

() A Paris, l'appareil policier est tout aussi inefficace. Cf. Farge (A.), Vivre dans la rue, op. cit., p.193 et suivantes.

1191.

() Arch. comm. Lyon, HH 32, non daté.

1192.

() Arch. dép. Rhône, BP 3537, 3 novembre 1790.

1193.

() Arch. dép. Rhône, BP 3436, 4 février 1777.

1194.

() Arch. dép. Rhône, BP 3455, 18 juin 1779.

1195.

() Arch. dép. Rhône, BP 3454, 6 mars 1779