Chapitre 2. Auteurs et formes de l’agressivité.

L'examen des sources judiciaires plonge l'observateur dans un monde agressif. Les bagarres, les rixes, les voies de fait entre voisins, en effet, sont à ce point ordinaires qu'elles paraissent scander et façonner l'existence quotidienne des Lyonnais. Non pas que la solidarité, la bienveillance ou la bonne entente entre riverains ou co-locataires soient exceptionnelles ni même rares mais l'horizon étroit du voisinage, en délimitant un cercle de passions et de rancunes réciproques, favorise les tensions, encourage la suspicion et engendre la haine. Dans une société du « face à face » où chacun se connaît et s'observe, les motifs de dissension - il en a été question dans les pages précédentes - ne manquent pas. Ils ont pour nom la calomnie, la précarité, l'indiscrétion, la rapine, la convoitise ou l'incivisme du voisin et génèrent de violentes querelles au cours desquelles on en vient le plus souvent aux mains. Si la violence est souvent spontanée et imprévisible, elle connaît cependant une véritable gradation : le verbe, généralement, précède les coups de pied et de poing. Le premier degré de la violence ou, si l'on préfère, le dernier stade avant le passage à l'acte, se manifeste par la multiplication de menaces et de défis spectaculaires. Il s'agit d'éprouver l'adversaire, de le troubler ou de l'intimider. Les menaces, ordinairement verbales, utilisent un vocabulaire corrosif et mutilant d'une grande richesse : on promet à son ennemi les traitements les plus infirmants, les plus cruels aussi. Les uns affirment qu'ils veulent arracher les yeux de leur victime, les autres qu'ils lui casseront les bras et les jambes. Deux garçons perruquiers s'emportent contre un voisin en lui criant qu'ils vont « ....l'étriller, lui marcher sur les pieds, sur le ventre et lui manger le foie.... » ( 1196 ). Françoise Lacroix, domestique, importune sans cesse l'une des locataires de l'immeuble en lui promettant « ....de lui couper les cheveux, de lui faire brûler et de payer quelqu'un pour la battre.... » ( 1197 ). Certaines menaces ont une connotation plus « économique » telles celles du nommé Bijoux qui tempête contre un fripier concurrent et le prévient « ....qu'il lui fera manger jusqu'à la paille de son lit.... » ( 1198 ). D'autres sont de véritables déclarations d'intention homicide. Ainsi, parlant d'un voisin affaneur, un artisan déclare : « ....je lui foutrai un coup de couteau dans le ventre, je l'éventrerai comme une carpe.... » ( 1199 ). La femme d'un boutiquier déclare à l'un de ses débiteur que « ....si elle le rencontre....dans la rue, elle lui cassera la tête à coups de cailloux » ( 1200 ).

Nombreux aussi sont ceux qui intimident l'adversaire en l'incitant à venir se battre aux Brotteaux ou en l'avisant qu'il ne périra que par ses mains. A ces menaces verbales, il faut du reste ajouter certains gestes, signes ou comportements destinés eux aussi à effrayer sa victime. D'aucuns lèvent le poing, le brandissent violemment sous le nez ou sous le menton du rival. D'autres défient l'ennemi en adoptant des attitudes ou des postures volontairement provocatrices. L'épouse d'un marchand, la femme Guichard, explique ainsi qu'une domestique de la maison « ....est entrée chez elle ayant les deux poings sur les hanches, qu'elle lui a tenu des mauvais propos ce qui l'avait forcée à la frapper.... » ( 1201 ). Le nommé Michalet fatigue l'épouse d'un maître maçon : « ....dans l'après midi, raconte-t-elle,....il affecta de passer....devant la maison de la suppliante en faisant des signes de menaces....Hier il passa en ayant un marteau à la main....puis sur les quatre heures et demi de l'après midi....il s'arrêta pour narguer....(son) fils » ( 1202 ). Ces menaces, heureusement, ne prêtent pas toutes à conséquence. Elles sont cependant suffisamment sérieuses, dans l'esprit du plaignant, pour qu'il les rapporte aux autorités. Celles-ci questionnent alors l'accusé pour juger de la réalité de ses intentions. Dans une société où la violence est à fleur de peau, les rivalités exacerbées, on craint davantage un bras animé par la vengeance que l'agressivité « accidentelle » ou irréfléchie. C'est que la brutalité vengeresse et préméditée renforce un peu plus encore le sentiment d'insécurité qui pèse sur le quotidien. Les menaces inquiètent parce qu'elles déstabilisent l'individu promis aux pires représailles. En hypothèquant son avenir, elles contribuent à accroître les tensions déja vives entre membres de la communauté de voisinage.

De fil en aiguille, on en vient aux mains. Il s'agit d'humilier publiquement son adversaire ou de régler sur-le-champ le différend qui l'oppose à lui. Les voies de fait sont tellement banales qu'elles font partie de l'univers journalier du voisinage et n'étonnent personne. A cet égard, les archives judiciaires sont explicites : pour la période 1776-1790, 70% des plaintes impliquant des voisins, font mention, à des degrés de gravité divers, d'échanges de coups, de mauvais traitements ou de blessures. Ces actes de violence que le sociologue allemand N. Elias qualifie de « décharges affectives et pulsionnelles », s’ils renvoient à une certaine brutalité dans les rapports sociaux et dans les conditions d'existence, témoignent aussi d'une hypersensibilité des tempéraments ( 1203 ). Ils composent une réalité incontournable avec laquelle la communauté des habitants - bon gré, mal gré - doit apprendre à vivre. Pour autant, bien que fréquents et banals, ces affrontements physiques présentent, selon les sexes et les catégories sociales, des contours variés, des différences notables qu'il convient de mettre à jour. Ce que ce chapitre se propose de faire. En premier lieu, il s'interroge sur l'identité des adversaires, sur leur âge et leur activité professionnelle. Il esquisse ensuite une typologie sommaire des blessures infligées et dresse un tableau des armes ou des divers ustensiles utilisés au cours des disputes. Cet examen, faut-il le préciser, ne constitue pas une étude sur la violence en général puisqu'il se limite aux seuls conflits entre voisins. Pour autant, il contribue à éclairer de manière originale un phénomène largement répandu dans la société lyonnaise d'avant la Révolution.

Notes
1196.

() Arch. dép. Rhône, BP 3526, 18 novembre 1788.

1197.

() Arch. dép. Rhône, BP 3510, 22 septembre 1786.

1198.

() Arch. dép. Rhône, BP 3471, 15 mars 1781.

1199.

() Arch. dép. Rhône, BP 3514, 30 avril 1787.

1200.

() Arch. dép. Rhône, BP 3536, 11 août 1790.

1201.

() Arch. dép. Rhône, BP 3533, 17 novembre 1789.

1202.

() Arch. dép. Rhône, BP 3536, 6 juillet 1790.

1203.

() Elias (N.), La civilisation des mœurs, op. cit., pp. 279-289.