a) La violence masculine.

Chez les hommes - les archives en témoignent - la violence constitue un mode habituel de relations et l'usage de la force un attribut essentiel de la virilité. Aussi les voit-on multiplier les actes de brutalité à l'encontre de personnes des deux sexes. Si cette agressivité se déploit tous azimuts, elle vise d'abord cependant les mâles de la communauté. Ceux-ci, en effet, représentent 54% des victimes de l'agressivité masculine, les femmes n'en composant que 45%. Peut-on s'étonner de ces empoignades viriles lorsque l'on sait les innombrables raisons qui poussent les hommes à se quereller et à se dresser les uns contre les autres : la misère, la promiscuité, l'ivrognerie, les contraintes morales et matérielles, les rivalités d'ordre économique ? Le plus souvent, la colère éclate, soudaine. Elle surgit sans crier gare et le furieux, comme pris d'un accès de rage, se précipite tête baissée sur l'adversaire. « Hier vers 9 heures du soir, explique Jacques Mancy un maître tailleur, son fils se retirait chez lui....Passant vis à vis la boutique du sieur Bourgat charcutier, son fils fit du bruit sur la dalle avec sa canne. Aussitôt Bourgat sortit de sa boutique....se jeta sur lui et lui donna plusieurs coups de bâton avec une telle violence que tous les voisins accoururent pour l'empêcher de continuer » ( 1209 ). La violence est d'autant plus difficile à contenir qu'entre hommes, la fièvre monte vite et rend souvent tout compromis impossible. On vide d'abord sa querelle à coup de pied et de poing quitte, quelques instants plus tard, à aller se réconcilier au cabaret. Ainsi Benoît Tholot, domestique de profession : il reconnaît avoir rossé son voisin « dans un premier mouvement d'humeur » mais s'être amendé aussitôt après en « allant boire avec lui une chopine dans le cabaret du nommé Gervais qu'il paya » ( 1210 ). L'observateur d'aujourd'hui est frappé par l'impulsivité de ces hommes qu'un regard, une mimique, un geste malencontreux du voisin peuvent rendre furieux. La violence, en particulier, éclate sans prévenir lorsque la réputation d'un homme est mise en cause ou que son honneur paraît bafoué. Les coups prennent le dessus sur les injures et déclenchent de rudes bagarres dont les archives se font fréquemment l'écho. « Elle était sur la porte de sa boutique, dépose Jeanne Roullet, lorsqu'elle entendit le sieur Pouillat insulter le sieur Rabi qu'il traita de Déserteur et de polisson et auquel il reprocha de s'être laissé battre par des garçons bouchers. Rabi se jeta sur lui....et lui donna un violent coup sur la tête qui le renversa à terre.... » ( 1211 ).

Ces gestes de violence sont d'autant plus prompts à s'exprimer qu'ils s'apparentent parfois - pour reprendre l'expression de D.Roche - à de véritables « spectacles culturels » dans lesquels se devine un goût prononcé pour la représentation et la mise en scène ( 1212 ). « Depuis quelque temps, se plaint un maître maçon, le nommé Michallet maître ferblantier....ne rencontre jamais le suppliant sans l'insulter. Le dimanche 4 de ce mois....il affecta de passer devant la maison d'habitation du suppliant en faisant des signes de menaces....Hier il passa avec un marteau à la main puis sur les 4 heures et demi de l'après midi....il s'arrêta pour narguer le suppliant et sortit même son marteau de la poche. Puis Michallet à qui la présence de beaucoup de gens survenus semblait devoir en imposer vint frapper de toutes ses forces d'un coup de marteau sur la tête du suppliant et lui fit une ouverture considérable à la tête »( 1213 ). Le côté rituel de la bagarre est encore accentué par la présence d'un public nombreux qui donne une dimension collective à l'échauffourée. Le regard des autres en effet joue un rôle déterminant dans une société où l'honneur individuel et professionnel occupe une place importante, où les rancunes sont opiniâtres, comme la misère. Il exerce en tout cas une emprise tyrannique sur l'esprit de chacun et renforce encore l'agressivité de ces hommes imprégnés d'une « éthique belliqueuse » ( 1214 ).

Si la violence des hommes s'exerce en priorité contre d'autres hommes, elle n'épargne pas, tant s'en faut, la communauté féminine. Selon les sources judiciaires en effet, les femmes - mariées, veuves et célibataires confondues - composent 45% des victimes de la brutalité masculine. Ce chiffre élevé montre qu'à l'évidence la population mâle ne manifeste aucune indulgence particulière pour le sexe pourtant qualifié de « faible ». Les coups pleuvent et endolorissent cruellement les corps féminins, y compris, parfois, ceux que l'âge ou le travail a prématurément vieillis. « ....le jour d'hier, raconte une veuve sexagénaire, revenant de sa journée....le nommé Jean Lagaire dit Giraud compagnon chapelier la saisit aux cheveux, la maltraita cruellement en lui donnant des coups de poing à la tête. Ensuite il se saisit comme un furieux d'une chaise avec laquelle il frappa la plaignante au point qu'elle se trouva en très mauvais état et que la chaise fut cassée en plusieurs pièces »( 1215 ). Si les femmes sont l'objet d'une telle violence, c'est qu'elles rencontrent et côtoient journellement les hommes, que ce soit à l'atelier où elles secondent leur mari, sur la voie publique ou au marché ( 1216 ). D'autre part, l'obligation de gagner sa vie, de vendre, d'acheter, de manipuler de l'argent, exposent les sujets féminins à la colère des hommes. Les plus vulnérables restent bien sûr les filles célibataires ou les veuves, nombreuses dans la cité lyonnaise à exercer une activité professionnelle autonome comme celle de domestique, dévideuse, ourdisseuse, brodeuse, garde-malade ou encore ouvrière dans les ateliers de la ville. A elles seules, elles constituent 19% des victimes de la brutalité des hommes, soit 40% des plaignantes. Ce qui s'explique aisément. Qu'elles soient veuves ou célibataires, ces femmes cumulent en effet de lourds handicaps qui les fragilisent : soumises aux aléas économiques, pauvres, parfois même misérables, elles doivent affronter seules le monde rude des travailleurs. D'autre part, pour asseoir leur crédibilité et garantir leur existence matérielle, il leur faut sans cesse « jouer des coudes » et s'imposer coûte que coûte, en dépit de l'hostilité affichée de certains hommes. L'exercice, parfois, se révèle périlleux. « ....Dimanche, explique une jeune dentelière célibataire, elle pria le sieur Fourville de bien vouloir lui rendre les 24 sols d'arrhes qu'il avait reçus pour le paiement d'une vieille armoire. Pour toute réponse, celui-ci lui porta un violent coup de poing sur la tempe et la renversa contre….la porte d'entrée où elle reçut un coup plus violent et plus meurtrier soit sur la tête.... soit à la main dont elle s'est en tombant cassée un doigt. Sans le secours de quelques voisins....il l'aurait laissée morte sur place » ( 1217 ).

Si le ton utilisé dans les plaintes est parfois outrancier et si certains propos semblent volontairement dramatisés pour accabler la partie adverse et obtenir, le cas échéant, quelque dédommagement financier, un fait néanmoins demeure : les filles célibataires et les veuves constituent incontestablement une cible facile pour les hommes. D'autant, semble-t-il, qu'elles disposent d'une certaine autonomie financière - donc d'un surplus de liberté - que d'aucuns leur refusent absolument. Le rejet obstiné de toute indépendance féminine peut conduire, dans les cas extrêmes, à des agressions sexuelles auxquelles, on le conçoit aisément, les filles célibataires sont plus exposées que les veuves. Etrangement pourtant, ce type de violence est rarement évoqué dans la longue série de plaintes enregistrées au cours de la période 1776-1790. Le terme même de « viol » n'apparaît qu'exceptionnellement et, tout au plus, recense-t-on 7 délits à caractère sexuel au cours de ces 15 années. A. Farge, rappelons-le, signale le même phénomène pour la ville de Paris ( 1218 ). Est-ce à dire que ces conduites demeurent strictement marginales dans la société lyonnaise d'avant la Révolution ? Evidemment non. Alexis Bernard relève le cas de 34 viols individuels et de 16 viols collectifs entre 1660 et 1760 ( 1219 ). D'autre part, malgré l'imprécision des récits et l'ambiguité de certaines expressions utilisées dans les procédures judiciaires, les manières de certains hommes sont sans équivoque. La jeune Reine Mok, par exemple, explique qu'elle a été enlevée par plusieurs individus qui l'ont séquestrée et « maltraitée » pendant plusieurs heures ( 1220 ). Claudine Mitelié dénonce la conduite de son voisin qui s'est livré « aux attouchements les plus indécents » ( 1221 ). En toute hypothèse, le peu de crimes sexuels qui sont portés à la connaissance de la justice et la retenue avec laquelle ils sont évoqués renvoient à la honte qui ne manque pas de rejaillir sur la victime lorsqu'elle expose publiquement le récit des sévices dont elle a été l'objet. Peut-être aussi une certaine tolérance sociale et la médiocrité du recours en pareille circonstance dissuadent-elles les femmes à saisir les tribunaux ( 1222 ). Mieux vaut dans ce cas transiger avec l’agresseur en obtenant de lui un dédommagement financier substantiel.

Les femmes établies - épouses et mères de famille - sont sujettes elles aussi à la violence masculine ( 1223 ). Soumises, en principe, à des conditions d'existence moins précaires que leurs consoeurs veuves ou célibataires, plus entourées donc mieux protégées, elles composent cependant plus du quart des victimes de la hargne masculine (27%). C'est qu'engagées auprès de leurs époux pour assurer la subsistance du ménage, les Lyonnaises demeurent rarement confinées au foyer. Chez les boulangers, les bouchers, les charcutiers et dans les métiers de l'alimentation, elles tiennent la boutique. Dans les ateliers de soierie, elles aident leur conjoint au métier à tisser. De manière générale, les femmes mariées jouent un rôle essentiel : elles participent activement à l'économie familiale et secondent efficacement le chef du foyer ( 1224 ). C'est pourquoi, solidaires des intérêts du ménage, toujours prêtes à intervenir lorsqu'ils paraissent menacés, elles se trouvent impliquées dans d'innombrables disputes. « Sa femme, explique un ouvrier, est allée chez le sieur Berger marchand de gazes rue du Boeuf pour lui demander 12 Livres qu'il lui devait pour le filage de cotton. Berger....l'a chassée à coups de manche à balai hors de son domicile, l'a excédée de coups au point que la garde bourgeoise, appelée par les voisins indignés par ces mauvais traitements, a trouvé la femme du plaignant étendue et renversée sur l'escalier de la maison.... » ( 1225 ).

Si les femmes font parfois appel à leur époux pour se défendre, elles hésitent cependant à solliciter leur intervention de peur qu'elle ne débouche sur une bagarre entre hommes beaucoup plus brutale. Le chef de famille, du reste, n'est pas toujours en mesure de voir ou d'entendre les difficultés rencontrées par sa moitié et c'est pourquoi, fréquemment, un voisin profite de cet éloignement ou de cette absence pour venir vider sa querelle. « Hier vers 10 heures du matin, raconte la femme d'un fripier, Jean Garet....est venu dans son domicile et profitant de l'absence de son mari il vomit toutes sortes d'injures, lui donna des coups sur la tête et s'empara même d'un mouchoir de mousseline qu'il déchira....Il revint quelques instants plus tard, s'emporta de nouveau contre elle et voulut la terrasser, ce dont il fut empêché par différentes personnes venues au secours » ( 1226 ). Face à ces intrusions intempestives et à la brutalité masculine en général, les Lyonnaises restent rarement sans réaction. Pour protéger leur intégrité physique et préserver l'intimité du foyer, elles se rebiffent et n'hésitent pas à rendre coup pour coup. Les documents d'archives multiplient les scènes dans lesquelles sont engagées des femmes résistant aux assauts d'un voisin agressif. L'énergie dont elles font preuve alors témoigne d'une belle capacité à batailler dès lors qu'il s'agit de sauvegarder l'espace familial et d'assurer la survie économique du ménage.

Notes
1209.

() Arch. dép. Rhône, BP 3455, 30 mai 1779.

1210.

() Arch. dép. Rhône, BP 3479, 13 mars 1782.

1211.

() Arch. dép. Rhône, BP 3537, 25 novembre 1790.

1212.

() Roche (D.), Le peuple de Paris, op. cit., p.266.

1213.

() Arch. dép. Rhône, BP 3536, 6 juillet 1790.

1214.

() Muchembled (R.), L'invention de l'homme moderne, op. cit., p.217.

1215.

() Arch. dép. Rhône, BP 3436, 7 février 1777.

1216.

() Cf. deuxième partie, chapitre 1, B, 1.

1217.

() Arch. dép. Rhône, BP 3483, 13 décembre 1782.

1218.

() Farge (A.), Vivre dans la rue à Paris au XVIIèùe° siècle, op. cit., p.144.

1219.

() Bernard (A.), Crimes et délits sexuels portés en justice à Lyon de 1660 à 1760, mémoire de maîtrise, 1993, 123 pages.

1220.

() Arch dép. Rhône, BP 3508, 24 juillet 1786.

1221.

() Arch. dép. Rhône, BP 3473, 1er août 1781.

1222.

() Des textes existent pourtant qui réservent aux violeurs une sentence exemplaire, Cf. Vigarello (G.), Histoire du viol XVIème-XXème siècle, Seuil, 1998, 357 pages, pp.20-24. J.B. Denisart considère le viol comme « un crime capital qu'on punit de mort ». La faute de l'accusé, observe pour sa part C.J. de Ferrière, est d'autant plus grave que la victime est impubère. Même avis chez Muyart de Vouglans qui écrit : « Lorsque (le viol) est commis envers une vierge, la peine ne peut jamais être moindre que celle de la mort et cette peine doit même aller jusqu'à celle de la roue si cette vierge n'était pas encore nubile ». Seul Furetière, op. cit. V° Injure, qui n’est pas un juriste, se montre moins sévère et considère le viol comme une « injure » passible d'une seule peine pécuniaire : « ....on donne donc des dommages et intérêts à des filles violées pour réparation de l'injure qui leur a été faite ». La férocité de certains textes cependant ne doit pas faire illusion. D'une part, l'échelle des peines varie selon le rang de l'accusé et de la victime comme le rappelle Muyart de Vouglans : « Le viol peut être commis contre toutes sortes de personnes du sexe....Il est puni avec plus ou moins de rigueur suivant (leur) qualité », cité par Vigarello, op. cit., p.24. Le maître qui abuse de sa servante n'encourt donc pas la même peine que le domestique qui viole sa maîtresse. D'autre part, les délits sexuels sont peu poursuivis par les tribunaux qui imposent le même modèle de tolérance au viol qu'aux coups et aux blessures. La recherche d'accommodements et la volonté d'éviter le recours à une justice trop voyante entretiennent l'impunité évidente de nombreux crimes sexuels. Sur la question des viols collectifs commis par des bandes de jeunes gens, voir Muchembled (R.), L'invention de l'homme moderne, op. cit., p. 62, 217, 303, 317. On consultera aussi la communication d’Alexis Bernard « Les victimes de viols à Lyon aux XVIIème et XVIIIème siècles » publié in Garnot (B.), (sld), op. cit., pp. 463-467.

1223.

() Sur ce thème, voir Dauphin (C.), Farge (A.), ( sld), De la violence et des femmes, Albin Michel, 1997, 201 pages, notamment pp.82-87.

1224.

() Le rôle de la femme - en particulier de la femme d'artisan - dans l'économie du ménage et dans l'entreprise familiale est tel que le remariage des veufs s'opère sans délais, ou presque. Ainsi, 80% des veufs de la paroisse Saint-Georges se remarient moins de 6 mois après le décès de l'épouse (Cf. Garden (M.), op. cit., p. 58). La présence féminine dans les boutiques et les ateliers est un fait bien attesté sous l'Ancien Régime, notamment dans les grandes cités comme Paris. Sébastien Mercier s'en réjouit car il y voit les prémices d'une meilleure distribution des rôles sexuels : ces femmes, écrit-il, « travaillent de concert avec les hommes, et s'en trouvent bien; car elles manient toujours un peu d'argent. C'est une parfaite égalité de fonctions. Le ménage en va mieux. ...Ces femmes, qui ne sont pas dans l'inaction, ont plus d'empire dans leur ménage et sont plus heureuses que les femmes d'huissiers, de procureurs, de greffiers, de commis de bureaux, etc.... Elles font la moue en comparaison de ces grosses réjouies qui dominent un comptoir, parlent à tout venant, remuent du matin au soir de la monnaie » Mercier (S.), op. cit., livre XI.

1225.

() Arch dép. Rhône, BP 3469, 30 janvier 1781.

1226.

() Arch. dép. Rhône, BP 3515, 12 mai 1787.