b) La violence féminine.

Les sources judiciaires, rappelons-le, se font également l'écho d'une violence féminine, c'est-à-dire d'une violence dont l'origine est directement imputable à des femmes ( 1227 ). Ces dernières composent 37% des prévenus poursuivis pour voies de fait et, si leur agressivité est incontestablement moindre que celle des hommes, elles comparaissent cependant pour des raisons similaires, à savoir : sévices, coups et blessures envers un membre du voisinage. Cette brutalité féminine présente des traits spécifiques qu'il est aisé de dégager. En particulier, elle épargne largement les hommes puisque ceux-ci n'en sont l'objet que dans 17% des cas lorsque les agresseurs sont des femmes mariées et dans 26% des cas quand il s'agit de veuves ou de filles célibataires. Même si ces pourcentages sont sous-évalués, en raison notamment de l'indignité qu'il y a pour un sujet masculin de relater un épisode peu glorieux, il reste significatif : le rapport qui se joue ordinairement entre hommes et femmes semble, en effet, suffisamment inégal pour que ces dernières adoptent une ligne de conduite prudente et mesurée. Bien entendu, cette modération se dissipe très vite lorsque la fragilité ou l'infériorité physique de l'adversaire semblent telles qu'elles autorisent un surcroît d'agressivité. Ce que déplore, entre autres exemples, Fleury Faure, un vieil ouvrier en soie porté sur la boisson, qui se fait rosser par une cabaretière pour avoir négligé de régler ses dettes : « ....elle lui sauta dessus....lui donna des coups de pied et de poing en lui disant il faut que tu me payes. Puis elle le saisit aux cheveux et le terrassa....ce qu'elle n'eut aucun mal à faire attendu le grand âge du plaignant qui est d'environ 60 ans » ( 1228 ).

En règle générale, les hommes qui sont victimes de violences féminines ne s'adressent à la justice qu'en cas d'absolue nécessité, lorsque, par exemple, les blessures qu'ils ont reçues sont graves au point d'entraîner une incapacité de travailler ou encore quand leur réputation a été rudement éprouvée. Ainsi Hervé Laurent Day, un maître horloger de la place Bellecour : « ....dimanche, en plein public, déclare-t-il, la femme Hardouin se livra à une scène la plus scandaleuse....elle se répandit contre lui en invectives, le traita de frippon, de coquin, de voleur, elle alla même jusqu'à s'armer d'une pierre qu'elle jetta au suppliant et dont il fut grièvement atteint à la tête. Cette scène s'est passée en public, en plein midi; elle assembla un concours de monde et pour éviter une plus grande scène, le suppliant fut forcé d'abandonner sa boutique.... ». Le plaignant se voit contraint de porter l'affaire au tribunal parce que, dit-il, il veut « ....faire arrêter ces voies de fait et ces mauvais propos qui ont fait impression sur l'esprit du public et qui attaquent sa réputation » ( 1229 ). Des deux griefs évoqués par cet homme - les voies de fait et les mauvais propos - le second à ses yeux paraît être beaucoup plus grave. En effet, les injures verbales, en portant atteinte à son crédit, risquent de le pénaliser beaucoup plus durablement que quelques ecchymoses.

Trois fois sur quatre environ, ou même davantage, la violence des femmes s'exerce à l'encontre d'autres femmes. Entre 1776 et 1790, 172 plaintes ont été ainsi recensées qui dénoncent les mauvais traitements infligés par des mères de familles, des veuves ou par des filles célibataires à leurs voisines. C'est que la susceptibilité et l'agressivité féminines, d'ordinaire, sont grandes. Les Lyonnaises se trouvent fréquemment impliquées dans de furieuses empoignades dans lesquelles les questions d'honneur et de réputation tiennent une place essentielle. Si besoin est, elles n'hésitent pas à cogner fort. La violence de leurs échanges et la rudesse des coups témoignent d'une brutalité qui rappelle, à bien des égards, la brutalité des hommes. « Hier, relate Magdeleine Desproit,....elle était dans une échoppe sur le port de la Mort qui Trompe...lorsque la veuve Nantas suivie de sa domestique et de la femme Gustel vinrent....l'invectiver. Elles lui crachèrent au visage, se saisirent d'une chaise qu'elles lui lancèrent et l'assaillirent ensuite toutes les trois à la fois, lui donnèrent plusieurs coups très violents et déchirèrent sa coeffe et ses autres vêtements. Sa vie aurait été en danger....si on ne lui eut promptement porté secours et si on ne l'eut sortie des mains de ces trois femmes acharnées à la frapper » ( 1230 ). Entre femmes, des discordes de ce type sont quotidiennes. Le moindre incident capte l'attention de la maisonnée et une altercation un peu vive peut enflammer en quelques instants l'immeuble et ses habitants. Chacun intervient alors dans la bagarre, distribuant des louanges aux uns, des torts aux autres. « Jeudi, dépose un témoin,....montant l'escalier de la maison qu'elle habite ainsi que les parties, elle ouit beaucoup de bruit et entendit que la femme Richard disait à la plaignante qu'elle était une garce, une putain....qu'une nommée Carrichon se joignit à la femme Richard ainsi que son mari et accusèrent la plaignante d'être la maquerelle de sa fille, qu'elle la menait chez les juges trousser son cotillon pour se les rendre favorables. La déposante entendit aussi qu'on faisait charivari avec une casserole et que c'était la femme Richard qui cherchait à mortifier la plaignante. Après cela une multitude de personnes du corps du logis se mit à injurier la plaignante...et une blanchisseuse porta un coup de poing dans l'estomac de la plaignante et la terrassa » ( 1231 ).

Le plus souvent, la violence, est d'abord verbale. Les injures fusent, blessantes. Très vite, le ton monte. Les propos s'encanaillent et deviennent insupportables surtout lorsqu'ils sont proférés devant un parterre avide de racontars. Sans crier gare, on en vient aux coups. La main cogne, égratigne les corps, arrache les cheveux, la femme la plus forte voulant humilier publiquement sa voisine. D'où des rencontres d'une rare intensité. Si la colère des femmes est soudaine c'est moins parce que la nature féminine est brutale et impulsive, comme on se plaît à le répéter à l'époque, que parce que sur elles pèse un double fardeau : la charge et la responsabilité du foyer d'une part, la défense de l'honorabilité de la famille d'autre part. C'est pourquoi tant de querelles ont pour point de départ des questions d'intérêt - la femme doit épargner les biens du ménage - ou des attaques verbales - elle est gardienne de la bonne réputation familiale. Certaines pratiques violentes renvoient du reste au partage traditionnel des rôles sexuels : souiller, par exemple, une porte d'excréments ou jeter des ordures à la face d'une voisine trahissent toujours une main féminine ( 1232 ). Ces gestes singuliers rappellent le rapport étroit que les femmes entretiennent avec la « matière ». Ils découlent de ce qu'elles vivent plus que quiconque en contact avec la crasse et les immondices puisqu'elles assument l'essentiel des tâches ménagères et des corvées d'entretien de l'immeuble. Ces agissements scatologiques sont dénoncés comme particulièrement misérables et attentoires à la dignité de la victime. Leur caractère de gravité est tel qu'ils débouchent invariablement sur des scènes d'une grande violence « Vendredi dernier, expose Marguerite Parcouret dans sa plainte, entre 2 et 3 heures de relevée, la femme Descôte monta....un vase de nuit rempli de matière grossière, jeta et appliqua la matière contre la porte de l'appartement de la plaignante, en boucha le trou de serrure et remplit toutes les parties de la porte de sorte qu'il en entra une partie chez la suppliante....Dimanche la femme Descôtes....se cacha sous l'escalier pour attendre la plaignante....se précipita sur elle, la saisit aux cheveux et lui donna plusieurs coups sur la tête et dans le ventre.... » ( 1233 ).

D'ordinaire, les hommes se tiennent à l'écart des disputes féminines et c'est même avec une certaine ironie qu'ils les qualifient dans les documents judiciaires de « querelles de femmes ». Non pas que ces rixes laissent indifférent le sexe mâle mais celui-ci réagit, en fin de compte, comme s'il s'agissait d'infractions mineures et il préfère toujours laisser aux intéressées le soin de régler seules leurs différends. Cependant, lorsque les conflits tournent mal ou quand ils dépassent un certain seuil de gravité, il n'est pas rare qu'interviennent, pour les secourir, l'époux ou les enfants des adversaires. En se jetant ainsi dans la bagarre, ils confèrent à la querelle une dimension nouvelle, plus violente et plus dramatique. « Aujourd'hui, explique la femme d'un maître tailleur d'habits,....la femme de sieur Marchand....l'a accablée d'injures, l'a traitée d'effrontée, de gueuse, de putain et lui a donné différents soufflets....Puis la femme Marchand a appelé son mari qui l'a aussi excédée de coups de pied et de poing; l'a couchée par terre, lui a mis le pied sur le ventre. La suppliante a été tellement maltraitée que l'on a été obligé de la relever et de l'emporter chez un voisin. Elle serait morte si on ne l'avait pas délivrée des bras des mariés Marchand » ( 1234 ).

Ces gestes de solidarité familiale sont courants. Ils s'apparentent à un réflexe qui joue chaque fois qu'un membre du ménage semble être en péril. Au sein de l'immeuble, cette solidarité se traduit par une puissante agressivité mettant aux prises, le plus souvent, des femmes venues soutenir ou défendre leurs enfants - y compris d'ailleurs lorsqu'ils commettent des actes malveillants. Se manifestent à cette occasion toute la sollicitude et l'affection que les mères de famille éprouvent généralement à l'égard de leurs rejetons. « Elle se trouvait à la fenêtre de son domicile, dépose Marie Charion, et fut témoin que le fils Depierre poussait des ordures du côté de la porte de la femme Lacouture; que celle-ci les repoussait au milieu de la cour. Puis la femme Lacouture donna un grand coup de balai au fils Depierre qui se défendit. Sa mère accourut aussitôt, se saisit du balai et en porta un coup sur la tête de la femme Lacouture dont la coiffure fut tachée » ( 1235 ). Dans ce genre de situation, les femmes font généralement preuve d'une belle indulgence et témoignent envers leur progéniture d'une mansuétude souvent plus grande que celle de leur mari. En retour, les enfants épousent volontiers les querelles de leur mère, fussent-elles injustes ou déplacées. S'établit de la sorte une véritable solidarité, observable dans tous les milieux sociaux - y compris chez les plus pauvres - qui contribue à faire de la famille une cellule unie, bien que fragile, face au monde extérieur.

La répartition par sexe des violents témoigne des différences de comportements entre les hommes et les femmes. Si les secondes déversent surtout leur agressivité contre d’autres femmes, c’est d’abord, semble-t-il, parce leur terrain de pédilection reste l’intérieur des maisons et que l’immeuble concentre une grande violence qui transforme les lieux oridinaires de rencontres en espaces conflictuels. Le confirme la proximité géographique des adversaires.

Tableau 50. La proximité géographique des agresseurs féminins et de leurs victimes




% des cas

Victimes demeurant dans la même maison

53%

V. demeurant dans la même rue

15%

V. demeurant dans le même quartier

32%
Tableau 51. La proximité géographique des agresseurs masculins et de leurs victimes


% des cas

Victime demeurant dans le même immeuble

26%

V. demeurant dans la même rue

14%

V. demeurant dans le mêm quartier

60%

53% des violentes ont pour victime une personne qui loge dans le même immeuble contre 26% seulement de violents. Le chiffre est à souligner et renvoie au rôle traditionnel dévolu aux épouses et aux mères de famille dans la France d’Ancien Régime. Quant aux hommes, leurs victimes sont localisées à quelques rues du foyer familial, au cabaret notamment où les conflits naissent à tout bout de champ. Ainsi l’usage de la violence s’accommode-t-il du partage des rôles sexuels tel qu’il existe dans la France d’Ancien Régime.

Notes
1227.

() On consultera avec intérêt les travaux de Bonnefoi (R.), Di Adamo (S.), Prost (E.), op. cit., pp. 46-68. Sur la violence des femmes au cours des émeutes, voir Bayard (F.), « Unité ou pluralité des lieux : la place Bellecour dans la révolte lyonnaise des 17 et 18 mai 1863 » Congrès national des sociétés savantes : section d’histoire moderne et contemporaine, n° 114, 1989, pp. 71-79.

1228.

() Arch. dép. Rhône, BP 3453, 5 janvier 1779.

1229.

() Arch. dép. Rhône, BP 3480, 25 juin 1782.

1230.

() Arch. dép. Rhône, BP 3535, 28 mai 1790.

1231.

() Arch. dép. Rhône, BP 3520, 23 mai 1788.

1232.

() Constatations identiques à Rome : Burke (P.), in Delumeau (J.) (présenté par), Mentalités. Injures et blasphèmes, Imago, 1989, 159 pages, p.55 et suivantes.

1233.

() Arch. dép. Rhône, BP 3516, 4 juin 1787.

1234.

() Arch. dép. Rhône, BP 3478, 14 février 1782.

1235.

() Arch. dép. Rhône, BP 3458, 26 août 1779.