a) L’âge des violents.

L'âge des violents est systématiquement consigné dans l'interrogatoire. Dans la moitié des cas, la mention reste approximative - quel que soit le sexe ou l'activité professionnelle - et l'on déclare être âgé « d'environ x années » sans préciser davantage. Une transformation s'opère cependant au cours des dernières années de l'Ancien Régime. L'indication devient plus rigoureuse et certains accusés témoignent même d'un certain souci d'exactitude ( 1237 ). Quoi qu'il en soit, cette absence d'homogénéité dans la documentation n'empêche pas d'établir un matériel statistique efficient et d'examiner à quelles classes d'âge se rattachent les auteurs de violence

Graphique 31
Graphique 31

Une forte majorité d'hommes et de femmes figurant au banc des accusés (respectivement 75% et 74% du corpus) ne dépasse pas 40 ans. Si les moins de 15 ans composent une part négligeable - les exactions des enfants engagent en principe les parents - les 21-40 ans, en revanche, constituent le groupe le plus nombreux et totalisent à eux seuls plus de 60% des prévenus. La violence entre voisins émane donc d'individus généralement jeunes, impulsifs, encore peu ou mal intégrés dans la collectivité. Des différences sensibles, cependant, existent entre accusés masculins et féminins qu'il convient de relever.

Avec un âge moyen qui s'établit à 33,8 ans, les hommes violents sont incontestablement des individus jeunes. La moitié d'entre eux, ou presque (45%), n'excède pas 30 ans, la catégorie la plus nombreuse étant les 21-30 ans (38%). A l'inverse, la part des accusés « âgés », c'est-à-dire de ceux qui ont dépassé la cinquantaine, est médiocre et représente moins du quart du corpus masculin. Une telle inégalité dans la distribution n'étonne guère. Elle confirme ce que les historiens savent bien, à savoir que les jeunes adultes se montrent traditionnellement plus agressifs que leurs aînés. A Lyon comme ailleurs, la raison en est simple. Pami les violents dont l'âge ne dépasse pas la trentaine, une proportion importante - mais impossible à chiffrer à partir des seuls interrogatoires - est célibataire, en « marge » donc de la société parce qu'en attente d'intégration ( 1238 ). Tenus en lisière de la collectivité parce qu'ils n'ont pas encore fondé de famille, ils attendent de nombreuses années avant de pouvoir s'insérer dans les sociabilités urbaines et le jeu social.

L'assimilation de ces hommes jeunes est rendue plus difficile encore par l'arrivée d'étrangers - 2000 personnes par an environ - parmi lesquels figurent de nombreux garçons célibataires qui viennent exercer en ville comme apprentis, domestiques, commis ou journaliers ( 1239 ). Leur venue rétrécit un peu plus le marché matrimonial déjà passablement étriqué à la veille de la Révolution ( 1240 ). Elle renforce les frustrations et les haines juvéniles d'autant que les anciennes organisations de jeunesse qui contrôlaient le mariage et servaient de soupape de sécurité se sont effacées depuis longtemps - même si subsistent encore çà et là quelques coutumes anciennes comme le charivari ( 1241 ). En attendant d'amasser des économies pour pouvoir convoler et s'établir professionnellement, les jeunes gens développent une éthique virile, agressive et très théâtralisée. Ils affirment leur valeur personnelle à travers des rixes, des batteries, des agressions sexuelles ou des beuveries, frustrés d'être privés de mariage et de statut social ( 1242 ). Le soir après le travail, les dimanches ou les jours de fête, il n'est pas rare de les voir attablés au cabaret, se vanter du succès qu'ils remportent auprès des filles, parler fort ou multiplier les gestes de défi envers leurs camarades. La boisson aidant, les propos se font plus provocateurs. Les coups partent et débouchent invariablement sur des bagarres dont les archives judiciaires se font l'écho lorsque les choses tournent mal. « Il buvait hier dans un cabaret établi Place Neuve des Carmes avec quelques jeunes gens de sa connaissance, explique un garçon jardinier. La bouteille bue, il voulut se retirer....lorsque deux de ses camarades se levèrent pour s'opposer à son passage, désirant qu'il reste boire encore une bouteille. Le plaignant qui avait déjà beaucoup bu refusa et voulut sortir....mais il fut arrêté par un particulier nommé Aunier ferblantier....lequel passe dans le quartier pour un querelleur. Aunier s'arma d'un tabouret et en frappa si rudement le plaignant qu'il lui ouvrit la tête....et que (le plaignant) tomba baigné de son sang. Le cabaretier....s'avança et sur ce qu'il dit à Aunier Malheureux, est-ce ainsi qu'on se comporte ? Tu as tué cet homme, Aunier s'esquiva. Les voisins s'empressèrent d'arrêter le sang du suppliant et on le conduisit chez....sa maîtresse » ( 1243 ).

Parfois, cette brutalité juvénile se déploie à l'encontre de « mâles établis » - pour reprendre l'expression de R. Muchembled - c'est-à-dire de pères de famille solidement installés dans la vie sociale et professionnelle ( 1244 ). « Etant devant sa boutique, se plaint un maître perruquier père de plusieurs enfants, et parlant avec deux autres maîtres perruquiers, il a été mouillé à trois reprises....par quatre garçons perruquiers qui demeurent immédiatement au dessus de sa boutique. Il est monté pour se plaindre....mais les quatre garçons perruquiers l'ont terrassé, ont déchiré son habit et lui ont causé une effusion de sang par une plaie derrière la tête ». Un témoin ajoute : « ....les garçons perruquiers criaient par la fenêtre Est-il crevé ce souleau; je payerai sa chose, je payerai son enterrement »( 1245 ). S'agit-il là d'un conflit entre générations, traduisant l'animosité des plus jeunes envers leurs aînés ? Ou bien sommes nous en présence d'une simple farce qui tourne mal ? Impossible de répondre bien sûr, mais de tels actes de violence ressemblent fort à des séquences de défoulement au cours desquelles les jeunes célibataires, en mal d'assimilation et de reconnaissance sociale cherchent à exhiber leur courage, à étaler leur virilité. Cette ardeur belliqueuse se nourrit naturellement de l'âpreté de l'existence quotidienne. Celle-ci, sans conteste, est plus dure pour les nouveaux venus que pour les Lyonnais de souche puisqu'il leur faut, dès leur arrivée, trouver un travail, lutter contre la méfiance dont ils sont l'objet, s'insérer dans une confrérie ou dans une organisation professionnelle. Parmi les arrivants, les plus favorisés entrent en apprentissage puis, après plusieurs années de travail, se marient lorsque l'acquisition d'un métier leur permet d'assurer la survie d'un ménage ( 1246 ). Les malchanceux, quant à eux, isolés et sans fortune, se heurtent aux familles lyonnaises déjà installées et aux nombreuses restrictions qui limitent l'accès des étrangers aux corps de métier. Plus sensibles que les autres aux difficultés économiques, ils adoptent une attitude volontiers agressive et c'est sans surprise qu'on les retrouve impliqués dans des rixes particulièrement violentes, à l'instar de Michel Franc, un affaneur originaire du Bugey, poursuivi pour le meurtre d'un de ses compagnons de beuverie ( 1247 ). Les interrogatoires d'accusés, cependant, livrent rarement à l'historien le lieu de naissance du délinquant, d'où l'impossibilité d'évaluer de manière satisfaisante le pourcentage des étrangers parmi les auteurs de brutalités. Nul doute néanmoins que les travailleurs venus à Lyon pour y exercer une activité non qualifiée et tenus, de ce fait, dans une position subalterne, trouvent dans la violence un exutoire naturel à leurs frustrations quotidiennes.

Avec l'âge, l'agressivité des hommes décroît. Le recul amorcé par les 31-40 ans se confirme et s'accélère avec les générations suivantes puisque les 51-60 ans ne représentent plus que 8% des violents soit 5 fois moins (ou presque) que les 21-30 ans.

Deux raisons principales expliquent ce phénomène. En premier lieu, la faible espérance de vie des hommes - 48 ans - se traduit par la disparition prématurée d'individus encore jeunes. Deux tiers des adultes, rappelons-le, meurent avant 60 ans et, si l'on excepte le cas de certains milieux privilégiés, rares sont les Lyonnais qui dépassent 70 ans. Les plus vulnérables, naturellement, sont issus des classes populaires à l'image des ouvriers et des manoeuvres en bâtiment de la paroisse Saint-Nizier qui meurent dans 49% des cas entre 20 et 49 ans ( 1248 ). La seconde explication a déjà été évoquée. Elle tient à l'assimilation progressive des hommes aux différents corps de métier, ce qui leur confère une place fixe et reconnue dans la société. Passé un certain âge en effet, nombreux sont ceux qui s'insèrent professionnellement et fondent une famille. En découle une certaine stabilité que renforce encore l'intégration aux réseaux des sociabilités urbaines. Aussi, à défaut de disparaître tout à fait, l'agressivité se fait-elle plus rare. Le recours à la violence devient moins systématique que chez les plus jeunes et, le cas échéant, traduit davantage la volonté de préserver l'honneur familial, de récupérer son dû ou de défendre sa position sociale que d'afficher crânement sa virilité.

La répartition par tranches d'âge des femmes poursuivies pour violences physiques présente quelques traits spécifiques qu'il convient de relever. Si, comme on le constate aussi chez les hommes, 70% des brutalités recensées se commettent entre 15 et 40 ans, l'âge moyen des violentes est supérieur à celui de leurs homologues masculins : il s'établit à 37,8 ans contre 33,8 ans chez ces deniers ce qui représente une différence sensible de 5 ans. Deux fois sur trois, les prévenues ont dépassé la trentaine et la génération des 31-40 ans compose la catégorie la plus nombreuse en totalisant à elle seule 38% des occurrences. D'autre part, il est intéressant de noter que les Lyonnaises semblent être violentes, y compris aux âges dits de « maturité » comme en témoigne le fort pourcentage des femmes poursuivies par la justice au delà de 40 ans (25%). Jeanne Arnoux, une bourgeoise domiciliée montée des Capucins, a 74 ans lorsqu'elle comparaît pour avoir lacéré le visage de sa voisine avec une clé ( 1249 ). Marie Bremand, la femme d'un Suisse de l'église Saint-Pierre, est âgée de 63 ans quand elle assomme à coups de poing une de ses locataires ( 1250 ). Tout se passe comme si l'agressivité constituait chez les femmes un mode de sociabilité ordinaire, moins précoce mais plus durable que l'agressivité masculine. La part des comparantes, mariées ou mères de famille, est du reste révélatrice : 65% d'entre elles sont des épouses ayant charge de ménage. L'établissement familial et la reconnaissance sociale modifient donc assez peu les conduites habituelles et - contrairement à ce que l'on constate chez les hommes - ne réduit guère l'usage de la violence.

Les caractères originaux de la violence des femmes résultent avant tout des fonctions et du rôle que celles-ci assurent traditionnellement dans la société d'Ancien Régime. En effet, c'est principalement dans le cadre de leurs tâches quotidiennes qu'elles sont amenées à multiplier les gestes d'agressivité. Les plus acharnées sont les femmes mariées, moins portées à la retenue et à la prudence (parce que déjà établies) que leurs camarades célibataires. De fait, il leur faut, tout à la fois, protéger la réputation du foyer, épargner les revenus familiaux, participer à l'économie du ménage en tenant la boutique ou en aidant le conjoint au métier à tisser, entretenir le domicile conjugal et décrasser régulièrement les espaces collectifs de l'immeuble. Les occasions de conflits ne manquent donc pas et génèrent de nombreuses « querelles de femmes ». Cette sociabilité agressive, parfois, se retrouve aussi chez les plus jeunes. Les archives judiciaires rapportent régulièrement des scènes, violentes mais éphémères, dans lesquelles des filles célibataires - des domestiques, des ouvrières, des brodeuses - sont impliquées. Il s'agit le plus souvent de querelles engendrées par des insultes, des calomnies ou par des conflits amoureux. D'ordinaire cependant, les jeunes filles adoptent une attitude plutôt mesurée. Elles cherchent en effet à éviter les coups d'éclat pour garder l'estime de la communauté et ne pas se fermer un marché matrimonial déjà passablement rétréci. D'où le pourcentage relativement faible - 8% - des célibataires poursuivies par la justice pour voies de fait. La situation s'inverse lorsque vers 27 ans les femmes se marient et fondent un foyer. Intégrées et reconnues socialement, elles changent alors de statut. Elles s'insèrent à la vie du quartier en y exerçant le « métier » d'épouse et de mère, c'est-à-dire en devenant gardienne du foyer et de la morale familiale. Leur nouvelle fonction les oblige à beaucoup de vigilance et, surtout, les engage à traquer les innombrables ragots qui circulent. C'est pourquoi les rumeurs dont elles sont l'objet doivent être étouffées au plus vite pour éviter qu'elles soient accréditées dans l'esprit du public. Poursuivie pour avoir donné un coup de couteau à un voisin, l'épouse d'un boucher de la Place des Terreaux, justifie son geste en ces termes : « ….(la victime) l'a injuriée, l'a traitée de Garce, de Putain, lui a dit qu'il l'avait trouvée dans une écurie avec un dénommé Gaillard....qu'elle méritait d'être mise au poteau et chassée de la boucherie. Ces injures ont produit auprès de tous les voisins les plus mauvais effets. Elles peuvent porter atteinte à son honneur, à la réputation de sa famille auprès de ceux qui la connaissent et détourner ses pratiques » ( 1251 ). Dans l'esprit de cette femme, les enjeux sont clairs. Il s'agit de couper court aux rumeurs de peur qu'elles ne rejaillissent sur les siens et déstabilisent son ménage. Le recours à la force s'impose donc. Pour elles comme pour toutes les autres épouses lyonnaises, c'est le prix à payer pour garder l'estime de la communauté de voisinage.

Notes
1237.

() Ainsi, par exemple Marie Guinon, une brodeuse, âgée « de 16 ans et demi » ou Nicolas Reyssie « de 18 ans et demi ». Arch. dép. Rhône, BP 3526 13 novembre 1788 et BP 3537, 17 octobre 1790.

1238.

() Selon M. Garden, op. cit., pp. 91-92, le mariage d'hommes encore mineurs - c'est-à-dire âgés de moins de 25 ans - reste rare (20% des mariés) alors que 40% des époux convolent entre 25 et 29 ans. D'autre part, le mariage des forains, nés en dehors de Lyon, se déroule, en moyenne, 2 ans et demi plus tard que celui des hommes nés à Lyon.

1239.

() Garden (M.), op. cit., p. 79.

1240.

() Garnot (B.), Les villes en France aux XVIème, XVIIème, XVIIIème sècles, Ophrys, 1989, 136pages, p.67.

1241.

() Davis (N.Z.), op. cit., pp.187-188. Sur les organisations de jeunesse sous l'Ancien Régime, voir Muchembled (R.), L'invention de l'homme moderne, op. cit., pp.294-304, Gutton (J.P.), « Reinages, abbayes de jeunesse et confréries dans les villages de l'ancienne France », art. cit., pp. 443-453.

1242.

() Goyer (C.), La délinquance en bande en Lyonnais, Forez et Beaujolais au XVIIIèmesiècle, mémoire de maîtrise sous la direction de F. Bayard, 1980, 186 pages, Centre P. Léon.

1243.

() Arch. dép. Rhône, BP 3481, 11 novembre 1782.

1244.

() Muchembled (R.), Société et mentalités dans la France moderne XVIème-XVIIIèmesiècle, op. cit., p.81.

1245.

() Arch. dép. Rhône, BP 3471, 15 mai 1781.

1246.

() Garden (M.), op. cit., p. 79.

1247.

() Arch. dép. Rhône, BP 3534, 8 mars 1790.

1248.

() Bayard (F.), Vivre à Lyon sous l'Ancien Régime, op. cit., 197.

1249.

() Arch. dép. Rhône, BP 3462, 1er février 1780.

1250.

() Arch. dép. Rhône, BP 3518, 3 octobre 1787.

1251.

() Arch. dép. Rhône, BP 3471, 2 mai 1781.