b) Le profil socioprofessionnel des violents.

Les interrogatoires des accusés, grâce aux renseignements qu'ils contiennent, permettent de grouper les violents par grands secteurs d'activité. Si l'on adopte la classification socioprofessionnelle proposée par M. Garden, la distribution se présente de la façon suivante :

Graphique 32
Graphique 32

Deux groupes surpassent par leur nombre tous les autres : celui des travailleurs non qualifiés (19%) et celui des artisans (46%). A eux seuls, ils rassemblent 70% des violents exerçant une activité professionnelle ( 1252 ). Si l'on compare ces chiffres à ceux qu'avancent les historiens lorsqu'ils tentent d'apprécier la place de ces deux catégories socio-professionnelles dans la cité, on constate des écarts significatifs. Ainsi M. Garden, à partir de l'étude de la contribution mobilière de 1791 qu'il limite aux sections de la Fédération, du Nord-Est et du Nord-ouest, évalue à 16% la part des citoyens non qualifiés. D’autre part, il estime que le milieu artisanal compose un peu plus du tiers des contribuables sous l’Ancien Régime ( 1253 ). Une certaine surreprésentativité des travailleurs « sans métiers » et des artisans s'esquisse donc parmi les auteurs de violences qu'il faut tenter d'expliquer.

Les travailleurs non qualifiés constituent, on le sait, le niveau inférieur de la société lyonnaise. Dépourvus de toute spécialisation professionnelle, ils effectuent des tâches ingrates, parfois rebutantes souvent harassantes. Ce groupe hétérogène et mouvant inclut une foule d'individus qui exerce une activité précaire, dépourvue de statut précis. Dans l'esprit du public, ces travailleurs sans état composent « la populace », décriée mais redoutée parce que rebelle et irritable. Le mépris dont ils sont l'objet est unanime et transparaît parfois au détour des procédures judiciaires. Ainsi, Pierre Augustin Desaintruf, un négociant du quai Saint-Clair, rétorque à l'un de ses voisins désireux d'en découdre « qu'il n'est pas un crocheteur pour se battre à coups de poing » ( 1254 ). Un maître charpentier, Gabriel Reberolle, décrit son détracteur comme étant « un jounalier mal intentionné qui n'a rien à perdre, ne jouit d'aucun bien, ne possède ni honneur ni réputation....un scélérat qui a même la vie peu à coeur.... » ( 1255 ). Une telle dépréciation des travailleurs manuels les plus humbles renvoie à un état d'esprit propre à la société d'Ancien Régime qui établit une distinction rigoureuse entre un peuple des métiers respectable et un menu peuple canaille ( 1256 ). Elle reflète aussi le rejet d'un mode de vie marqué par la pauvreté et l'instabilité chronique.

Le petit peuple des journaliers, des colporteurs et des domestiques constitue la catégorie la plus défavorisée, celle que les crises économiques et frumentaires de l'Ancien Régime finissant atteignent en premier ( 1257 ). Cette vulnérabilité se traduit chez lui par une pugnacité renforcée qui le conduit régulièrement devant les juges de la sénéchaussée criminelle. En effet, pour s'imposer dans un marché encore hésitant, et affronter la concurrence, il faut savoir batailler. Aussi ces hommes de peine sont-ils très présents dans les bagarres quotidiennes. Ils témoignent d'une susceptibilité ombrageuse qui se manifeste toujours lorsque leur réputation - gage de leur survie - est en jeu. « Samedi, explique un témoin, entre 2 et 3 heures de relevée....le nommé Grégoire affaneur qui se trouve ordinairement sur la place des Jacobins fut appelé par le sieur Carra. Ce dernier le traita de voleur, qu'il ne disait pas la vérité....Grégoire lui bondit dessus, lui donna plusieurs coups de pied et de poing....se précipita sur sa femme et la maltraita de plusieurs coups de pied dans le ventre » ( 1258 ).

Les artisans manifestent eux aussi une grande agressivité et rassemblent près de la moitié des violents (46%) poursuivis par les tribunaux lyonnais. Ce groupe professionnel diffère profondément de la catégorie précédente en ce que ses membres sont dotés d'un véritable statut social. En effet, les artisans sont intégrés aux diverses communautés d'arts et de métiers de la ville. Ils composent une classe de travailleurs spécialisés ayant subi généralement plusieurs années d'apprentissage avant d'exercer professionnellement. Pour autant, la variété des fonctions et des structures artisanales rend ce groupe très hétérogène. Certains artisans restent étrangers à la commercialisation des produits qu'ils conçoivent. Tel est le cas des ouvriers en soie, des fabricants de gaze ou des fabricants de bas de soie. D'autres, plus autonomes, écoulent eux-mêmes leur production, comme les maîtres boulangers par exemple. D'autres encore, travaillent sous la coupe d'un maître et préfigurent l'ouvrier de l'ère industrielle : ainsi fonctionnent les chapeliers, les teinturiers, les corroyeurs ou les tanneurs. Comment, face à une catégorie aussi disparate, repérer des lignes de conduite qui soient représentatives du monde artisanal ? Tout au plus, les archives criminelles permettent-elles de distinguer certaines branches d'activité plus enclines à la violence que d'autres. Ainsi, en classant les différents métiers d'après leur spécialisation, mais en ne tenant compte que de ceux qui sont exercés par les hommes - à l'exception donc des métiers entièrement féminins - on obtient le tableau suivant :

Tableau 52. La violence des artisans : la répartition des comparants selon les diverses branches d'activité. Etude de 115 cas.

Soierie

21%

Divers textiles et habillement

8%

Chapeliers

5%

Bâtiment

18%

Chaussures

3%

Alimentation

6%

Bouchers

26%

Travail du métal

2%

Perruquiers

3%

Art et précision

2%

Cuirs et Peaux

5%

Autres
1%

Entre membres des métiers artisanaux, le degré d'agressivité est très variable, chaque branche professionnelle recèlant un nombre plus ou moins important de violents. Sans prétendre examiner les conduites propres à chaque groupe d'artisans, il est intéressant cependant de s'attarder sur les deux secteurs d'activité qui fournissent le plus fort contingent de prévenus : les métiers du bâtiment et ceux de la boucherie.

Les professions du bâtiment regroupent de nombreux travailleurs tels que des charpentiers, des peintres, des maçons ou des tailleurs de pierre. Beaucoup de ces hommes sont des ouvriers originaires de l'extérieur de Lyon - principalement du Massif Central, de l'Auvergne ou du Bugey - venus se faire embaucher sur les grands chantiers ouverts par le Consulat dans la seconde moitié du XVIIIème siècle. Si les charpentiers et, dans une moindre mesure, les peintres sont des travailleurs qualifiés ayant suivi un véritable apprentissage, il en va différemment des maçons et des tailleurs de pierre. Le plus souvent en effet, ceux-ci n'ont reçu aucune formation et travaillent comme simples manoeuvres sans même le titre de compagnon. De façon générale et quelle que soit leur spécialité, les professionnels du bâtiment composent une catégorie défavorisée ainsi que le montrent la capitation de 1788 et la contribution mobilière de 1791 ( 1259 ). 80% d'entre eux ne parviennent jamais à la maîtrise et les maîtres de métiers eux-mêmes disposent de revenus bien modestes ( 1260 ). Par manque de moyens financiers ou à défaut de commandes, nombreux sont les artisans du bâtiment qui aliènent leur indépendance pour s'engager auprès d'un entrepreneur, le temps d'un chantier. Les autres vivent chichement, soumis aux aléas de la conjoncture économique.

De tous, les plus démunis restent les immigrants, attirés par les chantiers d'urbanisme de la cité. Logés en chambre garnie ou dans les auberges de la ville, ils demeurent à Lyon jusqu'à l'expiration de leur contrat de travail. Ils constituent un groupe d'ouvriers turbulents et instables dont les autorités se méfient toujours : en 1744 déjà, lors d'une révolte des ouvriers en soie, le Consulat n'a-t-il pas dû libérer les meneurs sur la pression, notamment, des travailleurs du bâtiment dont on répète à l'envi que « ....ce sont des hommes à la journée que l'on renvoie et qui s'en vont quand l'on veut. Ils ne savent pour la plupart ni lire, ni écrire, et ont toute la rudesse et l'ignorance des habitants des hautes montagnes » ( 1261 )? Les archives judiciaires, elles aussi, mulitiplient les récits de bagarres dans lesquelles se trouvent impliqués ces individus réputés imprévisibles et violents. Ainsi s'exprime Manuel Chauvet, un maçon, malmené par l'un de ses voisins, maçon lui aussi : « ....ce jourd'hui il se trouvait....dans un cabaret de la rue des Trois Maries, il y a rencontré le nommé Claude garçon maçon auquel il a demandé de partager des étrennes que ce dernier avait reçu pour tous les deux dans un temps où ils travaillaient ensemble. Claude, loin de s'exécuter, s'est mis fou en colère....il lui a donné un coup de couteau à la tempe gauche dont il aurait été tué si ledit coup eut porté quelques lignes plus bas.... ». Alertée, la justice se rend au domicile de l'agresseur. Mais celui-ci s'est déjà enfui dans son Auvergne natale, emportant avec lui ses nippes et ses hardes( 1262 ). A travers cet exemple, on perçoit combien la violence est fille de l'instabilité, de la précarité et de la pauvreté. A bien des égards, la situation et la conduite - agressive et orageuse - des travailleurs du bâtiment rappellent celles du petit peuple des journaliers auquel on les assimile volontiers. En ce sens, ils composent une catégorie socioprofessionnelle qui se situe à la frange inférieure de l'artisanat lyonnais.

La situation sociale et professionnelle des bouchers diffère profondément de celle des travailleurs du bâtiment. Les bouchers en effet composent un groupe artisanal - avec division traditionnelle entre apprentis, compagnons et maîtres - dont le niveau de vie est, en règle générale, assez élevé. D'autre part, ils forment un mètier jaloux de ses privilèges qui vit repliée sur elle-même en restreignant sévèrement le nombre de ses apprentis et en augmentant régulièrement les taxes d'accès à la maîtrise. Cette attitude protectionniste favorise l'apparition de véritables dynasties de marchands bouchers qui se partagent le marché lyonnais de la viande et s'opposent aux tentatives concurrentes des forains ou des artisans installés dans les faubourgs ( 1263 ). Elle compromet aussi l'ascension sociale des apprentis ou des compagnons bouchers qui accèdent de plus en plus difficilement à la maîtrise. Par là même, elle suscite de nombreuses frustrations et accroît encore la brutalité d'une communauté professionnelle réputée agressive, sujette aux « coups de sang » et impulsive ( 1264 ). « ....sur l'heure de midi, raconte un aubergiste, les nommés Barre dit Poupon, garçon boucher au service du sieur Vaginay...., Jean, garçon boucher au service de la dame Veuve Picard...., et un autre garçon boucher....conduisaient un troupeau de moutons dans la rue des Bouchers lorsque le chien du plaignant....se mit à aboyer contre les moutons; Barre lui donna un coup de bâton....Le plaignant lui dit Pourquoi voulez-vous tuer mon chien mais il ne lui répondit que par un coup de poing qu'il lui donna dans l'estomac et le jeta à terre....La femme du plaignant qui n'était sortie qu'aux cris qu'elle avait entendus pousser par son mari....fut insultée par ledit Jean....qui cria devant grand nombre de personnes qu'elle était une putain, une garce et lui donna des coups de nerf de boeuf qu'il tenait à la main....Barre dit au plaignant si tu avances je te tue puis....il lui donna un coup de bâton au bout duquel pendait deux clés sur le bras droit lequel fut aussitôt couvert de sang » ( 1265 ). Cette agressivité est d'autant plus redoutable et redoutée que, dans l'exercice quotidien du métier, les bouchers manipulent des ustensiles tranchants qu'ils n'hésitent pas à utiliser en cas de querelle. « Vers 11 heures, explique un boucher, étant sur la porte de sa boutique, la femme Blanchet, aussi bouchère et demeurant même boucherie, l'a injurié l'accusant d'avoir volé un trépied. Malgré les observations du plaignant, elle l'a traité de gueux, de scélérat, de voleur et lui a donné un coup de couteau au bras gauche qui a traversé » ( 1266 ). Sans doute, la violence des bouchers découle-t-elle aussi de la difficulté qu'il y a à exercer une activité professionnelle traditionnellement méprisée parce que « souillée » par le sang impur des bêtes, ainsi que l'explique J. Le Goff ( 1267 ). Car la mauvaise réputation du métier n'est un secret pour personne et plonge ses racines dans des tabous très anciens véhiculés en son temps par l'Eglise catholique. Elle explique en partie la difficile intégration - et donc la turbulence - d'une corporation écartelée entre l'indispensable rôle social qu'elle joue et le mépris populaire dont elle est l'objet.

Notes
1252.

() Au cours de leur interrogatoire, les hommes indiquent tous une profession, y compris ceux qui sont sans emploi. Chez les femmes, 45% des accusées déclarent se livrer à une activité autonome. Il s'agit le plus souvent de filles célibataires ou de veuves travaillant depuis le plus jeune âge comme dévideuses, ourdisseuses, brodeuses, lingères, faiseuses de modes etc...Une fois mariées, elles sont considérées comme exerçant le même métier que le chef de famille.

1253.

() Garden (M.), op. cit, p. 198.

1254.

() Arch. dép. Rhône, BP 3482, 3 octobre 1782.

1255.

() Arch dép. Rhône, 11 G 301, 7 septembre 1776.

1256.

() Garden (M.), op. cit., pp. 160-163.

1257.

()Trenard (L.), La Révolution française dans la région Rhône-Alpes, op. cit., p.197.

1258.

() Arch dép. Rhône, BP 3471, 24 mars 1781.

1259.

() Selon les calculs de M. Garden, op. cit., p. 191, portant sur la capitation de 1788, la contribution moyenne des Lyonnais s'élève à 12 Livres. Or la grande majorité des professionnels du bâtiment paye moins que ce niveau moyen. Le même auteur, op. cit., p. 197, estime que la valeur moyenne du loyer des travailleurs du bâtiment est de 70 Livres soit 2 fois moins que le loyer moyen des Lyonnais (150 Livres).

1260.

() Garden (M.), op. cit., p. 323.

1261.

() Cité par Garden (M.), op. cit., p. 337.

1262.

() Arch. dép. Rhône, BP 3526, 20 octobre 1788.

1263.

() Garden (M.), « Boucheries et bouchers à Lyon au XVIIIème siècle » Actes du 92 ème Congrès des sociétés savantes : section d’histoire moderne et contemporaine, 1970, II, pp. 47-80.

1264.

() Leguay (J.-P.), op. cit., p. 159.

1265.

() Arch dép. Rhône, BP 3533, 6 novembre 1789.

1266.

() Arch. dép. Rhône, BP3471, 2 mai 1781.

1267.

() Le Goff (J.) (sld), Histoire de la France urbaine, Le Seuil, 1981, T. II, La ville médiévale. Des Carolingiens à la Renaissance, pp. 251-252. Sur la violence traditionnelle des bouchers, consulter aussi Nicolas (J.), La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale (1661-1789), Le Seuil, 2002, 623 pages, p. 85-86.