1. Type et variétés de blessures.

Pour dresser un tableau cohérent des blessures infligées par les violents à leurs voisins, le corps humain a été, classiquement, divisé en quatre parties bien distinctes : la tête, les membres, le tronc, le ventre et le bas-ventre. Une première typologie, assez sommaire, peut ainsi s'esquisser. Elle permet de localiser les blessures des plaignants, telles qu’elles apparaissent dans les rapports des médecins.

Graphique 33
Graphique 33

Ces chiffres montrent que la tête au sens large du terme - c'est-à-dire le crâne, le cou, le visage - constitue, et de loin, la cible privilégiée des agresseurs. Excepté quelques nuances, la tendance générale de cette distribution demeure, quel que soit le sexe des victimes 

Graphique 34.. Etude 218 cas.
Graphique 34.. Etude 218 cas.

Plus de la moitié des plaies recensées, en effet, concerne une fraction de la tête, les hommes essuyant ce type de blessure davantage que les femmes. Ces pourcentages, notons-le, n'étonnent guère et confirment ce que les historiens ont déjà observé dans plusieurs régions de France ( 1272 ). En fait, si les violents frappent en priorité le chef de leur victime, qu'ils bataillent à poings nus ou avec un instrument contondant, c'est parce qu'ils savent qu'ici se concentrent à la fois le centre vital de l'individu, son honneur et sa personnalité. En effet, comme l'ont bien montré les anthropologues, la tête constitue l'élément du corps humain où s'exprime le mieux peut-être l'individualité d'une personne. Elle recèle une gamme particulièrement riche d'émotions et d'expressions immédiatement intelligible et perceptible par l'entourage : pensons, par exemple, aux mimiques du visage ou encore au jeu du regard - on y reviendra - capables de traduire les sentiments les plus variés. Pensons aussi à la coiffure, au bonnet et au chapeau qui ornent toutes les têtes, y compris celles des enfants et des jeunes filles. Ces parures qui prolongent et couvrent le chef composent une véritable extension de la personnalité et sont dotées d'une charge symbolique très forte( 1273 ). Enlever la coiffe d'une femme par exemple, c'est l'injurier gravement, la dévaloriser, la dévêtir en quelque sorte. « ....le sieur Béchard, explique un plaignant, injurie son épouse, la traite de putain et (dit) qu'elle se prête à des désordres scandaleux (....). Le 14 août dans la matinée Béchard a vu la plaignante dans un passage qui communique à la cour de la maison où ils habitent; il a tenu dans la cour les propos les plus durs et les plus indécents, l'a souffletée, l'a frappée et a déchiré sa coiffe ainsi que son mouchoir et son déshabillé » ( 1274 ). En dé/coiffant de la sorte son adversaire, on lui dénie toute valeur morale, toute respectabilité. C'est pourquoi, lorsqu’une rivalité amoureuse éclate entre deux femmes, on s'en prend toujours à la coiffe de son ennemie de façon à mieux la discréditer. « Lundi dernier, dépose un témoin, (....) étant assise sur le quai du Rhône(....) elle vit venir se placer à côté d'elle une demoiselle qu'elle a oui s'appeller Roch, qu'un instant après survint une autre femme qui lui dit "C'est à vous que j'en veux et de suite ....lui chiffonna sa coiffe en lui disant qu'elle était la putain de son mari(....) que plusieurs personnes se rassemblèrent au milieu de ce débat et que bientôt ladite femme donna un violent soufflet à la demoiselle Roch et lui porta plusieurs coups à l'estomac.... » ( 1275 ). Les exemples sont nombreux qui mettent en scène des femmes dont on a arraché, piétiné ou déchiré la coiffe. Deux fois sur trois, l'agresseur est une personne de sexe féminin mais il peut aussi s'agir d'hommes éconduits, frustrés dans leur appétit sexuel. « Aujourd'hui....Charbonnier boucher et un autre boucher sont montés dans le domicile de la plaignante sous prétexte de parler à la demoiselle Bouvier qui demeure avec elle. Ayant tenu des propos déshonnêtes, la plaignante les engagea à se retirer. Ils lui sont alors tombés dessus, ont déchiré sa coiffe, l'ont prise par les cheveux et lui ont donné plusieurs coups à la tête ( 1276 ).

En agissant ainsi, les offenseurs commettent un acte à la fois indécent et humiliant. Ils dépouillent leur victime d'une pièce vestimentaire importante - la coiffe ou le bonnet - synonyme de pudeur et d'honnêteté sociale. « Dénudée », la victime devient méprisable. Dans la conscience commune en effet, la chevelure demeure un lieu de fixation érotique intense et les femmes « en cheveux » ne peuvent être que des sorcières ou des prostituées, c'est-à-dire des femmes perdues de vices. A Paris d'ailleurs, les péripapéticiennes ne sont-elles pas tondues en public puis promenées en charrette à travers les rues de la capitale avant d'être internées ( 1277 )? Toutes ces atteintes portées à la coiffure d'une femme sont les signes extérieurs d'une agression qu'on veut à la fois physique et morale. Le même phénomène se retrouve, naturellement, chez les hommes, avec cette autre parure symbolique qu'est le chapeau. Découvrir son voisin, lui dénuder la tête sont des gestes graves qui procèdent eux aussi du désir de nuire à son honorabilité. Le couvre-chef masculin, en effet, compose « un monde de signes et de messages », pour reprendre l'expression de R.Muchembled ( 1278 ). Il manifeste les sentiments ou les attitudes les plus contradictoires, et peut aussi bien exprimer la soumission, la politesse, le respect que l'amusement, le défi, la colère ou l'opposition ( 1279 ). Dans les relations que les Lyonnais entretiennent entre eux, le chapeau joue un rôle important, et cela dans toutes les catégories sociales ( 1280 ). Il n'est donc pas surprenant de le voir occuper une place centrale dans le déroulement de certaines querelles masculines. « Le jour d'hier sur les 8 heures de relevée, narre un maître tourneur, il se trouvait dans le caffé du sieur Fèvre situé rue Grenette avec le sieur Dumas et Grest dit Bronze qui sans motif comme sans objet si ce n'est celui de vexer le plaignant se livrèrent aux propos les plus indécents contre lui, le traitèrent de drôle et de polisson.(....). Le sieur Dumas lui donna un soufflet et le sieur Grest voulut jeter son chapeau par la fenêtre du caffé » ( 1281 ).En fait, on se saisit du chapeau de son rival comme on l'injurie : en public, devant une communauté aux aguets pour lui faire le plus de mal possible. A la victime alors d'obtenir réparation pour recouvrer son honneur.

Lorsque, dans leur rapport, les médecins évoquent les blessures infligées à la tête d'un plaignant, ils précisent deux fois sur trois l'organe ou la partie qui a été atteinte. Grâce à ces informations, il est possible de recenser ces plaies et d'en dresser un véritable catalogue.

Graphique 35
Graphique 35

S'il peut sembler artificiel d'inventorier au plus juste et de commenter les nombreuses blessures provoquées dans le feu d'une bagarre - en raison notamment de son caractère imprévisible - il est loisible cependant de dégager de ce tableau quelques traits spécifiques.

En premier lieu, on constate qu'il existe entre les hommes et les femmes une grande égalité de traitement : les violents infligent sur la tête des plaignants le même type de blessures sans se soucier de l'identité sexuelle de l'adversaire. Cette observation est de taille et mérite d'être soulignée. D'autant que ce qui est vrai de la tête l'est aussi, on le verra plus loin, du reste du corps. Les Lyonnaises et les Lyonnais sont ainsi l'objet d'une violence ou, mieux, de pratiques violentes très peu différenciées. On frappe son voisin et sa voisine avec la même violence, sans hésitation ni égard particulier. Cette agressivité se traduit par des rixes, aussi nombreuses que spontanées, au cours desquelles chacun règle ses comptes en distribuant des coups de poing ou de bâton. Puisque la violence des femmes ne cède en rien à celle des hommes, on comprend qu'en retour les blessures occasionnées aux uns et aux autres soient fréquemment les mêmes.

En second lieu, on remarque que les blessures occasionnées sur la tête des plaignants regardent principalement deux organes : les yeux et le cou.

Les blessures oculaires sont, de toutes, les plus nombreuses (elles représentent 1/3 des blessures faites à la tête). 7 fois sur 10, il s'agit de simples hématomes ou d'égratignures superficielles résultant de gifles ou de coups de poing échangés lors d'une bagarre. Parfois cependant les plaies s'avèrent plus sérieuses et témoignent d'une querelle plus violente. Ainsi la rixe qui oppose deux femmes, l'épouse du sieur Bichet et celle du sieur Bailly. La première, s'estimant injuriée par la seconde, vient demander réparation. Mal lui en prend : elle est traitée de « gueuse » et de « putain » par sa rivale qui lui décoche aussi « ....un grand coup de poing sur l'oeil droit duquel la plaignante....(est) renversée sans connaissance dans la rue et qui lui ....(fait) répandre beaucoup de sang, ce qui lui ....(fait) présumer que la femme Bailly était armée de quelques poids de balance ou autre corps » ( 1282 ). Ces blessures faites aux yeux des victimes ne relèvent pas du simple hasard. Elles ont aussi une valeur symbolique dont il faut souligner l'importance. En s'attaquant ainsi à l'organe de la vue, on cherche à mutiler un adversaire jugé trop curieux, à réduire sa capacité d'observation ou encore à suspendre la relation qu'il entretient avec la communauté. Comment savoir, connaître, s'informer si l'on cesse de voir ? Comment assouvir sa curiosité à laquelle chacun s'adonne sans complexe ? La vue instaure un rapport immédiat avec autrui dont on ne saurait se priver. D'autant qu'au Siècle des Lumières, de nombreux indices concordent qui font jouer à ce sens un rôle plus important qu'aux périodes précédentes ( 1283 ). L'oeil s'aiguise et les regards s'affutent. Peut-être est-ce une des raisons qui explique qu'un quart des menaces enregistrées dans les plaintes judiciaires évoquent l'organe de la vision? Telle femme, par exemple, promet à sa rivale de remplir une seringue d'eau forte et de lui asperger les yeux ( 1284 ).Une autre crie à qui veut l'entendre qu'elle arrachera les yeux de sa voisine ( 1285 ). Une troisième qu'elle rendra aveugle un de ses débiteurs s'il ne la rembourse pas dans les plus brefs délais ( 1286 ). Toutes ces menaces visent à impressionner l'adversaire en lui faisant entrevoir la perspective d'un univers dans lequel il aurait perdu ses repères traditionnels. Le monde de l'Ancien Régime en effet accorde une grande importance au visible et à l'apparence ( 1287 ). Chaque individu se meut sous le regards des autres et se trouve engagé dans un cycle d'observation réciproque qui le fait alternativement passer de la condition d'acteur à celle de spectateur. Cette production d'échanges passent avant tout par les yeux dont on sait qu'ils sont à la fois le miroir et le scrutateur des âmes. La place qu'ils occupent et le rôle qu'ils jouent dans l'économie des relations quotidiennes en font la cible privilégiée des violents.

Après les blessures oculaires, les blessures faites au cou arrivent en seconde position et représentent entre 17 et 22% des plaies occasionnées sur la partie « tête » des plaignants. Elles ont presque toujours pour origine des altercations au cours desquelles se sont échangés des insultes, des calomnies ou des propos malheureux. Le dénommé Bijoux, fripier, saisit au gosier un quidam qui répand des faux bruits dans un cabaret ( 1288 ). Antoine Perra agrippe à la gorge une domestique parce qu'elle a traité son épouse de « vieille carpière, vieille salle, vieille salope, vieille bougresse » ( 1289 ). De tels gestes parlent d'eux-mêmes. Ils cherchent à imposer coûte que coûte le silence aux détracteurs. De fait, la parole constitue une arme redoutable. Sa capacité de nuisance est telle qu'à défaut de pouvoir la contrôler, on s'efforce d'en limiter les effets dévastateurs. Etrangler son ennemi, le saisir au collet c'est l'empêcher de médire et de répandre dans l'esprit du public d'odieuses insinuations. La radicalité des moyens mis en oeuvre ne doit pas étonner. C'est parfois le prix à payer pour garder sa réputation intacte.

Après la tête, les membres constituent la partie du corps la plus couramment malmenée par les violents : qu'il s'agisse de blessures faites aux bras, aux avant-bras ou aux mains ou qu'il s'agisse de plaies infligées aux jambes, aux cuisses ou aux pieds des victimes, les mauvais traitements dont les membres sont l'objet représentent le quart (23%) des blessures recensées par les médecins. Ils se décomposent ainsi :

Graphique 36.
Graphique 36.

A la lecture du graphique, on constate tout d'abord que les diverses blessures infligées sur les membres des plaignants se répartissent de façon presque analogue chez les hommes et chez les femmes. Autrement dit, comme on l'a déjà remarqué dans le cas des blessures faites à la tête, les violents ne distinguent pas, parmi leurs adversaires, ceux qui relèvent du sexe masculin et ceux qui appartiennent au sexe féminin. Lorsqu'ils frappent, ils le font de manière indifférenciée et déversent leur agressivité spontanément, sans retenue ni scrupule particulier à l'encontre de qui que ce soit.

On observe ensuite qu'il existe une grande inégalité dans la répartition des blessures et des plaies. Plus de 80% des blessures en effet concernent les membres supérieurs des victimes - autrement dit leurs bras, leurs avant-bras ou leurs mains - alors que les membres inférieurs - les jambes, les cuisses, les pieds - en totalisent moins de 20%. Le contraste est saisissant. Il est d'autant plus intéressant à souligner qu'il renvoie à des manières et à des gestes violents, à la fois banals et redoutés. Banals parce que les membres supérieurs constituent, après la tête, une cible facile à atteindre. Redoutés puisqu'ils représentent une richesse naturelle indispensable qui conditionne la survie matérielle des individus. De fait, pour une grande majorité de Lyonnais qui « vivent de leurs bras », les membres supérieurs sont directement associés au labeur et à l'activité salariée quotidienne. Toute blessure, toute mutilation peut vite tourner à la catastrophe ce que les violents savent bien qui aiment menacer leur adversaire en promettant de lui « casser le bras ». Si de tels propos visent avant tout à effrayer et à déstabiliser le rival, ils renvoient cependant à une réalité bien attestée : la lecture des procédures judiciaires montre en effet que de nombreux accusés n'hésitent pas à blesser ou à écorcher sérieusement les membres supérieurs de leur victime ce qu'appréhendent tout particulièrement les travailleurs manuels. De fait, comment un artisan, un affaneur, un crocheteur, un domestique, un ouvrier pourrait-il poursuivre son activité professionnelle et garantir, le cas échéant, la survie du ménage s'il se retrouve privé de l'usage d'un bras ou d'une main ? Ainsi s'exprime un tailleur d'habits, le sieur Reveilllon, pris à partie dans une querelle de voisinage : deux bouchers, explique-t-il, lui ont brisé le poignet; depuis « ....il est hors d'état de se servir de son bras droit....cependant c'est un ouvrier qui vit à la journée, (et) sa situation le réduit à être privé de sa subsistance » ( 1290 ). Même désarroi, même peur du lendemain chez cet ouvrier en soie frappé aux bras et battu sur les degrés de son immeuble alors qu'il se rendait aux commodités : sa blessure, raconte-t-il « ....est d'autant plus grave qu'il est fabricant et qu'il ne gagne sa subsistance que par le travail de ses mains. Depuis, il ne peut plus vaquer à aucun travail.... » ( 1291 ).

Si les plaies ou les lésions des membres supérieurs constituent une inquiétude majeure très perceptible dans les classes populaires et artisanales, c'est, d’abord parce que ces dernières sont économiquement fragiles et qu'elles manquent de réserve monétaire. C'est aussi parce que la médecine a bien du mal encore à soigner certaines blessures graves. La pause de cautères et l'utilisation des topiques - c'est-à-dire des emplâtres, des cataplasmes ou d'autres remèdes extérieurs appliqués sur la partie affligée - ne suffisent pas toujours à réduire les plaies. Dautre part, malgré l'existence de désinfectants relativement efficaces comme certains vins aromatiques ou les poudres de myrrhe, il existe toujours des risques d'infection. Celle-ci débouche sur des complications d'autant plus redoutables qu'on en ignore la cause véritable et la façon de s'en prémunir ( 1292 ). D'où le ton angoissé de nombreux plaignants effrayés par la gravité apparente de leur blessure. Ainsi chez le dénommé Jacob Rouner, garçon tourneur. Un de ses voisins, raconte-t-il, lui cherche des noises. « Hier, il est venu dans le domicile de son maître....Il s'est saisi d'un instrument tranchant appelé pleine dont il a voulu porter un coup sur la tête du plaignant. Mais celui-ci a heureusement évité ce coup en le parant avec la main droite de laquelle il désespère jamais pouvoir se servir, l'ayant reconnue de ce même coup coupée jusqu'à l'os » ( 1293 ).

A ces plaintes masculines font écho les plaintes des femmes. Comme les hommes, celles-ci s'inquiètent de chaque blessure faite aux mains ou aux bras. Ne risque-t-elle pas en effet d'entraîner une immobilisation totale ou partielle de la victime, préjudiciable à la bonne marche du ménage ? Chez certaines femmes, cette crainte légitime se double d'un véritable effroi superstitieux comme le montre l'attitude de Jeanne Maury, l'épouse d'un maître chapelier. Témoin dans un procès où s'opposent trois voisins - un artisan et un couple de petits revendeurs - elle raconte : « Ayant oui le bruit d'une dispute, elle sortit de sa boutique et vit le plaignant en sang qui disait avoir été maltraité et mordu à la main. Il voulut lui montrer sa main mais elle déposante, craignant d'avoir le mal, ne la regarda pas » ( 1294 ). Cette déposition est instructive. Elle témoigne de la persistance d'une mentalité magique et traditionnelle dans les couches laborieuses de la société lyonnaise. Elle souligne aussi le rôle primordial joué par les bras et par les mains dans un monde qui ignore la mécanisation et dans lequel la force musculaire prime encore.

Les blessures occasionnées sur un membre inférieur - sur une jambe, une cuisse, un pied - sont quatre fois moins nombreuses que celles qui sont infligées par un agresseur sur un membre supérieur. D'ordinaire, il s'agit de plaies ou de contusions bénignes, provoquées par quelque coup de pied ou par la chute d'un des adversaires bouculé au cours d'une bagarre. Quelques-unes cependant se révèlent moins anodines, notamment celles qui ont été provoquées par un objet pointu ou contondant. A cet égard, la mésaventure arrivée à Clément Muriat est significative. Dans l'exercice de son métier, ce record arrête un nommé Chatelain, suspecté d'avoir commis plusieurs vols avec effraction. L'arrestation du délinquant a lieu en plein jour, dans une rue assez pauvre de Lyon : la rue Raisin ( 1295 ). Elle suscite aussitôt un attroupement populaire qui tourne vite au règlement de comptes. Le plaignant est pris à partie par « ...des assaillants qui se servirent de maillets de menuisiers avec lesquels ils ont maltraité le suppliant notamment sur la cuisse gauche, au point qu'il est dans son lit accablé de cicatrices et de meurtrissures » ( 1296 ). Si ce type de blessure reste rare, la manière brutale de traiter l'aide à justice, en revanche, est beaucoup plus fréquent. Elle traduit un jeu de solidarités, propre aux couches populaires sur lequel on reviendra plus loin.

Mieux épargné que la tête ou les membres, le tronc regroupe 8% seulement de toutes les blessures consignées dans les rapports médicaux. Ces blessures se décomposent de la façon suivante :

Graphique 37
Graphique 37

Deux grands types de plaies affectent le tronc des plaignants : celles qui leur endolorissent le dos ou les reins d'une part, celles qui leur écorchent la poitrine ou les seins d'autre part.

Les blessures du premier type concernent principalement des victimes de sexe masculin. Elles résultent souvent de querelles provoquées par l'ennui, l'excès de boisson ou l'irritabilité ou encore d'empoignades liées à la jalousie. Ainsi ce pugilat où s'opposent à la porte d'un cabaret de la rue Saint Marcel deux hommes - un domestique et un artisan - qui se sont entichés de la même jeune fille. Le premier reproche au second ses propos calomnieux et méprisants : « Par pure jalousie de ce qu'il parle, raconte-t-il, à la nommée Claire....(l'artisan) a dit publiquement que lui répondant avait ses parents aux galères ». En guise de représailles et pour défendre son honneur bafoué, le domestique roue de coups son rival. Il « terrassa le plaignant de plusieurs coups de poing et de pied....le traîna dans le ruisseau et le frappa....aux reins et sur le ventre... . Le plaignant....fut secouru par plusieurs personnes qui l'ont relevé et transporté dans le cabaret du sieur Brossette d'où après avoir pris un peu de repos il fut conduit dans son domicile, dans son lit où il a demeuré jusqu'à ce jour sans pouvoir se lever »( 1297 ). Dans cette scène, se trouvent réunis tous les éléments propices à l'éclosion d'une querelle : la rivalité amoureuse entre individus que tout sépare, y compris leur statut social; l'ambiance collective d'un débit de boisson installé dans un quartier populaire de Lyon; la présence, enfin, d'un public de voisins devant lequel il est nécessaire de faire bonne figure. En s'en prenant physiquement à l'adversaire, chacun cherche à montrer sa valeur et à gagner ainsi le coeur de la demoiselle. Tel un combat de coqs, les ennemis s'affrontent sous le regard curieux et attentif des buveurs. Le plus fort - en l'occurrence le domestique - doit, s'il veut prouver sa supériorité, supplanter son rival. Pour que la victoire soit incontestable, il lui faut immobiliser le concurrent après l'avoir jeté à terre et plaqué au sol. De cette lutte violente, on sort rarement indemne. D'autant que les belligérants utilisent fréquemment des armes de fortune - des chaises, des tabourets, des bûches de bois, des bâtons - trouvées çà et là dans la salle du cabaret. En résultent des contusions, des bleus, des tours de rein, de multiples plaies sur le dos dont se plaignent les victimes et qu'énumèrent scrupuleusement dans leurs rapports les médecins.

Si le premier type de blessures - les blessures du dos et des reins - affectent principalement les hommes, les plaies infligées sur la poitrine (ou sur les seins) des victimes regardent dans plus de la moitié des cas le « deuxième sexe ». D'ordinaire, il s'agit de griffures ou d'écorchures plus ou moins profondes occasionnées par les ongles ou les dents d'un agresseur, beaucoup plus rarement par un instrument contondant. Trois fois sur quatre, l'agresseur est un homme ce qui, semble-t-il, confère à ces mauvais gestes une portée symbolique. En déchirant le sein d'une femme en effet, le violent ne se contente pas de maltraiter physiquement sa victime. Il s'en prend également à un organe à forte charge érotique. Aussi, sans doute, n'est-ce pas le fait du simple hasard si, dans les scènes où l'assaillant écorche la poitrine d'une plaignante, se trouvent également proférées de nombreuses injures à connotation sexuelle qui dénoncent pêle-mêle l'obscénité, l'inconduite ou l'immoralité supposée de l'adversaire. « Aujourd'hui, explique l'épouse d'un journalier, sur les quatre heures et demi de relevée....Louis Martinon fils aîné, voiturier sur la rivière de la Saône, après avoir dit qu'elle était une putain, une gueuse une coquine qui tenait bordel la frappa d'un violent coup de poing à la poitrine qui lui déchira le sein.... . ....il lui a fait une contusion considérable » ( 1298 ). Cette violence masculine témoigne, de la part des agresseurs, d'un sentiment trouble et contradictoire. Elle découle d'un mélange de désir et d'inquiétude, de tentation et de répulsion, à l'égard du corps féminin auquel on attribue trop souvent encore le pouvoir de séduire et de perdre les hommes. En résulte un certain rejet de la féminité, en dépit du rôle important joué par les femmes dans la vie quotidienne du ménage. Cet « antiféminisme » affleure régulièrement dans le récit des querelles de voisinage et les procédures judiciaires en ont parfois gardé la mémoire. Il en sera du reste encore question dans les pages qui suivent.

Les blessures de la dernière grande série affectent le ventre, le bas-ventre, la partie antérieure du bassin ou les parties génitales des victimes. En toute rigueur, il faudrait les distinguer toutes. Cette distinction cependant reste difficile à faire en raison notamment de l'ambiguïté de certains termes anatomiques utilisés dans les rapports médicaux. Le ventre, par exemple, peut prendre le sens qu'on lui connaît ordinairement mais il peut aussi désigner les parties génitales de la victime. Le sous-ventre, lui aussi, est sujet à une dérive sémantique du même type. C'est pourquoi, pour faciliter l'observation et l'analyse, toutes les blessures énoncées ci-dessus ont été regroupées en une seule catégorie, la catégorie des blessures qui affectent le ventre et les parties génitales. Ensemble, elles composent 7% de la totalité des blessures mentionnées dans les rapports des médecins et leur répartition par sexe se présente comme suit :

Graphique 38
Graphique 38

En dépit d'un pourcentage légèrement supérieur du côté féminin, on constate, une fois encore, une certaine égalité dans la répartition par sexe des blessures. Les hommes et les femmes sont victimes de coups et de mauvais traitements analogues qui les atteignent cette fois-ci aux endroits les plus intimes. Dans leur fureur en effet, les violents ne s'embarrassent d'aucun scrupule : ils frappent leurs adversaires aux « parties naturelles » (ou à proximité immédiate) avec une vigueur égale, quel que soit le sexe de la victime. Marianne Bertrand, une jeune femme enceinte de 8 mois, débitrice de la modeste somme de 45 sous, est malmenée par son créancier qui lui assène plusieurs coups de pied entre les cuisses. Au cours de leur visite, les médecins décèle un inquiétant écoulement de sang ( 1299 ). Jean Rivière, voiturier sur le port de Serin est frappé au bas-ventre par un voiturier concurrent. Son rival lui occasionne une « tumeur sanguine » et purulente suffisamment sérieuse pour qu'elle nécessite entre 15 et 20 jours de soins ( 1300 ). Des épisodes de ce type sont, somme toute, assez fréquents. Ils ont ceci de particulier qu'ils impliquent toutes les catégories professionnelles de la société lyonnaise comme le montre le tableau ci-dessous.

Graphique 39.
Graphique 39.

Si blesser un adversaire au ventre ou aux parties génitales n'est l'apanage d'aucune classe sociale particulière, en revanche il s'agit d'une pratique essentiellement masculine puisque parmi les accusés, 78% d'entre eux sont des hommes. A cette singularité s'en ajoute une seconde : dans presque la moitié des cas (45%), les hommes réservent ces mauvais traitements non pas à d’autres hommes mais à des femmes, qu’elles soient mariées, veuves ou célibataires. Ce qui mérite d'être souligné. A cet égard du reste, la mésaventure survenue à Jeanne Gouffreteau, la fille d'un cordonnier domicilié place de la Boucherie Saint-Paul, est édifiante. Ainsi raconte Etienne Dugas, Lieutenant général de la Sénéchaussée criminelle, prévenu de l'affaire par le père de la victime : « Ayant été averti par Jacques Gouffreteau, maître cordonnier....que le jour d'hier sur les 8 heures et demi du soir....sa fille avait reçu d'un particulier, lequel était accompagné de deux autres, un si violent coup de pied qu'elle était en danger de mort et détenue à la salle des Blessés de l'Hôpital au lit 21....nous nous serions transportés à l'heure de 10 de relevée assisté de notre greffier et de l'huissier Privat dans la salle des femmes. Ladite fille nous a dit être agée de 19 ans....qu'hier....sur les 8 heures et demi du soir ayant entendu une dispute qu'avaient ensemble trois particuliers....lesquels fumaient la pipe, elle sortit de la boutique de son père pour voir ce dont il était question, qu'un de ces particuliers piqué sans doute de sa curiosité dit aux deux autres regardant la déclarante « Si j'avais une f....mère ou une femme comme cela qui vient m'inquiéter lorsque je suis au cabaret, je leur f....mon souillier par le cul », qu'au même instant l'un de ces particuliers voyant la déclarante toujours occupée à les écouter dit Il n'y a qu'a lui foutre du pied dans le ventre et aussitôt l'un deux....lui donna un si violent coup de pied que les boyeaux lui sortirent par la nature et qu'elle désespère pouvoir s'en tirer. Depuis elle a appris que ledit particulier se nommait Coquet, marchand fabricant en étoffes de soie demeurant au quartier de Pierre Scize » ( 1301 ). Ce récit méritait qu'on le reproduise dans ses grandes lignes. D'abord parce qu'il témoigne de l'extrême brutalité de certains individus, y compris de ceux qui sont installés socialement et professionnellement. Ensuite parce que ce défoulement de « bas instincts » reflète l'incompréhension et la défiance masculines à l'égard de la femme et de son sexe. En ces périodes de « machisme » en effet, le « deuxième sexe » reste très largement subordonné à l'autorité des mâles ( 1302 ). L'attitude la plus courante consiste à vouloir contrôler et soumettre celle dont on redoute la nature trouble, dangereuse voire démoniaque ( 1303 ). Frapper une femme au ventre ou au bas-ventre, lui faire violence au sexe, c'est, en somme, ramener l'impertinente dans le droit chemin en lui rappelant sa sujétion obligatoire à l'ordre masculin. C'est aussi lui refuser toute vélléité d'indépendance en s'opposant à ce qu'elle a de plus authentiquement féminin. Comme l'explique A.Farge, l'homme, dans son acharnement, « frappe en la femme sa différence: sa fécondité, sa sexualité, son rôle maternel ou nourricier » ( 1304 ). On comprend mieux dans ces circonstances que 8% des plaintes féminines déposées pour violences ou voies de fait émanent de femmes qui se disent enceintes, certaines, même, étant sur le point d'accoucher. L'épouse de Jacques Vermare, un marchand de vin, a entamé son sixième mois de grossesse lorsqu'elle est attaquée par son voisin, un cabaretier, jaloux des succès commerciaux du couple ( 1305 ). La femme d'un maître charpentier est brutalisée chez elle, rue du Bât d'argent, par deux charpentiers venus récupérer des outils qu'ils avaient prêtés à son mari. Les méthodes employées par les deux artisans lui font « une telle révolution » qu'elle accouche le lendemain ( 1306 ). Ces exemples témoignent du mépris et de la haine que suscite parfois le corps féminin. Ils montrent aussi comment, brusquement, certaines pulsions libidinales jaillissent sous l'effet d'une sexualité exacerbée par les contraintes collectives, culturelles ou familiales.

Bien entendu, toutes les blessures n'atteignent pas le même niveau de gravité. Certaines restent bénignes tandis que d'autres apparaissent beaucoup plus sérieuses. Grâce aux rapports médicaux, il est permis d'en savoir davantage.

Notes
1272.

() Dans son analyse de la société artésienne, R. Muchembled relève le cas de 3198 meurtriers graciés par une lettre de rémission entre le XVème et le milieu du XVIIème siècle. Dans la moitié des cas, ils ont touché leur adversaire à la tête. Cf. Muchembled (R.), L'invention de l'homme moderne, op. cit., p.225.

1273.

() Ibid. pp. 223-228.

1274.

() Arch. dép. Rhône, BP 3510, 14 août 1786.

1275.

() Arch. dép. Rhône, BP 3534, 4 février 1790.

1276.

() Arch. dép. Rhône, BP 3453, 4 janvier 1779.

1277.

() Voir la reproduction d'une gravure déposée à Paris, Bibl. nat., intitulée « La désolation des filles de joie » reproduite in Ariès (P.), Duby (G.) (sld), Histoire de la vie privée, op. cit., p.569.

1278.

() Muchembled (R.), L’invention de l’homme moderne, op. cit., p. 227.

1279.

() Le 25 juin 1791, lorsque la famille royale, de retour de Varennes, entre dans la capitale, une foule immense et silencieuse l'attend. Aucun cri, aucune insulte, dit-on, ne fuse de la foule mais les consignes données par les gardes nationaux – « Enfoncez vos chapeaux, restez couverts; (le roi) va paraître devant ses juges! » - sont strictement observées. Le refus de se découvrir constitue pour le souverain non seulement un désaveu populaire sévère mais ausi une injure sans précédent.

1280.

() Soulever son chapeau pour saluer une connaissance ou une personne de qualité est un geste plus courant semble-t-il à Paris qu'en province (« L'usage est en province de saluer presque tous ceux qui passent au lieu qu'à Paris on n'emploie cette politesse qu'à l'égard de ceux qu'on connoît »écrit Caracioli dans son Dictionnaire critique, cit. in Pellegin (N.), op. cit., p.161). C'est en tout cas une habitude très répandue à Lyon au point que certains trouvent la coutume trop pesante et cherchent à s'en affranchir. Ainsi M.de Saint-Fonds : «  c'est ce qui m'a déterminé à porter toujours mon chapeau sous le bras et à faire une inclination de tête à tous ceux que je rencontre. Ainsi le petit peuple, et ce n'est pas peu de gagner l'affection de la multitude, est charmé de mes honnêtetés » op. cit. lettre du 26 juin 1722.

1281.

() Arch. dép. Rhône, BP 3479, 15 avril 1782.

1282.

() Arch. dép. Rhône, BP 3480, 28 juin 1782.

1283.

() Cf. Muchembled (R.), L'invention de l'homme moderne, op. cit., p. 83 et suivantes.

1284.

() Arch. dép. Rhône, BP 3473, 29 août 1781.

1285.

() Arch. dép. Rhône, BP 3459, 9 octobre 1779.

1286.

() Arch. dép. Rhône, BP 3518, 13 octobre 1787.

1287.

() Voir deuxième partie, chapitre 1.

1288.

() Arch. dép. Rhône, BP 3471, 15 mars 1781.

1289.

() Arch. dép. Rhône, BP 3471, 11 avril 1781.

1290.

() Arch. dép. Rhône, BP 3473, 6 août 1781.

1291.

() Arch. dép. Rhône, BP 3506, 15 mars 1786.

1292.

() Cf. Lebrun (F.), Se soigner autrefois, Médecins, saints et sorciers aux XVIIème et XVIIIème siècles, Le Seuil, coll. Points Histoire, 1995, 202 pages, pp.77-78.

1293.

() Arch. dép. Rhône, BP 3474, 1 septembre 1781.

1294.

() Arch. dép. Rhône, BP 3472, 16 juillet 1781.

1295.

() Les registres de la contribution foncière dressés en 1791 fournissent la valeur du produit brut des immeubles lyonnais, évalué à 5% de leur valeur totale. Ils permettent d'évaluer le niveau de richesse des différents quartiers de la ville. La valeur moyenne des habitations de la rue Raisin s'élève à 2537 livres, sensiblement moins donc que la valeur moyenne totale des maisons de Lyon qui s'établit à 2750 livres.

1296.

() Arch. dép. Rhône, BP 3436, 10 février 1777.

1297.

() Arch. dép. Rhône, BP 3479, 13 mars 1782.

1298.

() Arch. dép. Rhône, BP 3535, 5 juin 1790.

1299.

() Arch. dép. Rhône, BP 3466, 17 juillet 1780.

1300.

() Arch. dép. Rhône, BP 3454, 23 février 1779.

1301.

() Arch. dép. Rhône, BP 3436, 11 janvier 1777.

1302.

() Flandrin (J.-L.), Familles, parenté, maison, sexualité dans l'ancienne société, op. cit., pp. 117-128.

1303.

() Delumeau (J)., La peur en Occident, op. cit., p.411 et suivantes.

1304.

() Farge (A.), Vivre dans la rue, op. cit., p. 147.

1305.

() Arch. dép. Rhône, BP 3462, 9 février 1780.

1306.

() Arch. dép. Rhône, BP 3454, 15 mars 1779.