2. Le degré de gravité des blessures.

Après avoir dressé l'état des blessures de la victime, le médecin consigne sur son rapport le nombre de jours de repos nécessaires au rétablissement du blessé et à la consolidation de ses plaies. Il fixe une période à l'issue de laquelle, en principe, - grâce « au secours de la science médicale » - le patient doit avoir recouvré la santé. Voici à titre d'exemple le rapport médical concernant Anne Richardy, une faiseuse de dentelles, qu'un voisin a méchamment maltraitée : « Nous nous sommes transportés quai de Retz Maison Gay....pour procéder au rapport de l'état d'Anne Richardy. Nous l'avons trouvée au lit avec de la fièvre, présentant une forte contusion sur la joue et la phalange de la main droite. Il faudra au moins 8 jours pour que la jeune fille puisse s'occuper de son métier en gardant la chambre » ( 1307 ). Un temps de repos est préconisé par le médecin dans 79% des cas. Cette appréciation médicale est précieuse car elle permet d'évaluer le degré de gravité des plaies infligées aux victimes. A partir de cette source d'information, il est possible de distinguer plusieurs catégories de blessures et de les classer - des plus anodines aux plus sérieuses - par ordre croissant.

Tableau 53. Degré de gravité des blessures évalué d'après les rapports médicaux. Etude de 197 rapports médicaux.

Nombre de jours de repos nécessaires au rétablissement de la victime


Hommes


Femmes

Aucun jour

1%

5%

De 1 à 5 jours

19%

31%

De 6 à 10 jours

30%

28%

De 11 à 15 jours

19%

21%

De 16 à 20 jours

16%

8%

De 21 à 30 jours

11%

3%

Plus de 30 jours

5%

2%

Deux informations principales se dégagent de ce tableau.

Tout d'abord, on constate que si la violence entre voisins est une réalité incontestable et quotidienne, son degré de nocivité reste bien en-decà de ce que laisse supposer la lecture des seules plaintes. Non, bien sûr, que certains conflits ne débouchent sur des échanges d'une grande brutalité, mais, globalement, le niveau de gravité des blessures, évalué par les médecins eux-mêmes, témoigne d'une retenue relative : il dépasse rarement le seuil des 15 jours d'immobilisation ou de traitement, plus rarement encore celui des 30 jours. Quant aux violences ou aux voies de fait ayant entraîné la mort d'un voisin, elles demeurent exceptionnelles. Le cas échéant, lorsque décès il y a, il résulte toujours d'un « accident », jamais d'un acte volontaire et réfléchi. Fleury Jougaud, affaneur, paie de sa vie la rivalité qui l'oppose au dénommé Rochefort, un affaneur concurrent. Ce dernier, pris de colère, frappe comme un furieux mais il ne manifeste, apparemment aucune intention homicide ( 1308 ). La veuve Desmaret, une vieille dame de 79 ans, meurt après avoir été séquestrée et dépouillée par sa créancière. Son décès, note les médecins, provient de la frayeur et de l'émotion qu'elle a éprouvées plutôt que des mauvais traitements subis ( 1309 ). Cette absence de préméditation accrédite un peu plus encore l'idée - maintes fois répétée - selon laquelle la violence moderne est avant tout une violence impulsive et spontanée. Son usage répété tient à ce qu’elle permet de résoudre rapidement et efficacement tous les types de conflits. Certes, de nombreuses querelles de voisinage se règlent à l'amiable, de même qu'entre adversaires existent arrangement et compromis possibles. Néanmoins, la violence physique, du fait de sa banalité, compose une figure familière largement répandue et tolérée. Elle éclate sans crier gare et procède rarement d'un calcul quelconque ou d'un projet préétabli.

Le tableau montre aussi - et c'est la seconde information - qu'il existe entre les victimes des deux sexes une différence de situation assez sensible : dans 63% des cas, les blessures infligées aux femmes nécessitent de 1 à 10 jours de repos alors que chez les hommes, une fois sur deux, les coups reçus entraînent une période de soins ou d'immobilisation d'au moins 11 jours. Les bagarres masculines s'avèrent donc plus brutales et plus dévastatrices que les querelles féminines. La raison principale - on y reviendra plus longuement - en est que les hommes, fréquemment, utilisent à l'encontre de leurs adversaires des armes offensives ou des instruments contondants particulièrement dangereux et blessants.

Si l'on observe plus précisément le degré de gravité des blessures faites aux femmes, on remarque que les plaies les plus nombreuses sont celles qui nécessitent un traitement de courte durée, inférieur à 11 jours.

Note : Cette remarque, notons-le, s'applique aussi bien aux femmes mariées qu'aux filles célibataires et aux veuves. même si les deux dernières catégories sont sujettes à une brutalité légèrement supérieure comme le montre le tableau suivant :

Nombre de jours nécessaires au rétablissement de la victime Femmes mariées Veuves et célibataires Total femmes
Aucun jour 4% 7% 5%
1 à 5 jours 37% 20% 31%
6 à 10 jours 21% 36% 27%
11 à 15 jours 23% 18% 21%
16 à 20 jours 9% 6% 8%
21 à 30 jours 3% 4% 3%
Plus de 30 jours 2% 8% 3%

Si les filles célibataires et les veuves sont malmenées plus sévèrement, c'est principalement en raison de leur relatif isolement : ne doivent-elles pas en effet, pour survivre, affronter seules le monde rude du travail, défendre coûte que coûte leur honneur ou encore s'insérer dans les réseaux de sociabilité du quartier ?

Ces atteintes corporelles plutôt bénignes se présentent sous la forme de contusions, de lésions légères, de bosses, d'hématomes ou de griffures superficielles. Pour les soigner, les médecins conseillent quelques médicaments topiques ou encore ils recommandent une simple période de repos. « Nous nous sommes transportés chez la dame veuve Bourgeois demeurant rue Bourgneuf....que nous avons trouvée au lit. Nous avons reconnu des égratignures sur la joue droite, une contusion sur la paupière et sur l'avant bras. 7 à 8 jours de repos seront nécessaires pour dissiper ce dont elle se plaint mais son état n'exige pas de traitement méthodique » ( 1310 ). Si l'on préconise volontiers un temps de repos ou de convalescence à une femme qui sort d'une rixe, c'est parce que cette dernière, à l'instar de toutes les personnes de son sexe, dispose d'un naturel réputé « faible », « sensible » et « émotif » comme se plaisent à le rappeler de nombreux rapports médicaux. Suite à l'agression dont la dame Cornier a été l'objet, les médecins prescrivent à la victime de rester chez elle et de se faire saigner « pour éviter les suites fâcheuses d'une révolution produite par la frayeur » ( 1311 ). La veuve Girard, raccommodeuse de bas domiciliée rue Juiverie, est molestée dans son escalier. Après examen, les docteurs décèlent quelques égratignures sans gravité. Ils conseillent cependant « ....le repos pendant quelques jours attendu que dans semblables circonstances, les femmes sont plus exposées à éprouver des révolutions surtout lorsqu'elles reconnaissent pour cause la colère » ( 1312 ). Cette fragilité psychologique du « deuxième sexe », pense-t-on alors, est un fait avéré. Personne n'en doute. Chacun, notamment, croit la reconnaître dans les crises de larmes qui ponctuent régulièrement les querelles de femmes. Car, qu'il s'agisse de larmes de douleur, de dépit, de colère ou de compassion, les Lyonnaises pleurent beaucoup en cette période pré-révolutionnaire. Souffletée quai Saint-Vincent par deux hommes qui lui ont arraché sa coiffe, la fille Bridement pleure « en se plaignant de ce qu'on l'a frappée » ( 1313 ). L'épouse de Christophe Michellier - un négociant nouvellement installé dans le quartier Saint-Nizier et de ce fait victime de toutes sortes de tracasseries - fond en larmes lorsque, tranquillement assise avec son enfant sur le banc de sa boutique, elle est volontairement percutée par la barre de fer qui obstrue la porte d'entrée de la boutique voisine ( 1314 ). La femme Faury, la conjointe d'un compagnon chapelier domicilié rue du Petit David, se voit injuriée et poursuivie à coups de pierres dans les escaliers par un locataire fou furieux. Elle se réfugie précipitamment chez elle en pleurant très fort ( 1315 ). Les exemples sont nombreux et on ne saurait les citer tous. Le XVIIIème siècle en effet est un « siècle larmoyant » et les hommes eux-mêmes ne craignent pas toujours de pleurer en public ( 1316 ). Dans la vie de tous les jours cependant, cette effusion de larmes reste un trait essentiellement féminin. Elle témoigne d'une « sensibilité excessive » propre aux femmes et aux enfants ainsi que l'explique Fouquet dans l'article Sensibilité de l'Encyclopédie ( 1317 ). Les archives judiciaires, du reste, livrent rarement des témoignages d'hommes en train de pleurer ( 1318 ). Un certain partage des rôles sexuels s'établit donc qui contribue à renforcer l'image d'une femme émotive, fragile et incapable de contrôler ses sentiments.

Si les blessures infligées aux femmes sont en règle générale sans gravité - 27% d'entre elles nécessitent moins de 6 jours de soins, 36% de 6 à 10 jours - c'est parce qu'elles sont provoquées par des adversaires qui combattent le plus souvent à mains nues ou munis d'instruments faciles à neutraliser tels que des manches à balai, des bouts de bois etc...D'où de multiples éraflures, égratignures, bleus, griffures signalés par les médecins dans leurs rapports. Cette relative bénignité cependant ne doit pas masquer l'existence d'autres blessures, plus sérieuses celles-là : 18% des plaies infligées aux femmes entraînent plus de 15 jours de repos, 8% plus de 3 semaines. La nature féminine d'une victime donc ne semble susciter ni compassion ni égards particuliers. Elle n'empêche pas en tout cas la sauvagerie de certaines attaques. Marie Camin, une célibataire exerçant comme tailleuse, est molestée à coups de bouteille par sa voisine. Blessée à la tête et aux yeux, sa guérison exige au moins 3 semaines de traitement méthodique ( 1319 ). La veuve du sieur Vincent, malmenée par un furieux, a le bras gauche cassé. Il lui faudra patienter 40 jours avant que son membre soit consolidé et qu'à nouveau, elle puisse en faire usage ( 1320 ). Comme en témoignent ces deux exemples, les veuves et les filles célibataires demeurent plus exposées que les mères de famille. Ne s'agit-il pas, là encore, d'une marque évidente de leur fragilité ?

Lorsqu'on les compare aux blessures féminines, les blessures masculines accusent un certain degré de gravité : 81% d'entre elles entraînent une incapacité ou un repos d'au moins 6 jours, 51% une période supérieure à 10 jours. D'autre part, les cas entraînant une infirmité de plus de 20 jours, s'ils restent rares, ne sont cependant pas exceptionnels puisqu'ils représentent 16% des blessures masculines. On retrouve dans ces pourcentages cette propension à la brutalité - déjà soulignée - si fréquente chez les hommes. Qu'il s'agisse de querelles entre ivrognes, de rivalités marchandes ou amoureuses, de « battures » entre jeunes compagnons, les rixes masculines s'enveniment vite et débouchent sur des blessures qui se révélent parfois graves et inquiétantes. Le dénommé Michalet, un maître ferbantier, frappe son adversaire avec un marteau de façon tellement brutale qu'il lui occasionne « ....une blessure de 2 pouces et demi à la partie frontale qui pénètre jusqu'à l'os coronal ». S'ensuit une hémmoragie considérable « ....qui (l') a mis....en danger de perdre la vie » ( 1321 ). François Forest, journalier de 50 ans, est agressé dans la rue par un voisin qui lui brise, par jalousie, la jambe gauche et l'assomme à coups de poing. Transporté à l'Hôtel-Dieu pour y recevoir des soins d'urgence, il est examiné par les chirurgiens qui établissent un rapport alarmant : « Son état, écrivent-ils, font craindre que l'on emploie vainement les secours de la médecine » ( 1322 ).

Les coups les plus sérieux émanent fréquemment des catégories socioprofessionnelles réputées pour leur agressivité. Parmi les violents, on distingue tout particulièrement les domestiques, les affaneurs, les colporteurs, les militaires ou les bouchers, reconnus coupables de blessures nécessitant une immobilisation ou une incapacité prolongée. Ce que montre bien le tableau suivant :

Tableau 54.Blessures et profil social.. Etude de 215 comparants

Profil socioprofessionnel des accusés rendus responsables de blessures

Blessures entraînant une incapacité ou nécessitant un repos inférieur ou égal à 10 jours

Blessures entraînant une incapacité ou nécessitant un repos supérieur à 10 jours

Journaliers

18%

22%

Artisans

Dont Bouchers

46%

11%

48%

13%

Professions libérales

7%

5%

Négociants-Marchands

12%

9%

Bourgeois

3%

2%

Militaires

14%

13%

Total

100%

100%

Les blessures entraînant une infirmité ou un repos supérieur à 10 jours sont, dans 47% des cas, le fait d'individus exerçant - on l'a dit - comme journaliers, bouchers ou militaires. Leur brutalité n'étonne guère et a déjà été soulignée en maintes occasions ( 1323 ). Elle est à l'origine de plaies d'autant plus sérieuses que les rixes sont explosives et impliquent des individus qui n'hésitent pas à faire usage de bâtons, de couteaux ou d'instruments contondants pour se battre. Cette propension à la brutalité, assurément, n'est pas propre aux classes populaires et artisanales. Elle touche également les couches plus aisées de la société lyonnaise, pourtant stabilisées sur le plan professionnel. Pour elles comme pour le monde hétéroclite des travailleurs en effet, la violence constitue un moyen efficace de résoudre un conflit et de conserver l'estime du public. C'est pourquoi les procédures judiciaires recèlent de nombreux exemples de querelles engageant des négociants, des marchands, des membres des professions libérales, voire des bourgeois ou des nobles. Dans une affaire déjà évoquée, Jean Louis Borin, un bourgeois domicilié place Louis-Le-Grand, frappe à coups de canne un domestique de l'immeuble qu'il juge trop arrogant et le blesse sérieusement à la tête ( 1324 ). François Vinet, noble et avocat, maltraite avec son fouet un loueur de chevaux parce que ce dernier, ulcéré par la brutalité du personnage, refuse de lui remettre une bête. Résultats : le plaignant devra patienter trois semaines avant d'être rétabli ( 1325 ). Ces quelques cas individuels montrent qu'une même culture de la violence traverse les goupes sociaux les plus différents. Certes, les individus exerçant une activité professionnelle éprouvante et précaire ou les membres des métiers artisanaux développent un surcroît d'agressivité que traduisent bien les statistiques. Pour autant, il serait erroné de vouloir opposer de façon simpliste un comportement « populaire » - agressif et impulsif - et un comportement propre aux élites - beaucoup plus mesuré et pacifié. Tout semble indiquer au contraire que sur le plan de la violence, les pratiques et les attitudes sont largement communes aux différentes couches de la population lyonnaise. Se forge ainsi une sorte de « culture partagée » où se retrouvent pêle-mêle, unis dans une communauté de pratiques, de gestes et de conduites, des individus issus d'horizons sociaux très divers ( 1326 ).

Notes
1307.

() Arch. dép. Rhône, BP 3483, 13 décembre 1782.

1308.

() Arch. dép. Rhône, BP 3521, 21 septembre 1789.

1309.

() Arch. dép. Rhône, BP 3480, 19 juin 1782.

1310.

() Arch. dép. Rhône, BP 3526, 5 novembre 1788.

1311.

() Arch. dép. Rhône, BP 3471, 26 mai 1781.

1312.

() Arch. dép. Rhône, BP 3473, 29 août 1781.

1313.

() Arch. dép. Rhône, BP 3472, 27 juin 1781.

1314.

() Arch. dép. Rhône, BP 3473, 23 août 1781.

1315.

() Arch. dép. Rhône, BP 3536, 9 juillet 1790.

1316.

() Sur ce sujet, voir Vincent-Buffault (A.), Histoire des larmes XVIIIème-XIXème siècles, Rivages, 1986, 259 pages, plus particulièrement pp. 7-102. Rousseau dans ses Confessions aime se mettre en scène, le visage baigné de larmes et Voltaire ne peut s'empêcher de pleurer lorsqu'il entend un récit pathétique (A. Vincent-Buffault, op. cit. p.81). Les larmes masculines cependant sont plus valorisées que les larmes féminines, d'abord parce qu'elles sont plus rares et surtout parce qu'elles ne coulent que pour de grands sentiments.

1317.

() Cette hypersensibilité explique-t-il est due à « la souplesse, la fraîcheur et la ténuité des larmes du tissu muqueux » et rend les femmes et les enfants sujets aux convulsions et aux spasmes, cité par A. Vincent-Buffault, op. cit., p. 52.

1318.

() Un exemple pourtant nous est fourni par un épicier, Claude Estrieux, rossé par son beau-père. Un témoin le voit pleurer (de douleur ou de dépit ?) dans sa boutique. Arch. dép. Rhône, BP 3520, 11 février 1788.

1319.

() Arch. dép. Rhône, BP 3455, 12 août 1779.

1320.

() Arch. dép. Rhône, 11 G 301, 7 mai 1776.

1321.

() Arch. dép. Rhône, BP 3538, 5 juillet 1790.

1322.

() Arch. dép. Rhône, BP 3526, 8 novembre 1788.

1323.

() Sur la brutalité des militaires, Voir Chagniot (J.), « La criminalité à Paris au XVIIIème siècle », Annales de Bretagne et du Pays de l’ouest, 1983, n° 3, pp. 327-346.

1324.

() Arch. dép. Rhône, 11G 301, 24 août 1776.

1325.

() Arch. dép. Rhône, BP 3454, 20 février 1779.

1326.

() Rioux (J.P.), Sirinelli (J.-F.) ( sld), op. cit., pp. 92-101.