Chapitre 3. Les règles de la violence.

Dire de la communauté de voisinage qu'elle est traversée par une violence récurrente ne signifie pas que l'agressivité qui s'y déploie soit sans bornes ou sans frein. Au contraire. Dans un monde où peu de choses se cachent et où chacun s'observe, elle est une manière de défendre sa vie, d'affirmer sa personnalité et de se protéger contre les intrusions extérieures. Chacun règle ses différends sans attendre, en accord avec l'idéal communément partagé, fondé sur la force physique et sur une conception des rapports sociaux dans laquelle l'honneur tient une place importante. Surtout, la violence ne s'exerce jamais aveuglément contrairement à ce qu'affirment nombre d'observateurs contemporains qui ne voient en elle que l'expression de la « sauvagerie » du populaire. « Le vulgaire est une bête sauvage » écrit en 1603 le moraliste et théologien Pierre Charron ( 1361 ). « Le petit peuple est inaccessible à la raison » renchérit au siècle suivant Fontenelle ( 1362 ). En fait, la violence n'est pas l'apanage du peuple, fût-il « canaille, vulgaire et rustre ». D'autre part, elle ne peut se réduire à un défoulement des bas instincts. Elle traduit putôt un mode de vie, une façon de se comporter et participe d'une culture largement partagée. Aussi est-elle soumise à certaines règles qu'il convient de mettre à jour.

Un chapitre précédent s'est penché sur le profil socioprofessionnel et l'âge des violents. Il s'agit à présent de définir les rapports de force qui se jouent entre adversaires, autrement dit de mesurer la distance sociale qui séparent les agresseurs et leurs victimes. La communauté de voisinage en effet est composée d'individus dont le statut et le niveau de fortune sont très disparates. Le quartier, l'immeuble, la rue abritent une collectivité composite et hétérogène. L'examen comparé des prévenus et des plaignants doit permettre d'éclairer sous un jour nouveau les relations que les différentes catégories socioprofessionnelles entretiennent entre elles. Relèvent-elles de l'hostilité ou de l'indifférence ? Traduisent-elles l'harmonie sociale ou la guerre des classes ? Ces interrogations retiennent d'autant plus l'attention que Lyon, à l'époque moderne, est à l'avant-garde des revendications populaires. La « Grande Rebeyne » de 1529 voit les salariés, exaspérés par la baisse de leurs revenus, s'en prendre directement aux riches. Le siècle suivant est en proie à une agitation fréquente, qu'il s'agisse de révoltes de subsistances (1653, 1693) ou d'émeutes antifiscales (1618, 1630, 1632). Enfin, dans les décennies ou les années qui précèdent la Révolution, des conflits liés au travail éclatent (1744, 1786) et montrent que les écarts se creusent entre une minorité de puissants et la masse des travailleurs. Les archives judiciaires reflètent-elles ces tensions sociales qui s'accroissent ? C'est ce que la première partie de ce chapitre examinera.

Déterminer les règles de la violence revient aussi à localiser les lieux et le temps des affrontements entre voisins.

Les lieux d'abord. Dans une ville comme Lyon limitée au nord par les pentes de la Croix Rousse, à l'ouest par celles de Fourvière, au sud par le confluent et à l'est par le Rhône, les zones habitables sont restreintes. Tout se passe à l'intérieur d'un quadrilatère d'une superficie égale à 36o ha. Ce manque d'espace est d'autant plus sensible que la cité connaît une expansion considérable dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, exception faite des dernières années de l'Ancien Régime ( 1363 ). C'est pourquoi, dès qu'un terrain se libère, il est aussitôt l'objet d'une intense spéculation comme en témoigne la rivalité qui oppose le roi de Sardaigne et l'archevêque de Lyon à propos du ténement des Jacobins( 1364 ). Cette pénurie de surface disponible rend aléatoire la politique urbaine menée par le Consulat et imprime aux constructions lyonnaises ce caractère de vétusté que dénoncent tant de voyageurs. Elle rend plus difficile la circulation des hommes et des charrettes dans une presqu'île environnée de deux fleuves sur lesquels se déploie une intense activité. Cette exiguïté et cet entassement doivent constamment rester à l'esprit si l'on veut comprendre la formidable tension qui règne au sein de certains quartiers centraux. De fait, les conditions matérielles déplorables, propres à toute collectivité surpeuplée, engendrent quantité de nuisances difficiles à surmonter. La promiscuité, le bruit, l'odeur, l'entassement soumettent les habitants à l'emprise du voisinage. L'étroitesse des bâtiments et la perméabilité des constructions font fuir les hommes vers les cabarets tandis que les commerçants débordent de leurs boutiques et que les femmes cherchent à circonscrire le domaine habitable de la famille. Dans une certaine mesure, localiser les conflits de voisinage revient à s'interroger sur le rapport à l'espace qu'entretiennent les Lyonnaises et les Lyonnais : l'espace concernant l'immeuble d'habitation, bien sûr, mais aussi celui que dessinent la rue et les lieux habituels de la sociabilité urbaine. En examinant les locataires dans leur façon d'habiter les immeubles, en les suivant au gré de leurs déplacements et de leurs rencontres tant à l'extérieur qu'à l'intérieur de la maison; en les observant dans cet autre « chez soi » qu'est le cabaret, on circonscrit aisément les lieux principaux où s'exerce la violence. S'esquisse ainsi un circuit des antagonismes qui reflète le comportement quotidien et ordinaire des populations

Bien sûr, toutes ces querelles de voisinage se déroulent en des temps et des jours bien précis qu'il est possible de connaître grâce aux archives judiciaires. Quels enseignements peut-on en tirer qui éclairent les rythmes d'existence et les modes de sociabilité des Lyonnais ? La réponse à ces interrogations permettra de découvrir quelques-unes des règles qui régissent la violence entre voisins.

Notes
1361.

() Cité dans Rioux (J.P.) et Sirinelli (J.F.) ( sld), op. cit., p. 75 .

1362.

() Cité par Roche (D.) in Le Peuple de Paris, op. cit., p. 38.

1363.

() Bayard (F.), Vivre à Lyon, op. cit., p. 110.

1364.

() Moinecourt (N.), L'urbanisation du quartier des Célestins de Lyon, esquisse d'analyse urbaine, Mémoire de maîtrise sous la direction de M. F. Perez, 1980, 189 pages, Bibliothèque d’histoire de l’art, Lyon. Consulter aussi Zeller (O.), « Enjeux d’urbanisme à Lyon en 1777. Propriétaires contre promoteurs », Bulletin du Centre P. Léon, d’histoire économique et sociale, 1995, n° 1, pp. 3-15.