1 : La philosophie.

Dans ce paragraphe, nous nous contenterons d’abord d’évoquer l’influence de la philosophie telle qu’elle est affichée par Tournier lui-même, surtout dans son autobiographie Le Vent Paraclet, et cernerons ainsi une tendance explicitement philosophique dans ses écrits. Ensuite, nous aborderons l’utilisation romanesque de la philosophie dans la composition du roman et dans la construction des personnages

La philosophie est, avant tout, une préoccupation initiale de Tournier. Elle explique la présence dans ses romans de thèmes existentiels récurrents comme la solitude, l’art, l’opposition entre moi et autrui, corps et âme, femme et homme, etc. En utilisant la philosophie comme un moyen pour exprimer ses préoccupations, et en essayant de répondre à la question fondamentale du sens de l’existence par d’autres voies que celles de la croyance, Tournier semble rejoindre le courant de la philosophie moderne systématique qui a pris naissance avec Leibniz et Hégel. C’est le désir de raconter des histoires essentielles et fondamentales mues par “les ressorts de l’ontologie” qui lui dicte ses thèmes existentiels, toujours actuels qui s’inscrivent « hors du temps ». Cette caractéristique apparaît clairement surtout dans Vendredi ou les limbes du Pacifique où son ambition philosophique pèse tout particulièrement, plus que dans d’autres textes.

Par exemple, Tournier déclare que l’évolution de Robinson correspond aux trois stades de la connaissance -sensoriel, rationnel, essentiel- présentés par Spinoza dans L’Ethique :“Il est certain que la souille, l’île administrée et l’extase solaire reproduisent dans leur succession les trois genres de connaissance de L’Ethique (VP, 235) ”.

Jean-Raoul Austin de Drouillard a montré dans son livre, Tournier ou Le retour au sens dans le roman moderne, la présence philosophique des connaissances spinozistes dans Vendredi ou les limbes du Pacifique. Selon lui, l’expérience de la souille et les délires de Robinson au début de sa vie solitaire appartiennent à la connaissance du premier genre décrit par Spinoza dans L’Ethique. Cette connaissance « sensible » est une vision des choses acquise à travers le corps, mais qui n’arrive pas saisir l’essence des choses : “‘L’affection de notre corps enveloppe l’essence (de tout) en tant que le corps en lui-même en est affecté’ 4”. Et la phase rationnelle de Robinson, avec l’organisation culturelle de l’île, par exemple la rationalisation et la régularisation de la notion de temps et d’espace, rappelle le stade de la raison spinoziste, étape nécessaire pour accéder à l’idée vraie : “Plus nous connaissons les choses naturelles plus notre connaissance de Dieu et son essence est parfaite 5”. Enfin, la phase absolue de Robinson, qui “vit un être de soleil, dur et inaltérable (VLP, 226)” avec son extase et sa liberté, correspond à la connaissance du troisième genre, la connaissance intuitive. Cette connaissance permet de “comprendre les choses sous l’aspect de l’éternité comme s’il s’agissait d’une nouvelle naissance6”. Ainsi, cette présence du concept du Spinoza dans l’itinéraire de Robinson apporte un témoignage de la transmutation de la philosophie dans l’oeuvre.

Pour nous, ces trois étapes de la connaissance sont non seulement utilisées pour jalonner l’itinéraire de Robinson, mais deviennent la structure idéale qui irradie de l’intérieur le récit de Tournier :

‘Il va de soi que ce parallélisme ne fut pas délibéré. Mais outre que L’Ethique est à mes yeux le livre le plus important qui existe après les Evangiles, et que sa leçon est très profondément inscrite dans mon esprit, je remarque que ces trois étapes répondent à coup sûr à un schéma extrêmement classique et qu’on doit retrouver dans plus d’une doctrine religieuse ou philosophique. Même au niveau le plus trivial -celui de notre vie quotidienne- on en trouverait un lointain équivalent. (VP, 235-236)’

Les trois étapes de la connaissance sont en effet appliquées dans la plupart des romans de Tournier. C’est le cas par exemple, dans Les Météores pour marquer le voyage de Paul, ou encore dans Gaspard, Melchior et Balthazar pour caractériser les itinéraires de chaque personnage. Elles contribuent ainsi à donner aux récits tourniériens une structure de quête. Une telle structure, qui, à la fin du récit, propose une solution aux questions posées au départ, témoigne d’un mouvement dialectique, proche du type hégélien(thèse / antithèse / synthèse).Ce choix semble intentionnel de la part de l’auteur qui propose rationalité et logique dans ses récits. En appliquant ainsi une structure dialectique, traditionnelle et rassurante, l’oeuvre de Tournier trouve une certaine unité. Et cette unité semble renforcée par la forte présence de la quête qui anime tous les grands voyages des personnages tourniériens. D’ailleurs, nous remarquons que ce qui provoque les voyages dans l’oeuvre est le plus souvent la soif de savoir ou de connaître une certaine vérité.Les exemples les plus flagrants sont ceux du voyage du “ Roi mage Faust” du Médianoche Amoureux, qui consacre toute sa vie “à la recherche de la vérité” (MA, 198), et de Balthazar à la quête de la réconciliation entre l’image et la ressemblance dans l’art chrétien, tiré de Gaspard, Melchior et Balthazar. Cette structure de la quête est à lier à la pensée philosophique qui recherche une certaine vérité humaine dans un système rationnel et totalisant.

Par ailleurs, avec cette structure dialectique qui propose une réponse à la question posée, l’oeuvre de Tournier rejoint également la structure du mythe qui consiste à fournir « un modèle logique », « un modèle exemplaire » qui résout la question humaine. Par le biais de cette structure de quête, nous pouvons entrevoir la relation intime existant entre la philosophie et le mythe : tous deux visent à fournir une réponse universelle aux questions humaines fondamentales, et par là constituent un modèle universel.Par ce caractère, l’ambition de Tournier de traduire la connaissance abstraite trouve dans le mythe son terrain idéal.

Outre la structure dialectique, les deux romans, Vendredi ou les limbes du Pacifique et Les Météores, nous fournissent de bons exemples du processus de création par Tournier d’une histoire romanesque à partir des notions philosophiques. Ainsi, l’histoire de Robinson jeté sur l’île déserte rend explicite la structure d’autrui pour un individu. L’étude de Gilles Deleuze7 a bien montré la démarche philosophique menée par Tournier sur le rôle d’autrui, en centrant son analyse sur la thématique de la solitude. On peut également noter que Les Météores illustre le concept de Bergson8 sur l’espace et le temps à travers le voyage du jumeau séparé. Selon Bergson, l’espace est comme une durée concrète et qualitative dans laquelle tout mouvement provoque une modification. Le temps qui est une sorte de déroulement dans l’espace, produit également une modification de l’être. De là, sa thèse selon laquelle il n’y a pas de translation sans altération, s’établit. Le voyage de Paul témoigne de cette modification de l’être dans l’espace et le temps, puisqu’il devient différent à la fin du voyage.

Cette thèse de Bergson nous semble particulièrement intéressante, puisqu’elle montre l’essence même du roman. Conditionné par le spatio-temporel, le roman raconte le changement subi par un personnage par rapport au déroulement du temps, et par là raconte une histoire individuelle relative. Tournier, affabulant cette idée de modification bergsonnienne, inscrit son récit dans la temporalité linéaire, propre au roman. Nous verrons que cette temporalité romanesque qui s’oppose au temps mythique constitue le point nodal de la tension entre roman et mythe dans l’oeuvre de Tournier.

La présence de la pensée nietzschéenne sur la création d’un homme nouveau par la force de Dionysos et par l’acquisition d’une liberté totale en récusant les valeurs reçues du christianisme est aussi à signaler. Elle est très visible dans Vendredi ou Les limbes du Pacifique, surtout chez Vendredi qui incarne Dionysos par le rire, l’ivresse, la légèreté et la musique. Nous allons voir plus tard que cette force transformatrice de l’Eros et de Dionysos participe à l’opposition fondamentale entre le corps et l’âme qui anime tous les récits de Tournier.

Le pouvoir d’Eros joue également dans plusieurs textes de Tournier pour la création du sens nouveau. Par exemple, Robinson perçoit son île à travers son expérience corporelle avec elle, ce qui entraîne ses épousailles et son union avec la chair brûlante de la terre. La transformation de sa vision du temps et du monde est liée à celle de son corps : par le “coït solaire”, Robinson atteint un état paradisiaque où le temps est suspendu à un instant ensoleillé et voluptueux, où le monde devient une fusion harmonieuse entre objet et sujet. C’est encore cette dimension corporelle symbolique qui rend possible l’union intime de Tiffauges et de la terre de Prusse orientale, la transformation du membre gauche de Paul en un drapeau claquant au gré des météores, et la métamorphose de la nourriture en parole chez Taor. Ainsi, le corps prend dans l’oeuvre de Tournier le sens symbolique de la transformation du monde et cette transformation vise à la libération du sens enfermé dans la convention rationnelle. Cette libération du sens, qui veut provoquer la relativité et la multiplicité des significations, est un mouvement important des romans de Tournier qui va à l’encontre du mythe et de la philosophie, genres qui recherchent un modèle constant de la vérité et de l’expérience humaine.

La philosophie est également un “jouet absolu 9” pour cet écrivain très érudit qu’est Tournier. Ainsi, il évoque Gaston Bachelard qui lui a donné “la soudaine révélation que la philosophie était un instrument apéritif, une clé multiple, un ouvre-boîtes universel permettant une effraction incomparable de tout ce qui passe aux yeux du vulgaire pour clos, irrémédiablement obscur, secret et inestimable (VP, 153)”. Ainsi, Tournier va se servir de cette clé universelle qu’est la philosophie pour transposer dans le roman les concepts abstraits qu’il a acquis. Par exemple, il utilise les symboles primordiaux étudiés par Gaston Bachelardpour marquer les quatre étapes de l’itinéraire de Robinson dans Vendredi ou les limbes du pacifique.Les quatre éléments, eau, terre, feu et ciel correspondent à la mer autour de l’île, au feu du culte solaire, au monde tellurique de la grotte et à une harpe éolienne qui incarne le ciel dans ce roman.

Une autre référence à la philosophie qui nous semble intéressante, car très présente dans l’oeuvre, est la “Monadologie” de Leibniz. Tournier déclare son admiration pour cet univers transparent, clos, qui n’a «‘ni porte, ni fenêtre par où l’on puisse entrer ou sortir, mais reproduisant en son for intérieur la totalité du monde extérieur et jusqu’à ses intempéries’ (VP, 32) ».

Ce monde réduit et fermé qui contient l’essentiel du monde extérieur est l’image même du jardin japonais décrit dans Les Météores. Comme des univers réduits, cosmos en miniature, les jardins japonais illustrent toutes les miniaturisations de l’absolu. D’abord, le jardin Zen est «‘un vide abstrait (...) où la pensée se déploie, aidée de rares jalons’ (M, 544)». Et le jardin miniature introduit «‘l’infini cosmique dans la maison’ (M, 544)» :

‘ Le jardin nain, plus il est petit, plus vaste est la partie du monde qu’il embrasse. Ainsi par exemple le personnage de porcelaine, l’animal de céramique, le pagodon de terre cuite qui peuplent le jardin miniature, plus ils sont petits, plus grand est leur pouvoir magique de métamorphoser les cailloux et les creux qui les entourent en montagnes rocheuses, pics vertigineux, lacs et précipices (M, 541).’

L’image du cosmos en miniature donnée par le jardin japonais annonce, par ailleurs, la fin de Paul qui arrive à couvrir le monde avec son corps immobile.

Nous pouvons également constater l’application romanesque de la monade dans l’oeuvre. Cette fois-ci, le monde réduit et fermé se transforme en un monde clos qui apparaît dans plusieurs textes. D’abord, dans Vendredi ou les limbes du Pacifique, le monde réduit semble fournir à Robinson le modèle de l’île reconstituée. Tournier lui-même déclare la valeur immense d’un monde clos à des fins romanesques, en citant l’exemple de La Montagne magique de Thomas Mann, dans les propos recueillis par Lise Andries.Il y indique que le monde clos s’avère extrêmement fécond pour le romancier qui peut y observer toutes les réactions de ses personnages face aux situations créées. Ainsi, l’île de Robinson est un lieu idéal pour exposer les thèmes essentiels de la solitude absolument inhumaine et du rapport à autrui. L’auteur explique :

‘Il y a une recette infaillible pour écrire un chef-d’oeuvre, c’est de créer un monde clos. Il y en a d’innombrables exemples. Mais, plus ce monde clos est peuplé, plus cela devient difficile. Ce que j’ai fait avec Robinson et Vendredi, c’était ce qu’on pouvait faire de plus facile10. ’

Dans Les Météores, le monde des jumeaux Jean et Paul figure partiellement un monde clos. Car il est cellulaire, circulaire11 ; les frères-pareils y occupent des places interchangeables, connaissent des attitudes complémentaires, ils forment quelque chose d’éternel, d’essentiel et d’immobile.

L’évocation de la monade dans Le Roi des Aulnes est plus délicate et plus romanesque, puisqu’elle semble être utilisée afin de décrire l’aspiration de Tiffauges, le héros du roman, pour une possession totale des enfants. Pour ressentir une joie intense et totale à la rencontre des enfants, Tiffauges fait preuve d’une «volonté d’exhaustion» dans ses activités de collection, comme par exemple, la collection d’enregistrements sonores de voix d’enfants ou encore celle de photos d’enfants. Ces activités de collection traduisent son désir de construire autour des enfants une clôture afin de les enfermer et de les dominer totalement : «‘par la photographie, l’infini sauvage devient un infini domestique ’(RA, p. 177)». Le monde clos12 est lié ainsi à la possession totale des enfants :

‘Je comprends maintenant pourquoi quelques lignes de Descartes m’avaient paru flamber soudain dans la grisaille d’un cours de philosophie. J’avais la certitude obscure que cette règle du Discours de la méthode avait un rapport avec la préoccupation majeure de Nestor : «Faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales que je fusse assuré de ne rien omettre.» Le grand mérite d’un monde clos sur lui-même, sans ouverture sur le dehors, obéissant aux seules lois internes qu’il s’est données, c’est de faciliter la satisfaction à cette règle fondamentale (RA, 147-148). ’

Ainsi, le concept leibnizien de monade est utilisé tantôt fidèlement dans son sens entendu, tantôt dévié pour devenir le fondement de la passion perverse du personnage. La référence à Descartes dans la citation montre également l’usage romanesque que Tournier peut faire des concepts philosophiques.

Notons aussi une utilisation plus particulière et presque perverse du monde clos dans l’oeuvre de Tournier : la plupart de ses héros y vivent avec une volonté farouche de dominer le destin. Cette volonté a très vite des effets pervers qui enferment finalement ces héros dans leur unique réalité.

Si nous voulons parler de l’influence des philosophes sur Tournier, il est également nécessaire de mentionner Jean-Paul Sartre. Tournier déclare son admiration pour ce dernier qui était pour lui «‘l’homme vivant le plus important de la planète’», et précisait «‘quand il sera mort (écrit en 1979), on enterrera quelque chose de moi’ (VV,312) «. Outre les quelques influences directes que nous allons mentionner plus tard, qui sont d’ailleurs affichées par Tournier lui-même, par exemple, celle des Mots de Sartre sur sa nouvelle «Le Nain Rouge», ou celle de sa réflexion sur autrui dans Vendredi ou les limbes du Pacifique, la vraie empreinte de Sartre sur Tournier nous semble se trouver dans leur objectif commun de fusionner philosophie etlittérature :

‘Sa gageure, c’est de faire servir sa formation philosophique à des fins littéraires, mais pour écrire, non des contes philosophiques à la Voltaire, mais des romans humains et sociaux à la manière de Zola, des pièces de théâtre politiques et historiques à la Brecht (VV, 314-315). ’

La lutte de Tournier pour pénétrer dans la littérature avec la dimension métaphysique et la valorisation de cette lutte sont bien connues. C’est cet intérêt de lier le roman et la philosophie qui rapproche ces deux écrivains. D’ailleurs, il est intéressant de noter l’identification qui s’installe, dans cette citation -écrite par Tournier-, entre Sartre et lui-même. Nous connaissons le mépris de Tournier envers Voltaire, qualifié de «faux romancier», et son admiration pour Zola, qui est son auteur modèle. Ils sont utilisés ici pour caractériser l’art romanesque de Sartre. Tournier va plus loin encore. Il qualifie Sartre d’ « immigré de la littérature» qui «‘débarque au pays des Lettres venant des régions métaphysiques’ (VV, 314) » : nous reconnaissons facilement ces expressions, car elles sont d’habitude utilisées par Tournier pour se désigner lui-même.

Nous pouvons aussi retrouver une incarnation du monde sartrien dans Mélanie Blanchard, l’héroïne de la nouvelle «La jeune fille et la mort». Dans cette nouvelle, Mélanie ressent l’ennui jusqu’au vertige et le monde même se dissout dans cet ennui :

‘Au demeurant était-ce bien elle qui s’ennuyait ? N’était-ce pas plutôt les choses, le paysage autour d’elle ? Soudain une lumière livide tombait du ciel. La chambre, la classe, la rue paraissaient pétries dans une boue blafarde où les formes se dissolvaient lentement. Seule vivante au milieu de cette désolation nauséeuse, Mélanie luttait avec acharnement pour ne pas s’enliser à son tour dans cette vase (CB, 177-178). ’

Pour Mélanie, il n’y a que la mort «‘seule capable de l’arracher à l’engloutissement dans la nausée de l’existence’ (CB, 198)». L’ennui de vivre et la joie de cesser de vivre portent l’intrigue de ce récit, faisant ainsi référence à La Nausée de Sartre13. Cette nouvelle est, à notre avis, un des meilleurs exemples de la transmutation littéraire de concepts philosophiques chez Tournier.

L’autre emprunte de Sartre surgit dans la conception d’autrui, perçue comme fondement d’une morale. Elle est latente non seulement dans Vendredi ou les limbes du Pacifique, mais dans toute l’oeuvre de Tournier, dans la mesure où le rapport entre moi et autrui est au centre de tous les thèmes développés : solitude, sexualité et double. Cette question de l’Autre, que l’oeuvre met en scène dès son premier roman, est le point de départ de l’analyse thématique que nous développerons dans la partie 2.

Nous allons voir maintenant comment la philosophie est intégrée concrètement dans les récits de Tournier, devenant un élément important de la composition de l’écriture tourniérienne. Pour cela, nous allons préciser d’abord ce qu’est la philosophie pour Tournier et par quoi il est attiré.

La philosophie, pour Tournier, est avant tout un système supérieur au réel par la force de sa cohérence. Il avoue dans Le Vent Paraclet sa fascination pour ce monde cohérent :

‘Il est donc possible, il dépend de notre seule force cérébrale de concevoir des ensembles d’un degré de cohérence supérieur au «réel » et donc d’un degré de réalité plus élevé. Ces ensembles existent : ce sont les systèmes philosophiques (VP, 157).’

La cohérence du système constitue, nous semble-t-il, le fondement des principes de composition des récits tourniériens. Elle commande la rigueur du style et la logique du récit. Fidèle au modèle du système philosophique, Tournier conçoit le roman comme «‘un ensemble absolument cohérent, une ’ ‘Gestalt’ ‘ dont les parties se répondent les unes aux autres’ 14«. Cette cohérence devient un modèle structural pour Tournier. Son admiration pour «l’Art de la fugue» de Jean-Sébastien Bach, modèle musical très rigoureux, rejoint également son goût pour le système cohérent 15 :

‘C’est une autre oeuvre musicale qui m’a accompagné, la plus riche, la plus rigoureuse, la plus touchante qui fut jamais conçue de tête humaine et réalisée de main humaine, l’idéal insurpassable de toute création qu’aucun créateur (...), je veux dire l’Art de la fugue de Jean-Sébastien Bach. (...)le grand art déploie sa magie et l’oeuvre s’édifie par développement, stretto, réponse, inversion, contre-sujet, coda, miroir, etc. (VP, 128).’

L’application de la fugue dans Le Roi des Aulnes, surtout la répétition et l’inversion du thème de la phorie, est bien analysée par les critiques 16, et revendiquée par l’auteur lui-même (VP, 129). Citons simplement la parole de l’auteur sur le moyen pour y parvenir. Il s’agit d’une esthétique de l’anti-suspense, créée par des similitudes symboliques, qui apparaît dans ses différents romans :

‘L’un des secrets consiste à écrire la fin du roman avant le début. Ce qui permet d’abord de prévoir exactement où je vais et, ensuite, de ne pas m’effondrer en cours de route... Je procède ensuite à un découpage rigoureux. Le livre se compose toujours de deux versants séparés au milieu par une crise (...). Pour obtenir les correspondances, il suffit de travailler simultanément à chacun de ces versants. Je n’hésite pas, s’il le faut, à écrire à reculons17. ’

Au fil du roman, une causalité rigoureuse guide avec logique le développement de l’histoire et le dénouement résulte des multiples signes et indices éparpillés au cours du roman. Cette écriture «à reculons», caractéristique chez Tournier, explique vers la fin l’enchaînement nécessaire des événements et des éléments, presque imperceptible à première vue, en les réunissant tous dans une image finale. Ainsi, par exemple, le voyage de Paul et celui de Taor montrent comment l’auteur prépare chaque rencontre, chaque élément pour la séquence finale. Les événements et les rencontres de chaque étape de leur voyage apportent une réponse progressive à leurs préoccupations et annoncent leur métamorphose finale qui rassemble tous les éléments qui ont jalonné leur parcours.

Le Roi des Aulnes fait preuve lui aussi d’une grande logique dans sa composition : la première partie du roman annonce, voire organise, les événements qui vont se réaliser dans la deuxième partie, reliant ainsi logiquement le point de départ et celui de fin. La structure de symétrie, d’écho et de miroir qui résulte de cette maîtrise démontre le goût de Tournier pour la cohérence poussée jusqu’à l’extrême.

Cependant, cette cohérence qui garantit la crédibilité de l’intrigue peut basculer dans l’effet contraire si elle est poussée à l’excès. L’effet d’invraisemblance peut se produire quand nous constatons que les événements et les personnages sont dictés uniquement par l’économie du récit. La cohérence visée dans l’histoire devient alors la cohérence de la fiction, non de la réalité. Le monde extrêmement rationnel et cohérent des pervers tourniériens (Robinson, Tiffauges, Alexandre) est un exemple significatif «d’hyperrationnalisme » et « d’hypercohérence », -l’expression est celle de l’auteur- qui dépasse la réalité, et souligne par là le caractère fictionnel des récits.

Cette dimension de la cohérence philosophique qui surpasse la réalité est également un élément romanesque chez Tournier. En transposant cette force logique dans ses personnages, la cohérence devient l’élément de la perversion. L’auteur souligne l’importance de la cohérence appliquée à ses personnages : ‘«Cette force de cohérence qui entraîne la réalité, je la transporte dans mes héros. Et mes héros, ce sont toujours des hommes plus cohérents que les autres’ 18«. Avec les héros de Tournier qui manifestent leur désir d’une maîtrise totale du monde, et leur interprétation obsessionnelle du sens selon leur logique, la cohérence devient un moyen pour eux de dominer le hasard et l’altérité du réel. Dès lors, leur monde clos est un monde artificiel qui veut apprivoiser la réalité, mais qui ne coïncide pas avec la réalité.

La cohérence du système dicte le caractère des personnages tourniériens. Tels Robinson, Tiffauges, Alexandre qui sont extrêmement lucides, capables d’analyser le sens profond de leur aventure. Ainsi ils expliquent inlassablement le sens de leur destin avec une puissance de logique qui les caractérise.De plus, ils ne se contentent pas d’illustrer les idées philosophiques, ils les incarnent dans leur goût de classification excessive des notions. Par exemple, Tiffauges aime classer la phorie en superphorie-hyperphorie-antiphorie- phorie en premier degré et deuxième degré, etc.

Les raisonnements logiques et les langages philosophiques qui caractérisent les personnages de Tournier ne provoquent pas seulement un effet rassurant et persuasif, mais parfois aussi un sentiment d’invraisemblance et d’étrangeté. D’abord, le discours très savant des personnages crée un écart par rapport à leur situation mentale et sociale. Par exemple, Tiffauges, en tant que garagiste n’ayant pas de formation en philosophie, tient pourtant un discours se référant à Descartes, et jongle avec le concept de la monade de Leibniz, ce qui cause un sentiment d’invraisemblance19.

L’étrangeté vient également du fait que la causalité obtenue par la cohérence dans leur discours aboutit souvent à une inversion de valeur ou à une ironie. Par exemple, Alexandre utilise un langage rationnel et des références philosophiques pour rédiger son ‘« Esthétique du dandy des gadoues’ », esthétique du second degré qui exalte la supériorité de la copie sur l’original:

‘L’idée est plus que la chose, et l’idée de l’idée plus que l’idée. En vertu de quoi l’imitation est plus que la chose imitée, car elle est cette chose plus l’effort de l’imitation , lequel contient en lui-même la possibilité de se reproduire, et donc d’ajouter la quantité à la qualité. C’est pourquoi en fait de meubles et d’objets d’art, je préfère toujours les imitations aux originaux, l’imitation étant l’original cerné, possédé, intégré, éventuellement multiplié, bref pensé, spiritualisé (M, 101).’

Cette esthétique de second degré devient, par la suite, le fondement de son goût pour une sexualité perverse qui recherche «la proie de la proie», et de son goût pour les aliments travestis. Ainsi, les concepts philosophiques et les langages de raison acquièrent la dimension romanesque par l’inversion et l’ironie.

Nous avons vu au travers de quelques exemples la présence indéniable de la philosophie dans l’oeuvre de Tournier. Dans la fiction, elle n’est pas seulement illustrée, mais plutôt incarnée dans la vie de ses personnages comme «‘mode d’appréhender la réalité’», selon l’expression de D.G. Bevan20. L’importance de la philosophie dans l’oeuvre de Tournier tient au fait qu’elle devient la force motrice de l’écriture tourniérienne. Elle est à la fois une source unifiante de l’oeuvre par sa rationalité et sa structure dialectique qui veut fournir des réponses logiques aux questions abstraites et existentielles que le lecteur se pose, et un élément important sur le plan romanesque pour son possible effet d’invraisemblance et d’inversion. Le système de cohérence qui caractérise l’oeuvre marque pourtant la naissance d’une écriture logique et spécifique. La philosophie constitue, avec la matière première mythique que nous allons maintenant évoquer, un fondement de l’écriture tourniérienne.

Notes
4.

Baruch Spinoza, L’Ethique 2, Paris, Flammarion, p. 431, cité par J-R Austin de Drouillard, Tournier ou le retour au sens dans le roman moderne, Peter Lang, 1992, p. 143.

5.

Baruch Spinoza, Traité théologico-politique 4, Paris, Garnier-Flammarion, 1968, pp. 10-12. Cité par J-R Austin de Drouillard, op, cit., p. 144.

6.

Baruch Spinoza, L’Ethique 5, Scolie, Paris, Vrin, 1904, cité par J-R Austin de Drouillard, op, cit., p. 145.

7.

Gilles Deleuze, Logique du sens, Les éditions de minuit, 1994, pp. 350-372.

8.

Cette référence est signalée par Tournier lui-même (VP, 275-276).

9.

Nous pouvons dire que Nestor, dans Le Roi des Aulnes, et Alexandre dans Les Météores, incarnent partiellement Tournier dans la mesure où, comme lui, ils s’amusent avec les notions et les concepts philosophiques. Par ailleurs, le jouet favori de Nestor n’est autre qu’un gyroscope nommé “la clé de l’absolu” (RA, 59), “un jouet cosmique” (RA, 60), “un absolu de poche” (RA, 61).

10.

“Echappée belle avec M. Tournier”, Propos recueillis par Lise Andries, in Robinson, Ed. Autrement, coll. Figures, mythiques, 1996.

11.

Signalons aussi la déclaration de Tournier d’avoir prêté aux jumeaux Jean et Paul son goût des objets qui offrent l’image d’un monde clos et transparent : par exemple, les petites sphères de Celluloïd à demi remplies d’eau pour illustrer leur monde gémellaire fermé au monde extérieur. Voir la similitude de description concernant cet objet aux pages 31-32 du Vent Paraclet et à la page 366 des Météores. Voir également l’étude de J-B Vray, Michel Tournier et l’écriture seconde, Presses Universitaires de Lyon, 1997, pp.194-197.

12.

Napola, le monde d’enfants où règne Tiffauges, est aussi une sorte de huit clos.

13.

Sur ce point, voir l’étude de J-B. Vray, M. Tournier et l’écriture seconde, op, cit., p. 247.

14.

Propos recueillis par Jean-Louis Rambures, Comment travaillent les écrivains, Flammarion, 1978, p. 165.

15.

L’étude d’Arlette Bouloumié caractérise la structure du Roi des Aulnes comme étant la transposition dans le roman des règles rigoureuses de la fugue, Michel Tournier, le roman mythologique, Librairie José Corti, 1988, pp. 73-81.

16.

Voir à ce propos l’étude de Cornelia Klettke, “La musique dans l’esthétique de la « mythécriture » de Michel Tournier : une musique textuelle de la séduction ”, Revue des sciences humaines, n°232, oct-déc, 1993.

17.

“De Robinson à l’Ogre : un créateur de mythes”, propos recueillis par J-L de Rambures, Le Monde, 04 / 12 / 1970.

18.

“Une logique contre vents et marées”, Entretien de Tournier avec Alain Poirson, La Nouvelle critique, n°105, Juin-juillet 1977.

19.

Mariska Koopman-Thurling pense que cette incompatibilité entre le langage des personnages tourniériens et leurs situations est la preuve du redoublement discursif, un des éléments qui provoquent le sentiment d’invraisemblance dans la narration tourniérienne, in Vers un autre fantastique. Etude de l’affabulation dans l’oeuvre de Michel Tournier, Rodopi, 1995, pp. 165-166.

20.

D.G. Bevan, Michel Tournier, Rodopi, Amsterdam, 1986, p. 53.