(4) : Taor et la quête d’une nourriture transcendante.

L’histoire d’un quatrième roi mage, Taor, est la partie la plus originale212 et la plus complète du livre, dans la mesure où Taor reprend et comble toute la thématique développée dans les oeuvres antérieures. Par ailleurs, l’affinité entre Taor et d’autres personnages tourniériens, notamment Tiffauges, et l’élaboration de l’acte de manger qui devient chez Taor une véritable communion, nous permet de voir l’aventure de Taor comme un accomplissement des thèmes tourniériens. Il s’agit ici de réconcilier par un sacrifice le corps et l’âme, le sensible et l’intelligible. Le motif qui permet cette réconciliation est la nourriture, un certain rahat-loukoum qui déclenche le voyage interminable de Taor. Nous verrons que derrière l’aventure de Taor, l’image de Jésus est constamment évoquée et superposée, mais cela ne nous mène pas réellement à une lecture biblique, mais plutôt à une lecture initiatique.

Taor, jeune prince insouciant, friand de sucreries et de pâtisseries, vit dans le paradis de l’enfance créé par sa mère213 qui veut l’éloigner du pouvoir qu’elle veut garder pour elle-même. Cette vie paisible est bouleversée par un minuscule cube de rahat-loukoum à la pistache dont le goût plaît énormément au jeune prince. Pour en acquérir la recette, il envoie des enquêteurs qui malheureusement reviennent les mains vides, mais avec une nouvelle étonnante qui annonce la naissance d’un «Divin Confiseur» qui inventerait:

‘une nourriture transcendante, si bonne qu’elle rassasierait pour toujours, si savoureuse que celui qui en goûterait une seule fois ne voudrait plus rien manger d’autre jusqu’à la fin de ses jours (GMB, 181).’

Le thème d’une nourriture transcendante une fois exposé, le récit raconte le déchiffrement progressif de cette métaphore par Taor, de sa lecture naïve initiale à sa compréhension finale qui restaure l’unité première de la nourriture. Alors commence le voyage de Taor vers l’Est, vers Bethléem où cet inventeur de mets sublimes doit naître. L’équipage de cette expédition est composé de cinq navires et de cinq éléphants parmi lesquels se trouve Yasmina, une éléphante blanche aux yeux bleus que Taor aime particulièrement. Le départ et la traversée de la mer symbolisent l’éloignement de l’univers maternel où règnent le sucre, l’abondance et le matériel, puisque le voyage le mènera petit à petit à un univers inversé de sel, de pauvreté et de spiritualité. Nous allons voir l’importance de l’opposition entre sucre et sel qui se développe tout au long du voyage de Taor.

Après la première expérience du sel dans une nourriture étrange -des sauterelles confites dans du miel sauvage- qui lui a révélé un paradoxe, «‘le sucre salé est plus sucré que le sucré sucré’ (GMB, 183)», Taor reçoit une sorte de baptême salé lors de la tempête qui annonce l’épreuve du sel :

‘Pour la deuxième fois, ce jeune homme, voué au sucre depuis son enfance, fit ainsi connaissance avec l’élément salé dans un baptême d’une inoubliable brutalité. Son destin lui réservait une troisième épreuve salée, combien plus douloureuse et plus longue que celle-ci ! (GMB, 189)’

Avec cette narration qui anticipe le récit, le voyage de Taor prend un sens initiatique. D’abord, comme tout voyage initiatique, le voyage de Taor prépare une nouvelle naissance d’ordre spirituel et un nouveau mode d’existence214. Taor commence à comprendre la fugacité et l’insignifiance de sa vie dorée à Mangalore et fait l’expérience d’un appauvrissement progressif. Le guide de cette naissance spirituelle est un nomade, le rabbi Rizza qui raconte une histoire, «‘une fable, une apologue’ (GMB,194)» que Taor comprend mal. L’histoire de Rizza préfigure l’aventure de Taor, tout en introduisant la dimension mythique de l’univers tourniérien avec le Paradis perdu, la Chute, la fusion et la séparation.

Le récit de Rizza reprend l’histoire de l’origine et la Chute de l’homme. L’unité brisée avec l’origine s’exerce cette fois sur la parole et sur la nourriture. Rizza raconte que les premiers bédouins vivaient dans un somptueux verger dont les fruits satisfaisaient leur «‘ventre affamé de nourriture et oreilles affamées de savoir’ (GMB, 195)». Cette unité de nourriture et de parole qui nourrit à la fois le corps et l’âme est ensuite rompue par la Chute :

‘En ce temps-là, l’homme participait de la simplicité divine. Le corps et l’âme était coulés d’un seul bloc. La bouche servait de temple vivant –drapé de pourpre, avec son double demi-cercle d’escabeaux d’émail, ses fontaines de salive et ses cheminées nasales- à la parole qui nourrit et à la nourriture qui enseigne, à la vérité qui se mange et se boit, et aux fruits qui fondent en idées, préceptes et évidences... La chute de l’homme a cassé la vérité en deux morceaux : une parole vide, creuse, mensongère, sans valeur nutritive. Et une nourriture compacte, pesante, opaque et grasse qui obscurcit l’esprit et tourne en bajoue et bedaines ! (GMB, 195) ’

Dès lors, les nomades vivent dans l’espoir de retrouver cette unité d’avant la Chute. La marche et la vie ascétiques sont considérées par eux comme les meilleurs moyens pour remédier à la cassure entre nourriture et connaissance, puisqu’elles sont toutes deux symbole de l’extrême simplicité qui au moins n’aggravera pas le divorce entre les deux éléments.

Ainsi, le récit de Rizza révèle la continuité thématique de la scission entre âme et corps dont parlait Balthazar, et la quête par les nomades de l’unité première de la nourriture est, en fin de compte, celle de la réconciliation de la nourriture et de la connaissance, du corps et de l’âme. Grâce à ce récit, le voyage de Taor acquiert une signification plus profonde, revêtant le caractère mythique et initiatique de la quête de l’origine. Même si Taor n’arrive pas tout à fait à percevoir la portée du récit de Rizza, il est profondément bouleversé et pressent qu’un grand changement se prépare dans son voyage :

‘Il ne comprit pas l’essentiel de ce discours, mais il le conserva tout entier dans son coeur, soupçonnant qu’il prendrait pour lui un sens prophétique à mesure que son voyage se déroulerait. En tout cas, il ne pouvait plus douter que la recette du rahat-loukoum –pour laquelle il avait en principe quitté son palais de Mangalore –s’estompait, prenait des allures de leurre –qui l’avait arraché à son paradis puéril –ou devenait une sorte de symbole dont la signification restait à déchiffrer (GMB, 196-197).’

Nous remarquons ici l’attitude similaire qui lie Taor à d’autres personnages tourniériens. Comme Robinson et Tiffauges, Taor ne sait ni la cause ni le but de son voyage et essaie de déchiffrer intuitivement la signification des événements qui constitueront sa vie. Cette vision obscure de Taor, qui suit ses intuitions et qui avance à tâtons, déclenche la métamorphose du destin en destinée, démarche commune aux différents protagonistes tourniériens.

Le voyage apporte ainsi un savoir. Contrairement à son état initial, Taor commence à pouvoir déchiffrer la pensée des autres, en se mettant à leur place, devinant ainsi ce qu’ils sentent et projettent, quand Siri, son serviteur, propose de rester à Elath, au lieu de le suivre. Ce savoir qui grandit de jour en jour traduit l’accès à un monde spirituel, comme dans un voyage initiatique. Cela figure également l’éloignement progressif du monde maternel et matériel. La perte de Yasmina, son éléphante favorite, illustre la disparition finale de l’élément féminin de l’univers de Taor. Par ailleurs, l’élément masculin et sacrificiel215 du sel qui domine de plus en plus la vie de Taor suggère le changement d’univers et le sacrifice nécessaire pour accomplir ce changement. Le narrateur ne manque pas de l’annoncer lors de la visite dans les mines de cuivre du Roi Salomon :

‘Taor ne comprit pas pourquoi cette visite d’un monde souterrain où des générations d’hommes avaient travaillé et souffert emplissait son coeur de sombres pressentiments (GMB, 202-203). ’

L’étape suivante mène Taor à Etam, proche de Bethléem, où il rencontre les trois rois qui sont de retour. Dans cette rencontre, chaque roi raconte sa quête et la solution obtenue à la rencontre avec l’Enfant. Apprenant par eux que «le Divin Confiseur» était un enfant qui a su répondre aux questions les plus personnelles de chacun avec un langage propre, Taor brûle d’impatience de connaître la langue et le message qu’il peut recevoir de lui. Alors, il se dépêche d’aller le rejoindre à Bethléem. Mais quand il arrive à destination, l’Enfant et ses parents sont déjà partis.

Au moment où il décide de poursuivre la trace de l’Enfant vers le nord, Taor découvre soudainement que les enfants de ce pays ont faim. Pour calmer cette faim, il organise un goûter nocturne à l’intention de tous les enfants de plus de deux ans de Bethléem. Pour cela, Taor fait construire une immense pièce montée qui reproduit en miniature son palais de Mangalore et l’offre aux enfants. Par ce geste, le goûter nocturne devient le symbole du sacrifice des biens de Tao, ainsi que la fin de son univers d’enfance maternel. Devant son palais de sucre qui est entrain d’être dévoré par les enfants, Taor voit plus clairement le changement qui s’est opéré en lui pendant le voyage :

‘Depuis que j’ai quitté la côte de Malabar –où un chat est un chat et où deux et deux font quatre –il me semble que je m’enfonce dans une plantation d’oignons, car ici chaque chose, chaque animal, chaque homme possède un sens apparent, lequel en cache un second, lequel déchiffré, trahit la présence d’une troisième signification et ainsi de suite. Et il en va de même pour moi, tel que je me vois, car il me semble que le jeune homme naïf et niais qui a fait ses adieux à la Maharani Taor Mamoré est devenu en quelques semaines un vieillard plein de souvenirs et de préceptes, et je ne pense pas être au bout de mes métamorphoses (GMB, 229). ’

A cette métamorphose et ce sacrifice de Taor s’ajoute un autre sacrifice plus atroce et plus douloureux. Siri informe Taor que les enfants de moins de deux ans qu’il n’a pas invités ont été massacrés par les soldats d’Hérode. Face à ces deux scènes concomitantes contradictoires et inversées, massacre et goûter, Taor sent que sa vie est à un tournant avec la fin définitive de l’âge du sucre et de son enfance. Pendant l’étape suivante, le voyage vers la mer Morte, il ne cesse de méditer le sens de ces deux images opposées, repas et massacre, et essaie de déchiffrer le paradoxe des scènes contradictoires «des enfants étaient égorgés pendant que d’autres enfants assis autour d’une table se partageaient des nourritures succulentes (GMB, 233)». Alors, Taor aperçoit vaguement l’affinité et la complémentarité qui unissent secrètement les deux événements et prévoit une autre scène qui, plus tard, en précisera le sens :

‘Il comprenait bien que ce qu’il avait vécu cette nuit à Bethléem préparait autre chose, n’était en somme que la répétition maladroite, et finalement avortée, d’une autre scène où ces deux extrêmes –repas amical et immolation sanglante – se trouveraient confondus (GMB, 233).’

Nous remarquons que les deux aspects de l’acte de manger, «repas amical et immolation sanglante» rejoignent finalement l’oralité ambiguë de l’ogre Tiffauges qui oscille constamment entre la fusion amoureuse et la destruction de l’objet aimé, surtout des enfants. Cette évocation de l’ambiguïté de l’oralité lie les deux livres, Roi des Aulnes et Gaspard, Melchior et Balthazar, et le reste du voyage de Taor peut être perçu comme une tentative de réconcilier ces deux aspects contradictoires par la sublimation de l’oralité concrète.

Après la disparition définitive du monde sucré, le monde salé règne entièrement sur la vie de Taor. D’abord, le paysage change radicalement à l’approche de la mer Morte. Les roches blanches et granuleuses -des blocs de sel- couvrent la vue des voyageurs et la route ne cesse de descendre. Dans ce paysage sinistre, Taor fait une expérience qui augure de son destin douloureux. En retirant ses mains de l’eau de la Mer Morte, il les trouve maculées de sang, comme si elles obéissaient à «un ordre mystérieux (p, 235)», car l’absence de blessure récente rend ce phénomène inexplicable. De plus, ses deux derniers éléphants sont devenus des statues de sel, à force de s’arroser mutuellement. Cette perte implique la séparation inévitable entre Taor et ses serviteurs. Car ces animaux symbolisaient pour ses serviteurs leur pays natal, leur courage et leur fidélité au Prince de Mangalore.

L’arrivée à Sodome et le paysage de plus en plus sinistre de l’immense nécropole qui entoure cette ville composent une véritable descente au enfer. Malgré les supplications de Siri et de ses serviteurs, Taor continue la marche, tout en essayant de distinguer différentes voix qui bourdonnent en lui depuis Bethléem. A Sodome, il perçoit l’évidente métamorphose de «sa vie en destin» :

‘De plus en plus sa vie se construisait à ses propres yeux par étages superposés dont chacun possédait une affinité évidente avec le précédent –il était chaque fois contraint par l’évidence à s’y reconnaître lui-même –mais aussi une originalité surprenante, à la fois âpre et sublime. Il assistait subjugué à la métamorphose de sa vie en destin (GMB, 238-239).’

Cette métamorphose annonce à Taor un autre voyage plus personnel et plus intime dont le but reste encore obscure. C’est pourquoi Taor libère ses serviteurs et découvre soudain qu’il est lui-même libre malgré son dépouillement complet. Il assiste ensuite au malheur d’un homme sur le point d’être arrêté à cause de ses dettes. Pour aider cet homme et ses quatre enfants, Taor propose de payer sa dette, mais il se trouve aussitôt dans une impasse, car il ne possède pas la somme nécessaire. Alors, il offre sa personne, et cette «énormité du sacrifice (p, 249)» impose le silence à la foule. A la demande du juge de bien réfléchir, Taor répond avec fermeté :

‘Seigneur juge, le coeur de l’homme est obscur et trouble, et je ne peux jurer de ce qui se cache, même dans le mien. Quant aux motifs qui me poussent à agir comme je fais, j’aurai tout le temps de ma captivité pour les démêler. Qu’il te suffise de savoir qu’ils sont lucides, fermes et irrévocables (GMB, 249).’

L’offre est alors acceptée. Mais quand Taor comprend qu’il est condamné à trente-trois ans de travaux forcés, il s’évanouit216. Ici, les deux éléments, sacrifice et durée de celui-ci, évoquent explicitement l’âge de Jésus et son propre sacrifice.

La vie souterraine dans les mines de sel se révèle l’antithèse même de sa vie sucrée antérieure. D’abord, les nourritures et boissons salées lui donnent une soif ardente qui ne le quitte plus. Ensuite, son corps se transforme comme celui d’un écorché vif à cause du soleil intense et du travail constant avec le sel. Ses yeux s’affaiblissent, son ventre fond et bientôt tout son corps devient comme celui d’un vieil homme voûté et ratatiné. Cette transformation évoque celle des papillons de Maalek qui montrait la simplicité extrême de la vie du cocon avant la métamorphose finale.

Dans cet enfer du sel, Taor découvre le monde infernal de Sodome où tout est retourné et inversé :

‘Chez le Sodomite, toute hauteur de vue se résolvait en analyse fondamentale, toute ascendance en pénétration, toute théologie en ontologie, et la joie d’accéder à la lumière de l’intelligence était glacée par l’effroi du chercheur nocturne qui fouille les soubassements de l’être (GMB, 261).’

Leur pratique sexuelle qui mêle l’oral et l’anal (comme Tiffauges) et l’allure de leur corps léger et sec qui bannit la tendresse, illustrent le monde maléfique de Sodome.

Dans ce monde inversé où «‘tout son passé semblait anéanti’ (p, 255)», Taor voit ce passé resurgir par deux rencontres. D’abord, il rencontre un confiseur qui lui donne la recette du rahat-loukoum. Pourtant, Taor attend une autre révélation, et se sent infiniment loin de cette recette qui l’a conduit au voyage et qui n’est plus pour lui que «‘la cosse infime et légère d’une petite graine qui avait bouleversé sa vie en y enfonçant des racines formidables, mais dont la floraison promettait de remplir le ciel’ (GMB, 258)».

La deuxième rencontre est celle avec Démas, un nouveau prisonnier qui lui raconte l’histoire d’un prédicateur, nommé le Nazaréen. Dès l’instant où Taor entend ce nom, il comprend qu’il s’agit de l’Enfant qu’il avait manqué à Bethléem et pour lequel il avait poursuivi son voyage solitaire et infernal. Progressivement, Démas révèle tout ce qu’il sait du Nazaréen et Taor l’écoute passionnément. Les récits de Damas relatent essentiellement les scènes où Jésus a réalisé des miracles sur la nourriture : le repas des noces à Cana où il transforme l’eau en vin, la foule nourrie par les poissons capturés miraculeusement et l’histoire d’un homme riche et généreux qui invite les mendiants et aveugles pour ne pas jeter les mets délicieux. Parmi ces récits, celui qui frappe violemment Taor est un sermon de Jésus à la synagogue de Capharnaüm :

‘C’est moi qui suis le pain vivant descendu du ciel. Si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous. Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui (GMB, 267).’

Cette parole permet à Taor de comprendre tous les événements de sa vie passée par leur cohérence qui a pour nom «sacrifice». Ainsi, il comprend enfin l’affinité entre le massacre des innocents et le goûter des enfants à Bethléem, car :

‘Jésus ne se contentait pas de nourrir les hommes, il se faisait immoler pour les nourrir de sa propre chair et de son propre sang. Le festin et le sacrifice humain n’avaient pas eu lieu simultanément à Bethléem par l’effet du hasard : c’était les deux faces du même sacrement, appelées irrésistiblement à se rapprocher (GMB, 267).’

Le sacrifice de Jésus explique également le sacrifice de son propre destin en lui ajoutant un sens sacré : «‘Car aux petits pauvres de Bethléem, il n’avait donné que les friandises transportées par ses éléphants, tandis qu’aux enfants du caravanier insolvable, il avait fait don de sa chair et de sa vie’ (GMB, 268)».

Un autre sermon de Jésus sur la boisson qui calme l’âme aussi bien que le corps prend un sens symbolique, celui de la restitution de l’unité première de la nourriture dont parlait Rizza :

‘Quiconque boit cette eau aura encore soif, mais celui qui boira l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif. Bien plus, l’eau que je lui donnerai deviendra en son propre coeur une fontaine d’eau vive pour la vie éternelle (GMB, 268). ’

La quête, menée par les bédouins, d’une réconciliation entre nourriture et connaissance, corps et esprit comme l’état premier de l’homme avant la Chute, quête qui était sous-jacente dans l’aventure de Taor, trouve sa réponse dans ces paroles. Cette réconciliation permet de réparer l’oralité maléfique de Tiffauges qui était centrée sur l’aspect purement corporel de la nourriture. La célébration de l’oralité spirituelle (fontaine d’eau vive au coeur) passe par la sublimation de l’oralité concrète (boire). Par ailleurs, l’apaisement de Taor et le miracle –l’écoulement d’une larme non salée –permis par les paroles illustrent la restauration de l’unité première de la parole qui nourrit l’âme et le corps. Nous évoquerons à la fin de ce chapitre l’idéal que se fait Tournier de l’art oral, du pouvoir de la parole qui vise à transcender la séparation entre corps et âme.

Le reste du récit raconte la libération de Taor et son arrivée à Bethléem à la recherche de Jésus. Mais encore une fois, il arrive trop tard. Il ne trouve que le reste du repas dans la salle où Jésus s’est réuni avec ses amis. Alors il boit du vin, mange du pain, réalisant ainsi la première eucharistie. Son voyage s’accomplit quand deux anges le prennent dans leurs ailes et l’accompagnent au royaume de Dieu, dans une ascension qui marque encore la superposition de la vie de Taor à celle de Jésus.

Notes
212.

Pour écrire l’histoire de ce quatrième Roi Mage, Tournier s’inspire du roman d’Henry L.Van Dyke et de La Légende du quatrième roi d’Eszard Schaper. Il cite d’ailleurs ces sources dans le post-scriptum de Gaspard, Melchior et Balthazar.

213.

Nous retrouvons encore l’image négative d’une mère toute puissante qui veut sauvegarder son pouvoir.

214.

Mircea Eliade, Aspects du mythe, op, cit., 103.

215.

Le sel a la fonction de dessèchement qui est chez Tournier très liée à l’univers masculin. De plus, la simplification du corps que provoque le dessèchement évoque l’image de l’ascète, et par là le sacrifice de la chair.

216.

Les scènes d’évanouissement, fréquentes dans l’oeuvre, avec celle de Gilles après la mort de Jeanne, celle de Tiffauges après l’épisode de Pelsenaire et celle de Fétichiste après la découverte de la culotte d’Antoinette, se rapportent à la naissance d’une perversion, ou la découverte d’un destin. Chez Taor, l’évanouissement accompagnera une véritable “renaissance”, c’est-à-dire la naissance de l’esprit.