2 : Un univers fou mais cohérent.

Je me suis construit un univers, fou peut-être, mais cohérent et surtout qui me ressemble, tout de même que certains mollusques sécrètent autour de leur corps une coquille biscornue mais sur mesure. Je ne m’illusionne plus sur la solidité et l’équilibre de ma construction. Je suis un condamné en sursis d’exécution (M, 40-41).

Cette parole d’Alexandre illustre la démarche des pervers tourniériens qui, par leur regard narcissique et oblique, construisent leur monde avec une logique et une cohérence déconcertantes. Cet univers, par cette cohérence et cette logique, égale l’univers réel et parfois le surpasse. Tournier explique que cette démarche des pervers découle du système philosophique, «‘une construction qui surclasse la réalité en cohérence et qui de ce fait a davantage de réalité que la réalité, car la réalité n’a de réalité que par sa cohérence’ 274« et affirme que grâce à la rigueur de leur logique, ses pervers arrivent à imposer leur illusion :

Avoir raison au fond. C’est le ressort principal de tous mes personnages. Ils savent tous plus ou moins clairement que la réalité ne se distingue du rêve que par une plus grande rigueur logique, et que si je parviens à donner à mon rêve une rigueur logique supérieure à celle de la réalité, il surclassera la réalité, prendra sa place et la refoulera dans le domaine des songes creux275. ’

La démarche des pervers est comparée par l’auteur à «‘une logique contre vents et marées qui gagne jusque dans la mort du héros parce que ce sont des morts logiques’ 276«. Nous avons déjà constaté que le destin assure cette logique des personnages et par là celle de la narration. Tournier ajoute que cette logique a pour but de «‘mettre en cause l’ordre social dans lequel nous vivons’» et d’ébranler la certitude des spectateurs pour qu’ils se demandent finalement, dans un malaise, «‘n’a-t-il pas raison au fond’ ?277«.

Pour poursuivre l’analyse de la logique des pervers qui renverse l’ordre social etmoral, il est utile de souligner l’importance du désir individuel qui prend la place de valeur suprême, ce qui provoque la perversion du réel, de l’histoire, des mythes, de la philosophie et de l’art. Comme nous l’avons déjà constaté, le regard narcissique caractérise les pervers tourniériens. Nous pensons que c’est précisément ce narcissisme qui est le moteur du renversement et de la perversion des valeurs : la jouissance individuelle, le désir de Moi deviennent les valeurs suprêmes et tout est interprété par rapport à elles. L’exemple de Tiffauges, qui pense qu’il est responsable de la deuxième guerre mondiale est, peut être, l’image emblématique de la perversion des valeurs. Les textes de Tournier ne cessent de pratiquer ce genre de perversion à différents niveaux que nous nous proposons d’étudier en commençant par la perversion qui brouille la frontière entre la réalité et l’imaginaire.

Notes
274.

Entretien avec Alain Poirson, “Une logique contre vents et marées”, La nouvelle critique, n° spécial, Ecrire, n°105, juin-juillet, 1977.

275.

M. Tournier, “Donner à mon rêve une rigueur logique”, Quinzaine Littéraire, 1er-15 juillet, 1974.

276.

Entretien cité avec A. Poirson, “Une logique contre vents et marées”.

277.

M. Tournier, “Donner à mon rêve une rigueur logique”, op, cit.