Introduction.

C’est un paradoxe de la montagne et du temps qui me relie à Lucien Gachon. En effet, il m’a souvent semblé que nos vies se croisaient à l’envers de nos cheminements. Rien n’est impossible à ce grand homme de la Guillerie, si habile à bousculer le destin.

Nous avons habité le même massif, sur deux versants distincts d’une même colline, même si nous sommes distants de près d’un siècle par nos histoires de vie. Cette masse granitique était son berceau, un héritage gagné au quotidien du labeur de ses lointains ancêtres. Comme il l’avait lu dans les paysages alentour, la nuit allait tomber sur le paysage entretenu de son enfance. Plus tard, dans une poche de lumière, n’en déplaise à la dictature de l’épicéa, j’ai pu retrouver un peu de terre à gratter, en mémoire de celle que les miens avaient perdue. J’ai été accueilli ou, plutôt, pour employer les mots de mes voisins, j’ai fait souche, dans un hameau voisin. Instituteur dans la commune natale de Lucien Gachon, c’est à l’école que j’ai entendu parler de lui pour la première fois, à partir du moment où mes pratiques pédagogiques m’ont incité à “faire classe hors de la classe. Au fil des rencontres et des témoignages, il m’a semblé que ce collègue, sur ses propres terres, n’avait jamais été reconnu à sa juste valeur, qu’il fallait batailler pour en savoir plus. Pionnier, il l’avait été sur le plan pédagogique, en anticipant les débats, et en géographe poète, lui qui avait su mettre en mots sa “haute colline .” 1

Au cours de la rédaction de cette thèse, l’idée m’est souvent venue qu’il eût été bon de croiser Lucien Gachon, ne serait-ce que quelques heures. Nous aurions pu nous voir en terrain proche, c’est à dire au sommet de notre colline, sans le souci de l’heure, de la saison ou de l’époque. Tout de même, je l’aurais vu, avec déjà toute son expérience, aguerri par ses années de lutte et de travail. Sans plus tarder, nous aurions évoqué notre passion partagée à la vue de l’éternel Bois de la Flotte. La naïveté que ses proches lui prêtaient, la modestie de ses origines nous eussent rapidement fourni le ton d’un langage commun, celui de l’engagement et celui d’hommes de terrain, celui des primaires.

J’imagine de même que nous aurions eu quelques échanges vifs, ceux de la passion des idées. L’école, l’éducation et, au delà, une certaine approche du sens à donner à la vie seraient d’emblée au coeur de telles discussions. Il reprendrait l’ébauche d’une école qui ne déracinerait pas, qui assurerait la promotion des identités locales, le règne des petites patries, avec à sa tête l’instituteur rural, dans le respect de la hiérarchie du village. Il sourirait du retour des langues régionales ou des musiques traditionnelles déclinées en rock et rap et s’enflammerait pour promouvoir les parlers maternels. L’essentiel serait alors d’aborder le fondement même de l’ambition éducative. Il nous resterait à doser et comprendre dans quelle proportion toute tentative éducative peut ou doit s’effectuer dans le respect des cultures et des différences. Je craindrais néanmoins de l’agacer par ma pensée jacobine, ma méfiance à l’égard des pouvoirs locaux et ma suspicion quant au renouveau du culte des folklores passéistes. Enfin, les discours relatifs au principe de l’égalité des chances, à l’émancipation des peuples au risque de leur déculturation nous amèneraient à des considérations de fond, relativement à l’idée laïque. La tolérance, la prise en compte de l’autre confirment l’idée généreuse d’une utopie que nous partagerions, dans la volonté d’instruire par l’école des petits d’hommes réunis en classe par l’âge et le hasard, pour une communauté de destin. L’humanité au coeur du débat, il nous resterait à craindre, comme Gachon l’avait prématurément relevé, que le déferlement des technologies et, j’ajouterai, la loi des profits n’entament sérieusement toute utopie. En observant du côté de mon versant, le géographe me ferait un exposé, certes empreint d’un certain déterminisme lorsqu’il s’agirait de souligner l’influence des roches, des climats, ou encore de l’altitude, sur les hommes. Je parierais fort qu’à cette vue, il ait deviné les signes avant-coureurs d’un prochain renouveau des campagnes. J’ignore si l’analyse systémique propre à la nouvelle géographie nous livrerait d’identiques conclusions. C’est à renfort de sciences économiques et politiques, par la présentation des sciences de l’éducation à ce professeur si prompt à s’enthousiasmer, que je souhaiterais poursuivre.

Sans même prendre garde au temps qui passe, perdus dans nos discussions, nous ne nous serions pas même aperçus que nos chemins bifurquaient. Il n’a pas su que j’avais entrepris de parler de lui, avec l’incroyable prétention de lui être fidèle, comme il pouvait l’être en amitié, lorsqu’il en jugeait digne une personne. A défaut d’avoir pu le questionner à ce sujet, il ne m’est resté pour unique ressource que de tenter de m’inscrire dans la continuité de l’action d’un honnête homme, de le suivre à la fois dans sa modestie et sa grandeur, dans le doute qui forge ce goût de la recherche au service du progrès humain.

Lucien Gachon était romancier, géographe et paysan mais, comme il aimait à le rappeler, il était avant tout enseignant. Au regard de sa carrière, c’est une évidence. A l’étude de son oeuvre, il semble que le souci de témoigner, d’analyser et d’anticiper ait marqué avant tout sa volonté d’éduquer. Guy Avanzini l’a clairement établi, l’éducation véhicule ‘un idéal humain à l’obtention et à la consolidation duquel les moments successifs du temps de l’éducation se trouvent orientés’ .” 2

Précisément, l’utopie ruraliste d’un homme de terrain, en quête d’un idéal résolument tourné vers l’action, ne pouvait que heurter la rigidité sociale d’une société en pleine industrialisation et l’édifice mythique d’une école fondée sur l’égalité des chances. Philosophes et médecins ont toujours été habilités à parler au nom des praticiens, sans vivre quotidiennement la relation pédagogique avec l’élève. Le parcours de Lucien Gachon commence par la classe, se diversifie avec le souci constant d’éduquer, de tendre vers une certaine idée de l’homme. Il élabore, explore, évalue des pratiques pédagogiques et la maquette d’une école des paysans par anticipation d’une société qui, un jour, construirait son avenir sur la base de ses campagnes. Dès lors, nous voulons escompter qu’une approche menée au titre des sciences de l’éducation ne manquera pas de donner un relief nouveau à l’oeuvre de cet extraordinaire témoin.

A cette fin, nous exploiterons les données d’ordre biographique et les écrits produits par Lucien Gachon. Nous ferons appel à des témoignages, d’autant plus facilement que, parmi les universitaires comme chez ses proches du Livradois, paysans ou parents, l’instituteur de La Guillerie n’a jamais laissé indifférent et n’est pas oublié. A partir de ces multiples et complexes supports, nous tenterons donc d’établir une théorie interprétative. Comme l’indique J.-M. Van Der Maren 3, les théories interprétatives visent ‘à construire du sens (une herméneutique) à l’existence, aux événements, aux actions en s’appuyant sur une analyse de leur déroulement ou de leur histoire’ .” De la sorte, nous nous exposerons à une critique fréquemment portée à l’encontre des sciences de l’éducation, relativement à la validité scientifique de notre démarche ainsi qu’à la maigre transférabilité des recherches conduites. La discussions de finalités, de valeurs et d’objectifs se rapportant au fait éducatif trouvent dans la contribution de Lucien Gachon une unité de pensée avec le modèle de l’école des paysans. Son parcours intellectuel et professionnel s’affirme comme proche des préoccupations fondamentales et du langage de tous ceux qui, en proie aux enfants, nourrissent passion en la pédagogie, ce jaillissement de la vie.

L’objectif de la présente thèse sera donc de conduire une réflexion relative aux effets et aux conditions de l’enseignement primaire en Livradois, de Lucien Gachon à aujourd’hui, en soumettant ses idées à l’épreuve des faits. Son oeuvre est un épisode de l’histoire des idées pédagogiques en particulier sur le problème de l’école rurale. Nous avons choisi une problématique qui nous paraît être centrale de sa pensée:

Notes
1.

”Un haute colline du Livradois, son passé humain d’après son cadastre, Lucien Gachon sous la direction de Raoul Blanchard et Jules Blache, Université de Grenoble, Institut de Géographie alpine, 1934.

2.

AVANZINI Guy, Introduction aux sciences de l’éducation, Privat, p56.

3.

VAN DER MAREN J.-M., Méthodes de recherche pour l’éducation, De Boek Université, 1996, p71.