I.1. Les paysans des terroirs.

Artisans, commerçants, ouvriers, mais aussi notables parmi les rentiers et hommes de loi ou

d’Eglise tiennent une place essentielle à toute époque de la vie du monde rural. Nul ne songerait à oublier les paysans, groupe sociologique aux réalités si différentes d’une époque à l’autre, d’un pays à la terre voisine. Pourtant, tout au long du XX ème siècle, la civilisation paysanne de l’Europe disparaît sourdement, au terme d’un processus inexorable, engagé bien antérieurement.

En vue d’analyser le déclin du monde des paysans, il faut observer sa situation dans la France de l’Ancien Régime, alors majoritairement rurale aux trois quarts de sa population. Les techniques agricoles confrontées aux cadres juridiques, économiques et sociaux de l’époque sont un frein au développement. Les nobles et l’Eglise se partagent près de la moitié du patrimoine foncier. La population paysanne est une masse hétérogène. En son sein, une petite bourgeoisie propriétaire, ou encore la caste des laboureurs se distinguent d’une majorité de dépendants, que la précarité conduit à se louer à la journée ou selon des migrations saisonnières. La famille est à la base de la solidarité rurale. Les rôles sont très partagés, les enfants s’occupant de la surveillance du bétail, les femmes de la basse-cour et les hommes travaillant aux champs. Les vieillards, une fois leur patrimoine transmis, le plus tard possible, sont souvent traités sans ménagement. De fait, les mariages et l’entrée en puissance dans la vie adulte sont retardés. Au sein des communautés villageoises, parfois réunies en assemblées, le pouvoir appartient à de petits notables, enclins à développer des pratiques de clientélisme.

La période révolutionnaire marque l’éclatement de la paysannerie. Les intérêts divergent selon les régions, les moyens et les statuts. Tout ce monde des campagnes doit accepter non seulement les conditions nouvelles du partage des terres mais aussi la charge de nourrir les villes; comme celle de contribuer à la défense de la Nation. L’agitation de la période révolutionnaire ne conduit pas à d’importants changements, notamment en ce qui concerne la propriété de la terre, qui reste le plus souvent aux mains de l’aristocratie ou profite à la petite bourgeoisie. Ainsi, les progrès de l’agriculture sont retardés et les antagonismes ville-campagne ne font que s’accroître durant cette période.

L’arrivée de Bonaparte au pouvoir marque le retour à l’ordre. Les affaires reprennent, l’impôt demeure. Le code civil, instituant l’égalité des droits entre les enfants issus d’une même famille, rend plus difficile la transmission du patrimoine à un unique héritier, en vue d’éviter son morcellement. Pour autant, si les formules notariales changent, il y a toujours des arrangements. Avec les guerres napoléoniennes, près de 250 000 réfractaires se lient aux bandes de mendiants et de brigands qui pullulent dans la plupart des régions. Les impôts augmentent et la situation économique s’aggrave à l’avènement de la Restauration. A peine quelques années après l’exil de l’Empereur, les campagnes resteront nostalgiques de cette courte époque de mieux-être économique et, dans les mémoires, feront la part belle aux témoignages des batailles rapportés par les anciens soldats.

Enfin, les campagnes retrouvent le calme juste peu avant le XX ème siècle tandis que, seule, la nature des productions évolue. La vigne et, surtout, l’élevage gagnent en importance. Dans le même temps, les modes alimentaires se modifient, la culture de la pomme de terre progressant, notamment en Auvergne, dans la plaine de la Limagne. Les échanges entre régions s’intensifient.

Le recours à l’outillage mécanique rencontre de nombreux obstacles. D’une part, la main d’oeuvre reste bon marché et les propriétaires préfèrent acheter de nouvelles parcelles, plutôt que de devoir recourir au crédit pour s’équiper et rompre avec des pratiques qui ont fait leurs preuves ”. L’augmentation démographique, l’évolution des modes de transports vont contribuer à l’évolution des mentalités et des pratiques paysannes, trop guidées par la nécessité pour se convertir aux lois du marché. La vie rurale est encore marquée par l’influence des grands propriétaires, nobles ou bourgeois, tels que les hommes de loi ou de médecine, qui possèdent de grands domaines, en appoint de leurs placements, élément indispensable de leur paraître. L’ouverture des campagnes, par les échanges commerciaux ou de main d’oeuvre, ne peut gommer les identités locales.

Vers 1860, il semble que la population, dans son ensemble, comprend le français mais que l’usage des patois demeure ancré dans la vie de la grande majorité des villages. Le Ministère de l’Instruction publique d’alors relève que près d’un quart de la population ne le parle pas. Un siècle après l’Abbé Grégoire, manifestant à la Convention ‘“la diversité d’idiomes grossiers, qui prolongent l’enfance de la Raison et la vieillesse des préjugés’ ”, l’unité linguistique demeure toujours un souci pour les autorités. L’avènement de la III ème république, les lois scolaires de Jules Ferry vont considérablement contribuer à la progression de l’usage du français. Pour la génération qui combat dans les tranchées, il est devenu la langue maternelle. Le linguiste auvergnat Albert Dauzat estime que, dans son propre village de Vinzelles, ‘“le français s’(y) est introduit après la Révolution française et s’(y) est répandu pendant le second Empire, par le journal et la caserne plus que par l’école.” 7

Les enjeux économiques favorisent la progression de la langue nationale. Le certificat d’études en requiert la maîtrise et sa connaissance conditionne l’accès aux petits emplois administratifs. Le progrès, l’émancipation s’apparentent dès lors à la langue nationale. Les idées révolutionnaires, des revendications nouvelles peuvent se faire jour et circuler, bien à l’encontre des notables locaux.

La progression de l’idée de nation a été tout aussi lente. E. Weber relève que, à la fin du XIX ème siècle, il est certain, en tout cas, que tout le monde en France ne connaissait pas Napoléon. ‘“Comme J.E.M. Bobley, descendu dans une auberge au bord de la Durance, à proximité de l’endroit où Napoléon avait traversé la rivière au retour de l’île d’Elbe, demandait à une vieille femme si elle avait connu des gens âgés qui avaient pu le voir: “ Napoléon, répondit-elle avec son fort accent provençal, connais pas ce nom-là. Peut-être bien c’est un voyageur de commerce.”’ 8 Des inspecteurs de l’enseignement primaire, des officiers, par leurs différents rapports en tout point de l’hexagone, s’inquiètent de ce que des jeunes écoliers ne connaissent pas même leur propre nationalité, ou encore que de jeunes recrues n’aient pas eu vent de la guerre franco-prussienne de 1870. La politique est une affaire parisienne, la chose des notables, et il faut des semaines pour que viennent les nouvelles.

Dans les villages, le confort, l’hygiène sont étrangers à la dure réalité de la vie paysanne. L’eau est puisée au plus près et c’est une chance, pour les villages du Livradois, que de pouvoir profiter des multiples sources jaillissant dans la plupart des hameaux. La toilette est limitée aux soins du visage et des mains car, au milieu du XX ème siècle, de nombreuses croyances accréditent l’idée que teignes, pustules, poux et éruptions de toutes sortes garantissent une bonne santé, purifient le corps. Les souffrances des populations se traduisent par les nombreuses malformations, causes d’un taux de réforme conséquent chez les conscrits. Entre 1860-1869, 16 °/0 d’une classe d’âge est réformée, pour défaut de taille, maladie ou malformation. De l’avis des autorités et des médecins, les gens habitant les campagnes souffrent, sont dans un état permanent d’anxiété. Le recours aux rebouteux et charmeurs, les remèdes les plus farfelus pour les maux les plus sérieux ne suffisent pas à soigner pareille misère. L’habitat en Livradois connaît une évolution au début du siècle. Progressivement, les chaumes sont remplacés par des tuiles et une habitation se construit, désormais séparée de la grange et des animaux. Les murs sont montés en pierres. Il se dresse parfois de belles demeures de maîtres, mais le lot commun est l’habitat groupé dans des hameaux. Toute la vie est tournée vers l’exploitation agricole. Dans les petites fermes du Livradois, la polyculture est de règle. Les achats se limitent au strict minimum et sont rendus possibles par les maigres gains de la vente des produits de l’exploitation au marché voisin. Les tâches sont partagées et chacun se doit de tenir son rôle. Les familles sont généralement nombreuses et la marmaille qui grouille dans les villages est livrée à elle-même, quand elle n’est pas appelée, le plus tôt possible, vers l’âge de 8 ans, aux travaux des champs ou à la surveillance du bétail. Les femmes soignent celui-ci, sont chargées des travaux d’intérieur. Certaines tissent, d’autres assemblent des chapelets. Elles sont parfois amenées à suppléer à l’absence des hommes. Elles gagnent alors l’usine la plus proche. Ce sont les hommes qui, traditionnellement, traversent la France, à la morte saison. En Livradois, ils ont pour habitude de se faire ainsi scieurs de long ou chiffonniers. La ville constitue à la fois un lieu de perdition et de fascination. Les femmes y sont attirées et contribuent à la décision de partir, devenue souvent inévitable au regard de l’incertitude quotidienne. Le surplus démographique des campagnes rend nécessaire un tel mouvement. Les terres manquent, les propriétés ne se partagent pas. Ce n’est qu’à la mort des parents que l’aîné des garçons prend la relève, tandis qu’une dot est consentie aux soeurs ou une maigre compensation attribuée aux frères cadets. Plus qu’ailleurs, le progrès tarde à venir. En montagne, les habitudes changent plus lentement, se heurtent tant à la dure réalité du milieu naturel qu’à la lenteur de la circulation des informations. Les migrations saisonnières, l’école et le service militaire vont ouvrir les campagnes à d’autres réalités, vers la fin du 19ème siècle. Dès lors, les migrations ne seront plus épisodiques et nécessaires à la survie des communautés rurales; elles deviennent définitives et n’en finissent pas de tarir les campagnes de leurs forces les plus vives. Par la suite, le monde des paysans va se trouver précipité dans une accélération prodigieuse des techniques. De nouvelles réalités économiques, les conséquences désastreuses du premier conflit mondial et l’avènement d’une culture en rupture avec des croyances et pratiques ancestrales vont faire vaciller dans ses fondements mêmes le peuple de la terre, en Auvergne comme dans toute l’Europe.

A la fin du 19ème siècle, les paysages du Livradois sont paysans quasiment à l’identique du Moyen-Age. La rumeur du progrès, venue de la ville, pas plus que les nouvelles donnes économiques et politiques en gestation n’ont su entamer cet équilibre. La condition paysanne n’est ni plus, ni moins enviable que celle des ouvriers des villes, livrés de fraîche date par les campagnes. Bien loin des promenades bucoliques, le témoin croise une misère morale teintée de craintes, de superstitions et d’ignorance, la douleur physique et les marques d’un quotidien de labeur, de malnutrition et de maladie.

Notes
7.

DAUZAT “Breton”, p227, Dauzat, Glossaire, p10.

8.

La fin des terroirs”, E. Weber, éd Fayard, 1984, p:165.