I.2. Le cadastre des pays de Gachon.

La haute colline du Livradois d’où Lucien Gachon est natif se situe administrativement dans l’arrondissement d’Ambert. Celui-ci compte 8 cantons, 55 communes pour une superficie de quelque 1 185 km2. Quant à la géologie, nous nous en référerons à lui-même.

‘“L’ensemble granitique, ayant subi les contrecoups de la surrection des Alpes au Miocène, est fragmenté par de grandes cassures. Tandis que la petite plaine entre Arlanc et Ambert est un ombilic tectonique (500m), la Chaîne du Forez s’élève jusqu’à 1636 m, à Pierre-sur-Haute et les monts du Livradois jusqu’à 1 210 au signal de Notre-Dame-de-Mons...

Le socle cristallin du Livradois Forez, formé de roches anciennes, granites et schistes métamorphiques, constitue la véritable ossature de cette région. Tant par le relief que par le climat, nous sommes en montagne. L’altitude moyenne est de 900 mètres. Le climat montagnard y est particulièrement rigoureux, marqué par l’importance des pluies comme des neiges, et par un bon ensoleillement en période estivale.

Quant à la colline du Bois de la Flotte, elle est généralement enneigée de la mi-décembre à la fin février. Elle se caractérise encore par une forte circulation aquifère. Ainsi, de nombreuses sources alimentent les hameaux et les ruisselets. Cette humidification favorise la végétation arbustive et forestière, ainsi que l’implantation de l’activité humaine. Depuis le néolithique, la grande forêt qui devait recouvrir l’arrondissement a été progressivement défrichée, au gré des oscillations de population.

Pour la colline du bois de la Flotte, trois siècles de conquêtes paysannes ont permis de grignoter la forêt et de gagner sur les landes. C’est sur les landes que se pratiquaient traditionnellement les rôtisses 9, de manière à rendre les terres propices à la culture du seigle. Encore fallait-il drainer les sols et en évacuer les nombreuses pierres, préalablement à toute culture. De tout temps, le seigle, pain de nombreuses générations paysannes, sera cultivé en abondance. Sous le Second Empire, la prairie va lentement gagner, offrant alors un équilibre dans le paysage. Prés de fauche au loin, champs cultivés à proximité des hameaux, landes traditionnelles et bois en bouquets à l’horizon composaient harmonieusement sur les versants de la colline. Au tournant de la grande guerre, friches et reforestations anarchiques, sont venues marquer l’abandon, qui à ce jour n’est pas enrayé.” 10

Il est essentiel de comprendre que Lucien Gachon est né à une époque charnière. Au début du siècle, la colline est savamment entretenue. C’est l’aboutissement du savoir-faire empirique des générations successives de jardiniers qui s’y nourrissent. Lucien Gachon voit alors se rompre cette symbiose. Comment ne pas comprendre qu’avec le retour de la lande et de la forêt s’annonce une régression venant en rupture avec l’essor continu de l’activité humaine? Il sera le témoin navré de ce mouvement.

Les hommes qui ont peuplé sa petite patrie témoignent d’une remarquable et constante faculté d’adaptation tant aux conditions naturelles qu’aux contingences des temps modernes. Au delà des caricatures prêtées aux Auvergnats, ou bien même des études les plus sérieuses, il nous importera de cerner l’histoire locale, dans ce qu’elle peut constituer de l’héritage culturel revendiqué par Lucien Gachon.

Il est courant de trouver, dans les écrits des XVIIIème et XIXème siècles, une subtile distinction, parmi les Auvergnats, entre ceux de la montagne et ceux de la plaine. L. P. Gras relève dans le Forez cette différence, y compris jusque dans la physiologie des habitants.

“ La stature du Forézien n’est pas élevée et elle varie du reste beaucoup suivant les localités. Chaque année, à l’époque de la circonscription, un grand nombre de jeunes gens sont réformés pour défaut de taille, c’est l’arrondissement de Saint Etienne qui produit les plus beaux hommes.

Un teint pâle, des cheveux châtain-clair, une complexion molle et un tempérament lymphatique caractérisent l’habitant de la plaine. Cela tient à l’insalubrité du pays, insalubrité due au grand nombre d’étangs, à l’habitude de faire rouir le chanvre dans les fossés, au mauvais entretien des maisons, à la mauvaise qualité de l’eau potable et à l’insuffisance de nourriture.

Le montagnard est plus nerveux, plus actif, moins indolent, il est plus subtil et meilleur travailleur dit un ancien historien.
11

Lucien Gachon parle ainsi des montagnards:

’...Sur les plateaux, et plus encore sur les montagnes, c’était l’Auvergne folle autant que sage, déployée autant que recluse, l’Auvergne livrée aux imaginations et aux sorcelleries, ou bien, inclinée vers les craintes de l’au delà, vers les mystères de la vie et de la mort. Et donc, vers la foi religieuse teintée de superstitions. C’était, au début de ce siècle encore, l’Auvergne des veillées et des contes.” 12

Républicains résignés plus que convaincus, les montagnards sont chrétiens. D’un hameau à l’autre, on est blanc ou rouge; on sert le curé ou l’on en croque, mais pour autant, les rites religieux marquent immanquablement les étapes de la vie. D’un village à l’autre, on partage les travaux ou l’on se fait la guerre, au profit des gens de robe. Quant au voleur, à l’assassin, ils sont bannis à tout jamais. La roublardise est de rigueur, l’avarice monnaie courante. Cependant, le montagnard respecte un code d’honneur. Les progrès n’ont pas enterré les vieilles croyances. Les guérisseurs ont encore de beaux jours devant eux. Tout en rudesse, enracinés dans leur tâche, les montagnards ont appris à durer. Pourtant, il semble que l’ère du progrès leur soit tout aussi fatale que les gaz de ces maudites tranchées qui emporteront tant des leurs.

L’évolution démographique de l’arrondissement d’Ambert est marquée par un passage brutal de la surpopulation à l’exode. Ceux qui connurent le peuplement d’autrefois eurent tôt fait de constater avec effroi que les montagnes se vidaient à grande vitesse. Dès la fin du XVIII ème siècle, commence en France une baisse inquiétante de la natalité. Notre pays, autrefois fort de sa jeunesse et de son nombre, devient progressivement malthusien. L’expansion démographique en Livradois est dés lors enrayée, malgré un solde positif en faveur des naissances. Déjà, les familles de huit à dix enfants se font plus rares. Au même moment, par le biais des chemins de fer, les migrations vers les villes de Paris, Lyon, Saint-Etienne et Clermont-Ferrand s’intensifient. Elles deviennent fréquemment définitives. Le mouvement semble favorable à ceux qui restent. Ils ont tôt fait de se partager les terres libres, de s’agrandir en érigeant de nouvelles fermes, davantage journées sur la polyculture. Ainsi, La Chapelle Agnon, commune natale de Lucien Gachon, compte 2 943 habitants en 1846, 2 746 en 1866 et à peine plus de 2 milliers en 1891. Le phénomène s’amplifie et il n’y a plus que 1 651 habitants en 1911.

C’est avec la première guerre mondiale que les campagnes françaises sont littéralement saignées. En plus des pertes humaines consécutives au conflit, les naissances se font de plus en plus rares. L’industrie parvient à compenser par l’accueil massif de travailleurs étrangers le million de Français morts au combat. La nécessaire modernisation de l’agriculture s’avère inévitable pour les petits paysans des zones de montagne. Le courage ne suffit plus à lutter contre la mécanisation. Certes, les bras manquent, mais les machines compensent et libèrent des tâches les plus contraignantes. Il faut avoir fauché en plein soleil, chargé et engrangé les moissons, pour mesurer la portée de tels progrès.

L’apport des mécaniques et une autre organisation du travail bouleversent un équilibre séculaire. Le mouvement, amorcé avec la guerre, s’accélère irrémédiablement. La démographie de la population du Livradois s’en trouve aussitôt marquée. Ainsi, La Chapelle Agnon passe de 1394 habitants en 1921 à 1 150 en 1936. Le mouvement est amplifié après guerre. De 941 habitants en 1946, on en vient respectivement à 715 en 1962 et à 581 en 1975.

Quant à Lucien Gachon, après avoir constamment rappelé le sort fait aux campagnes, il espère, s’active pour leur renouveau. Dès les années soixante-dix, il croit en percevoir les prémices, de par le phénomène des résidences secondaires, grâce à l’amélioration des routes et la démocratisation de l’automobile. Vingt ans plus tard, une relative stabilisation de la population se dessine pour la commune de Cunlhat. Les politiques volontaristes, la création du parc régional Livradois-Forez parviennent à peine à endiguer le phénomène. Par ailleurs, la révolution à laquelle on assiste dans le domaine des communications et la construction européenne constituent de nouveaux défis pour le monde rural. Seront-ils les outils de la reconquête sur les espaces gagnés par les résineux recouvrant aux trois quarts la colline du Bois de la Flotte?

En ce qui concerne les petits paysans de la colline, le fait majeur et contemporain de l’existence de Lucien Gachon est bien cette brutale rupture de l’après première guerre mondiale. Un peuple sédentaire se voit alors contraint de rompre avec sa terre et ses traditions. La rançon du progrès prend, dès lors, des allures de désolation, mais rares sont ceux à l’avoir deviné à temps.

“Je suis resté de la lande et je n’aime rien tant que la lande qui entoure et isole la ferme paternelle. Pourtant j’ai lu. L’Ecole Normale, l’adolescence, m’ont civilisé en approfondissant puis en désagrégeant mon fond brut de paysan, si bien qu’aujourd’hui coexistent en moi ces deux extrêmes...”


(Cahiers H. Pourrat, Correspondance H. Pourrat - L. Gachon du 31 janvier 1921 au 25 décembre 1927, lettre du 3/02/1921.).’
Notes
9.

rôtisses’: ’le gazon fourré de bruyères, d’ajoncs, de fougères, était pelé à la pioche, puis les rouleaux de mottes étaient brûlés en fourneaux où le feu, des jours, des nuits, couvait, pétillait, flambait, laissant de gros tas de terre et de cendre, qui écartés, faisaient un lit propice aux emblavures. Lit si propice qu’une rôtisse à 1050 m. d’altitude en Livradois, ensemencée seulement aux environs de Noël , à la faveur d’une semaine de redoux sans neige, pouvait donner l’août suivant, une magnifique moisson, comme nos yeux l’ont vue’.

Lucien Gachon p.19, L’AUVERGNE ET LES AUVERGNATS, l’Auvergne Littéraire, n°188.189, 1966.

10.

Les trois images successives du Livradois depuis le XVIIIème siècle’, L. Gachon , Actes du 98è congrès national des sociétés savantes (1973).

11.

Gras L. P., “Les paysans du Forez, moeurs et coutumes”, éd La Diana; Montbrison, 1977.

12.

Lucien Gachon, Extrait de: “L’Auvergne et les Auvergnats”, L. Gachon, L’Auvergne littéraire, 1966.