II.2. L’enfer de l’école.

A la rentrée 1900, le petit Lucien gagne la plus proche école, celle du Verdier, petit hameau de la commune de Saint-Amand Roche Savigne. Il lui en coûte quotidiennement de rester enfermé, quand tout l’appelle au dehors, à sa Guillerie. De plus, pour s’y rendre, il faut longer les crêtes, traverser des bois et des champs le plus souvent déserts, ou peuplés par l’imagination débordante de l’écolier. Les premières années, il fait le trajet avec sa soeur aînée, Marthe, qui le guide dans l’univers scolaire, bien inhospitalier pour ce petit sauvageon. Une nouvelle maîtresse est là, elle aussi perdue dans ce bout du monde, lot des débutants.

Au palmarès des contraintes, entendre parler français constitue un obstacle de taille, pour ce garçon peu avisé de ce qui l’attend.

“...Le petit Henri a dû commencer d’aller à l’école sur ses six ans. mais de ses premiers mois de classe, il n’a pas gardé d’images bien vives. Un tablier neuf sans doute, des sabots passés au noir, un cartable dans le dos avec une ardoise et un crayon d’ardoise si vite perdu. A la maison, son père, sa soeur aînée, son parrain, lui avaient appris les chiffres, l’alphabet, les sons, les mots. A l’école, il fallait simplement rester assis, longtemps, sans bouger, sans parler, comme tous les autres. Ici une salle longue, large, haute. Mais plus de poêle à grandes marmites, plus de table pour manger la soupe. Seulement des tablettes à casiers au dessus penchant. Et un petit poêle rond continué par un tuyau d’une incroyable longueur. Comment ce plafond ne tombait-il pas? On aurait eu à le regarder trop longtemps. D’ailleurs, il était défendu de “lever le nez en l’air”, de regarder “les mouches voler”. Aussi, bien sage, le petit Henri fixait son regard devant lui où c’était le dos de l’Antonia et des plus grands élèves, où c’était l’estrade et le bureau, le mur et le tableau, la maîtresse, en son langage. Que lisait-elle dans ses livres? Elle se tenait là-haut sur son estrade, fascinant du regard grandes filles, grands garçons, mais laissant le petit Henri, derrière le poêle, à sa solitude songeuse...” 18

Ce monde de l’école, à première vue, n’est pas le sien. De cette prison où le moindre geste est réprimandé, il faut saisir tous les codes. De fait, le jeune Lucien, comme tant d’autres du même âge, se résout à la passivité, au minimum de ce qu’on lui demande. Enfin, au fil des semaines, il se familiarise avec la langue de l’école et parvient, dans un premier temps, sans grande conviction, à en saisir les enjeux. Il ne saurait décevoir ses proches de l’espoir de le voir devenir capable de lire, écrire et compter. La bienveillance de son entourage lui permet donc de dépasser les premières difficultés nées du choc culturel provoqué par la fréquentation scolaire.

“ Avez-vous été sages, au moins, demande la maman? Pauvres enfants, faut bien apprendre pendant que vous êtes jeunes.

Elle s’applique, la maman, pour dire cela en français. Aux écoliers, parler patois à la maison, ça les trouble, ils ne savent plus où ils en sont...”
19

Dés lors, Lucien fait sa place à l’école et assimile progressivement cette nouvelle culture, faite de mots, de récitations et de livres. Il apprend les départements, les poésies, les conjugaisons et l’arithmétique, à tel point qu’il se demande à quoi tout cela peut bien servir. Son entourage lui rétorque sans appel:

“- Tu ne veux plus aller à l’école? Attends que! Le curé va te dresser au catéchisme!” 20

Là aussi, le petit apprend la leçon, la restitue en temps utile, comme on le lui demande, mais sans grande conviction. Ce n’est pas comme à l’école de son “grand”, où il faut ruser pour attraper les grives, où les leçons se vivent plus qu’elles ne s’écoutent. A la ferme aussi, le métier rentre, il faut surveiller les bêtes, participer aux récoltes, se tenir prêt à aider les adultes. Qu’on se le dise, pour Lucien, il est essentiel de prouver son utilité dans les champs, par crainte de retourner trop vite dans l’enfer de la classe. Dans tous les cas, il doit craindre une autorité sans concessions, dont les avertissements sont fréquemment assortis de coups.

“Enfin! C’est pas trop tôt que les écoles rouvrent. La gamintraille aura fini de faire ses quatre volontés et de gouverner dans les maisons! Attendez que, attendez que, rafataille de gamintraille. Vous ne voulez rien écouter chez vous? L’école vous domptera.

Suffit qu’Henri la sache ouverte à nouveau pour que d’insolent et fol-hagard il redevienne, craintif, patient, de bonne commande, calin même comme un agnelet. S’il veut que le papa ne dise pas: à l’école, fainéant, il se dépêche de porter des pissenlits aux lapins, de ramasser les petites pommes de terre sur le champ avant qu’il soit nuit. C’est que trétous dépêchent d’arracher les “triffes”, de labourer, d’ensemencer, demain, il peut gel pleuvoir, neiger. Aller tatouiller alors dans la terre!

C’est long pour Henri de toujours travailler. Tant de ces petites pommes de terre à ramasser, non seulement sur les laies, ce qui n’est rien, -là les menottes les cueillent prestement - mais encore parmi les fanes et les herbes arrachées . Et les olagnes mûres qui se décoquillent toutes seules? Et les poules qui se promènent, Et les petits chats qui jouent sur le pré en haut de terre. Voilà Henri esquivé derrière une haie. Là, sous les feuilles tant d’olagnes. Les dénicher, les casser, entre deux pierres, les croquer. Plus on en croque, plus elles sont bonnes.

Mais, soudain, le rappel à l’ordre, d’une grosse voix impérieuse: -Henri,! Et tes triffes?

C’est le père. Il n’est pas à sa route aujourd’hui. Gare à toi Ritou.”
21

Les années passent, Lucien réussit plutôt bien, à l’école de la Communale comme au catéchisme. Pour préserver sa liberté, il a appris à jouer de sa mémoire.

“Le catéchisme? Encore plus aisé à apprendre que les départements. Les mots entrent dans la cervelle, s’en échappent, y entrent, trouvant cette fois leur endroit tout arrangé comme le petit chien de la Flora lorsqu’il revient faire sa boule sur les quelques poignes de foin mises pour lui dans le coin de l’étable.” 22

Sans que ce jeune enfant, trop pressé par ses jeux et ses découvertes, le perçoive, il fait bien plus que réciter. Ainsi, il brille à la communale, mais il répond aussi plus vite et mieux que les élèves de l’école des Frères aux questions du Curé. Il joue de sa mémoire et il boit le savoir au point de se transformer pour ne point pécher dans son vocabulaire ou son comportement. Cette brutale sagesse finit par inquiéter son entourage, bien trop habitué à sa fougue.

“Les curés l’ont viré tout à fait , notre Ritou, dit alors la maman à la grand-mère. A force de lui en conter!” 23

Il en est de même à l’école, l’année suivante avec l’arrivée d’une nouvelle demoiselle. Les leçons sont abordées par nécessité plus que par passion, par la grâce de la bonne mémoire dont dispose le jeune sauvage de la Guillerie. L’école est un autre monde, bien loin de celui de ses proches, qu’il ne finit pas de découvrir, parfois sans passion véritable.

“Je rompis.

Tu rompis.

Il rompit.

Nous rompîmes.

Vous rompîtes.

Ils rompirent.

On n’oublie pas le mode participe: rompant, ayant rompu.

Mode, quel drôle de mot! La maîtresse a expliqué: mode, signifie manière. Quand Henri à la maison fait le difficile, la maman répond: pas tant de manières! Pourquoi tant de manières, alors dans la grammaire? Mieux vaut ne pas se casser la tête avec tous ces mots qui ne disent rien: mode, vocabulaire, syntaxe. Il y a nom, pronom, verbe. Voilà des amis. Il y en a beaucoup et de bien beaux dans le patois de la maman comme époufider, émougniner, caravirer, essagouiller, endjafeter. s’époufider, c’est se mettre en colère, s’émougniner, commencer de faire la moue, caravirer, tout dérangérer dans les coins, essagouiller ou essaguer, c’est agiter de l’eau d’un récipient, d’une serve, endjafeter, c’est embrouiller un fil, une corde. Mais il ne faut pas parler de ces verbes à l’école. D’ailleurs francisés, il perdent leur vertu. Ils sont faits pour servir aux paysans, non pas aux écoliers, ni aux dames et messieurs des villes.”
24

Toutefois, la maman sait se montrer conciliante à l’égard de la maîtresse, surtout pour aider son petit. Cette demoiselle a donné sans compter, tout au long de l’année, pour conduire cinq de ses élèves au certificat d’études. Elle a même gardé, après les cours, Lucien et ses camarades pour s’assurer qu’ils satisferaient à cette noble ambition. A cet effet, la maîtresse a usé de toutes les recettes, se fâchant, allant jusqu’à cogner.

“A l’école du soir, quelque peu fatiguée sans doute, il arrive pourtant qu’elle se fâche, si on fait plus de cinq fautes, si on ne comprend rien aux problèmes. Alors, elle parle d’une voix aigre et son visage devient rouge. Ce n’est plus le moment de faire des grimaces et des singeries. Elle t’attrape une fille par les cheveux, un garçon par les oreilles. Aux grandes colères, il arrive qu’une oreille saigne, trop fort tirée. Tout de suite calmée, alors. Allons, pleure pas comme cela, grande dinde. Elle essuie le sang de son fin mouchoir qui sent bon. Elle tamponne l’endroit à l’eau de cologne. Elle donne un bonbon à tous. Puis explique, réexplique, si douce à présent, si patiente, qu’on a honte d’avoir été aussi bête.” 25

A la veille des vacances, elle a rendu visite à la Guillerie, pour placer Henri à Cunlhat, en vue de suivre les cours complémentaires. Est-ce de lui avoir autrefois porté un “coin” de beurre qui rend la demoiselle si aimable? En tout cas, le sort d’Henri est jeté, il devra poursuivre et affronter un nouveau déracinement.

’Comme une prison, un enfer! Alors que du samedi soir au lundi matin, retrouvée ma Guillerie, c’était le paradis... Passées ces trois années, ayant fait ma première communion candide, reçu au certificat d’étude quatrième du canton, ce fut le bon maître, monsieur Geneste, au cours complémentaire.” 26

Pensionnaire à Cunlhat, il attend sans cesse le moment de regagner la ferme familiale. L’ambiance est lourde, il faut se faire au menu de la petite pension et se plier à l’ambiance. Il est seul, sans l’affection des siens, obligé d’avaler une soupe d’amertume.

“La dame du directeur lui trempe sa soupe à midi, le soir. Mais qu’elle est donc laide et rechignée! Faut couper son pain dans son bol sans tomber la moindre miette; faut aider à la bonne pour la vaisselle, faut ni parler, ni rire à la cuisine. De sa soupe, un porc n’en voudrait pas! Salée à emporter la bouche. Sentant le lard rance, le chou gelé.” 27

Il lui faudra bien du temps pour s’habituer à ce nouveau lieu de vie, à ces grands, si différents, avant de trouver quelques amitiés. Quant aux leçons, aux exercices, Lucien s’y résout,de crainte d’être consigné pour un dimanche, tandis qu’il rêve d’être délivré du fardeau de son quotidien d’écolier. Les vacances sont la liberté, quand bien même elles portent les charges de nombreuses tâches agricoles. Les années passent, le directeur change et se montre plus aimable. Lucien s’ouvre à la vie, sort ‘“faire le garçon’”, lorsque ses moyens le lui permettent. Il se sent alors mal dans sa peau, comme tous les adolescents, et engourdi par son identité paysanne. Il grandit encore dans son assurance, pense désormais connaître ‘“le bon usage des mots français’” et entend prochainement faire ses preuves aux examens. Il écrit quelques vers, note ses émois sur un carnet personnel, il est amoureux. Bien qu’aucune entorse ne soit faite aux règles de sagesse de l’époque, la propre mère de l’élue de son coeur lui fait comprendre que sa condition modeste lui interdit d’espérer être reçu dans la famille d’une “‘fille riche peut-être à cinquante mille francs.”’ 28 Amoureux au point d’en avoir échoué au concours d’entrée à l’Ecole Normale par crainte d’être éloigné de la belle, le jeune Lucien y reviendra l’année suivante. Il sera reçu quatrième parmi les quelque vingt quatre lauréats.

La famille exulte tandis qu’avec ses sabots, dans ses lourdes valises, Lucien Gachon entre à l’Ecole Normale. Il garde en lui tout son monde, les leçons de son grand, et porte jusqu’à l’ambition même de croquer le monde.

“Voilà le rêve qui devient réalité. Henri a la vie devant lui et il sait dans quelle direction il va. Ce grand jeune homme de presque dix huit ans possède des trésors de sentiments, un vouloir farouche, un orgueil qui le rendrait capable d’étonner le monde, un jour.” 29
Notes
18.

ibidem, p.34.

19.

ibidem, p.24.25.

20.

idibem p35.

21.

ibidem., p.36.

22.

ibidem., p.38

23.

ibidem, p39.

24.

’Mémoires’ p. 9, Bulletin du CRDP d’Auvergne, 1994.

25.

ibid., p.42.

26.

ibidem, 80.

27.

ibidem, p91.

28.

ibidem., p. 130.

29.

ibidem., p. 91.