II.3. Les marques d’une éducation.

En écho aux récits de l’enfance de Lucien Gachon, nous tenterons d’établir une synthèse de l’éducation qu’il a reçue. De la sorte, nous pourrons émettre, par la suite, un certain nombre d’hypothèses susceptibles d’expliquer sa pensée et son action. A travers son exemple, se dessine aussi, par l’influence familiale et scolaire de l’époque, une culture, celle des petits paysans du Livradois au début du XX ème siècle.

La culture se trouve à la confluence de l’homme, la nature et de la société. Ces mêmes éléments, de par la place et la spécificité qui leur sont conférées, aident encore à caractériser l’éducation qui découle d’une culture. Dans la France rurale de 1900, la famille, le village, l’école et l’Eglise façonnent de multiples identités locales avec, aussi, de nombreuses ressemblances.

La famille et la ferme sont le berceau du jeune paysan du Livradois. Dès qu’il sait marcher, l’enfant découvre la vie de la ferme. Il joue avec les animaux, s’en étonne, pour finir par les soigner. Il suit les hommes aux champs et quitte parfois les cavales, prêtant la main et s’initiant aux leçons des siens. Le jeune garçon apprend à tendre un piège, à connaître le gibier, à deviner le temps et à lire les saisons. C’est là l’aspect récréatif qu’offrent comme un privilège les adultes. L’essentiel des apprentissages n’est autre que le partage des charges du paysan. Il faut sans cesse gagner la terre, la retourner, l’ensemencer, l’arroser et la récolter. Il faut encore faire reculer la mauvaise herbe, surveiller et nourrir son troupeau, entretenir et investir dans le matériel et, chaque jour, tout recommencer. De même que les secrets de chaque parcelle se dévoilent au regard avisé du jeune paysan, les savoirs du métier s’inscrivent progressivement en lui, comme instinctivement. Des générations successives sur cette même terre, ont intégré progressivement les nouvelles techniques et des cultures différentes. Ce savoir empirique n’a que faire des prétentions de quelques conseillers agricoles s’en tenant à des considérations générales, évoquant des modes toutes passagères. Tout progrès est préalablement expérimenté dans chaque ferme, voire dans chaque champ.

La famille fixe à chacun son rôle. Chaque individu est marqué par les rapports déterminés par la tradition villageoise et la collectivité. Rares sont les téméraires à s’aventurer hors des rôles assignés. L’autorité du père est sans partage, il peut en cuire à celui qui s’en écarte. Les tâches ménagères incombent aux femmes et les jeunes filles doivent s’y résoudre, dès le plus jeune âge. Tout ce monde partage un quotidien de labeur, ponctué par le court répit des fêtes ou du repos dominical. Les veillées sont un moment privilégié de la journée. En plus de l’initiation aux petits travaux de tressage, de fabrications diverses comme les chapelets, les veillées donnent l’occasion de commenter les informations du journal ou d’échanger les nouvelles des proches, voire les médisances du village. C’est surtout un moment privilégié pour les enfants, à qui se racontent les histoires, celles de la famille, du pays. Ainsi, les légendes, inventées ou vieilles de plusieurs générations, à la morale souvent cruelle, habiteront longtemps l’imaginaire des plus jeunes. Par ailleurs, il apparaît que la liberté de s’aventurer à la découverte du milieu naturel, avec la bienveillance de l’entourage, constitue une étape apparemment simple, néanmoins indispensable au développement du paysan d’alors. Celui-ci puise et gagne son pain de la nature, qu’il respecte et dont il a appris à se méfier, pour mieux la domestiquer.

La famille est en Livradois, comme dans la France rurale du début du vingtième siècle, l’élément majeur de l’éducation des enfants. Non seulement elle fournit les bases que sont l’usage de la parole et les règles de vie, mais aussi elle impose à l’enfant des solidarités inhérentes à la condition paysanne. Le goût de l’effort, l’honnêteté, le respect des autres et l’indépendance en gage de liberté font le ciment des clans. L’identité paysanne se révèle par l’amour de la terre. Lucien Gachon rend compte de cet état d’esprit, lorsque la réussite est associée à un nom pour saluer l’attachement de ceux qui le portent aux règles morales communautaires des petits paysans du siècle passé. 30

L’Ecole, l’Eglise et le village, à l’issue de la petite enfance, rivalisent d’influence. Par l’école, le paysan voit l’occasion donnée à ses enfants d’acquérir la lecture-écriture et le savoir compter, bien souvent mieux qu’il ne les possède lui-même. Plus qu’une émancipation, c’est alors utile de compter pour tenir son budget, arpenter les champs. La lecture et l’écriture, plus que l’ambition du projet républicain; paraissent conférer les moyens de concurrencer, en partie, la science des hommes de loi. Pour autant, dés les premières heures de classe, le jeune écolier, certes bien occupé à observer les rites de ce milieu inconnu, est confronté à la langue française. Ce sera le vecteur d’une déculturation nourrie de patriotisme et d’images d’Epinal. L’un des symboles est le savant Pasteur, présenté comme un chercheur désintéressé, rationnel et génial, dans l’isolement de son laboratoire .

L’écolier profite des livres et des leçons pour s’ouvrir au monde. Il vouera une reconnaissance sans failles à ses maîtres. Certains iront jusqu’au certificat d’études, avant de gagner les petits métiers de contremaître ou de la fonction publique, inévitablement loin du milieu natal. Ils restent empreints du positivisme florissant de l’époque. Des grands hommes, des leçons de morale, ils seront incités à garder une modestie, voire une certaine résignation sociale et intellectuelle. Toutefois, les générations scolarisées ont, par leur savoir, marqué des points face aux notables en charge des affaires locales.

Au village, il en est ainsi depuis toujours. Les notables portent moins souvent des titres de noblesse, leurs fonctions suffisant à assurer leurs privilèges. Ce n’est pas le curé qui ira contre cet ordre, il se remet tout juste de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. A ce sujet, les familles, si semblables au regard de leur pauvreté, sont partagées. Une foi profonde anime certaines d’entre elles, tandis que d’autres, les hommes en tête, se détournent, à des degrés divers, de la religion. Républicains, ils veulent épouser des causes nouvelles, mais ils restent marqués par un fond de morale chrétienne. Les familles se distinguent davantage par leur capital, généralement proportionnel au nombre de vaches possédées. Les petits paysans ont moins de cinq vaches, gardent des pratiques traditionnelles et leurs filles ne seront pas promises aux fils de gros paysans, davantage tournés vers le progrès, l’innovation.

Ces différents acteurs convergent à l’unisson d’une culture fondée sur le respect des individus, de l’ordre social et la nécessité de l’effort. Ainsi, à la maison comme à l’école, par le catéchisme ou par la vie du village, la hiérarchie des rôles et des fonctions est respectée. Si l’enfance nivelle provisoirement les différences, le destin de chacun semble tracé dés le berceau, dans la France rurale de l’époque. Il est encore trop tôt pour que l’évolution des moyens de production et l’avènement de l’école modifient profondément le paysage social. Les valeurs ancestrales, issues de la religion et du labeur paysan, sont tournées vers le travail, la sagesse et l’humilité. Il convient de “faire son temps”, de ne pas gaspiller ou perdre le bien que l’on a reçu, mais de le faire prospérer, l’accroître, au profit de la génération suivante, qui devra, à son tour, s’en montrer digne. Dans l’ordre des choses s’inscrit ainsi la vie paysanne et l’éducation n’a pas d’autre fonction, alors, que de préparer sa continuité par la succession des générations.

Notes
30.

ibidem., p. 130. “Ah! Ah! Les Gouttebel de la Griffolhes? Travailleurs, honnêtes, intelligents. Des intrépides: leur butin, ils l’ont gagné sou par sou, à force de suer, d’ahaner, de s’ancrer.

Qu’au lit de la mort, en confesse, un voisin ose dire que les Baraduc, les Gouttebel, lui ont fait tort d’une gerbe, d’un piolet d’herbe! Petit, répétait le grand-père, à Henri encore tout enfant, touche rien à ça des autres, que ça des autres ne te fasse pas envie.

Sur un bien, les hommes ne font pas tout. Il y a les femmes tout autant. La Marinette Baraduc, la Marie Gouttebel ont su régir leur maison, calculer, aviser. Les Gouttebel? Pas rien de ces chercher-ligue toujours en procès; ou de ces mendigouillots crève misère toujours prêts à mendier un secours par ci, une aumône par là: Monsieur le Maire, Monsieur le Député, Monsieur le Sénateur, s’il vous plaît, par votre bonne grâce...Faudrait pas avoir d’honte; ne pas avoir de sang sous l’ongle!