III.2. L’instituteur sous la Troisième République.

Le maître d’école ou, plutôt, l’instituteur est un personnage essentiel, voire mythique, dans la première moitié du XX ème siècle. Il colle à l’histoire de la III ème République, à la fois artisan et

témoin des événements.

La III ème République est née de la défaite et de la division. Tandis que l’on vante la supériorité de l’instituteur prussien, la France fait pâle figure quand, par ailleurs, l’industrie florissante réclame des bras et des contremaîtres pourvus de compétences nouvelles. Le “lire, écrire, compter”, apanage des seules classes dominantes, doit se généraliser. Les projets révolutionnaires trouvent une nouvelle jeunesse, teintée d’un patriotisme revanchard.

Afin de comprendre l’instituteur, il faut suivre la genèse de l’école voulue par Jules Ferry, . Contrairement à l’avis général, il est à noter que le législateur profite, en réalité, de l’effort de tout un siècle, quand il donne à l’école primaire son cadre définitif. Antoine Prost observe que, ‘“Ni les Guizot, ni les Duruy, ni les Ferry n’ont “fondé” l’école primaire; tous ont su et même Falloux, reconnaître, encourager et organiser une croissance que portaient la volonté et l’espoir de tout un peuple. En 1860, 6 élèves sur 10 ne payent déjà plus l’école, et l’obligation légale sera, en fait, une prolongation de la scolarité, sauf dans quelques départements qui n’ont pas comblé un retard de deux siècles.”’ 40

Avant la loi Guizot, les maîtres d’école sont contraints d’exercer d’autres tâches en vue d’assurer leur subsistance. Issu du peuple, souvent paysan quand il n’est pas un saisonnier, l’instituteur est parfois aubergiste, secrétaire de mairie ou fossoyeur et demeure, dans tous les cas, placé sous la dépendance du curé. Avant l’ordonnance de 1816, il n’est pas besoin de diplômes pour asseoir sa compétence. Il ne s’agit alors que de pauvres bougres, résignés à accepter ce métier de misère en raison de la faiblesse de leurs moyens financiers ou d’une constitution leur interdisant un labeur trop rude ou, encore, dans l’idée d’échapper au service militaire, pour ceux qui n’ont pas tiré le bon numéro le jour de l’appel des conscrits. La création des écoles normales de garçons, rendue obligatoire dans chaque département par la loi Guizot, va modifier le profil des instituteurs. Dans la froide atmosphère de leur internat, les futurs maîtres en uniforme sombre n’ont rien des agitateurs que les partis d’ordre ne cessent de dénoncer. Thiers voit dans les écoles normales le mal absolu. Elles sont pourtant sauvées de justesse, en 1849. Si son traitement reste faible, l’instituteur tend, dés lors, à se distinguer au sein du village. Son instruction lui impose des devoirs. Les notables, à commencer par le curé, ne tiennent pas à reconnaître ce nouveau-venu, encore moins à l’affranchir. Les rivalités préfigurant les grandes luttes sont à peine voilées dans l’appel lancé en 1849 par les instituteurs socialistes:

“nous avons pensé que le jour était arrivé où l’enseignement allait être un véritable sacerdoce, et que l’instituteur, devenant le prêtre d’un nouveau monde, serait chargé de remplacer le prêtre catholique.”

Tandis que les maîtres d’école réclament le renforcement d’une administration nationale pour échapper à leurs tutelles de voisinage, ils apprennent à faire valoir des règlements uniformes pour toute la France auprès de ces dernières. A la fin du Second Empire, il est révélateur d’observer qu’ils sont devenus, dans le langage courant, des instituteurs.

Profitant du changement de pouvoir de 1871, ceux-ci vont se révéler les précieux artisans d’une politique républicaine, épousant les aspirations majoritaires du peuple. Ainsi, les positions obscurantistes sont alors bannies par les adversaires de l’instruction. Les catholiques estiment que la religion passe avant l’instruction. A des degrés différents, ils s’opposent à l’idée d’un service public aux prétentions étatiques, du fait de l’antériorité des missions de l’Eglise en matière éducative. La Ligue de l’enseignement, après la guerre étrangère puis civile, repart en campagne en faveur de l’éducation du peuple. Dans l’atmosphère positiviste de l’époque, ce courant s’est développé au travers d’une évolution sociale profonde dans la société française. Pour bon nombre de citoyens, l’instruction commande le progrès, prévient contre l’injustice, l’immoralité et la délinquance. Le projet éducatif républicain doit s’affirmer dans un complexe politique incertain et dépasser les réserves du peuple, qui vient de se battre pour un idéal socialiste. A titre d’exemple, dans son bulletin du 1er août 1871, la société Franklin, républicaine, déclare

“...Il faut que chaque individu soit instruit contre l’ignorance, la misère et l’envie. Il faut enlever au socialisme brutal ces torches avec lesquelles il vient d’incendier Paris. L’instruction populaire est la seule force qui puisse les lui arracher.”

Jules Ferry n’est pas en reste, lorsqu’il affirme en 1879, devant le Conseil Général des Vosges, ‘”...Dans toutes les écoles confessionnelles...On exalte l’Ancien Régime et les anciennes structures sociales. Si cet état de choses se perpétue, il est à craindre que d’autres écoles se constituent, ouvertes aux fils d’ouvriers et de paysans, où l’on enseignera des principes...inspirés...de l’idéal socialiste ou communiste...Le remède qui consiste à opposer aux menées de l’Internationale Noire celle de l’Internationale Rouge n’en n’est pas un...Ce serait la liberté de la guerre civile...” ’

L’Ecole de la République, de par sa naissance, entérine la défaite du camp cléricalo-monarchiste, tout comme elle prolonge celle de la Commune.

Les lois républicaines, dites lois fondamentales, fondent un service public d’instruction s’appuyant sur trois principes. L’égalité entre les enfants conduit à l’adoption du principe de gratuité. Dès lors, les principes d’obligation 41 et de laïcité en découlent. Les conservateurs sont hostiles à la gratuité de l’enseignement, préférant laisser aux pères de familles leur devoir de conscience et aux écoles libres leurs oeuvres de charité. Les débats relatifs à la laïcité sont les plus animés. C’est en invoquant précisément la liberté de conscience de l’instituteur que J. Ferry défend la sécularisation de l’instruction publique. Pour les catholiques, il est impensable d’accepter une morale indépendante, nourrie des principes de 1789 et tournée vers le progrès.

A compter de 1880, les instituteurs s’installent dans les murs de la République. Ils sont rétribués par l’Etat mais doivent encore composer avec les pouvoirs locaux. Les communes, par la loi du 19 juillet 1889, ont en charge l’entretien des locaux. Enfin, l’administration de l’enseignement primaire est représentée à l’échelle départementale. L’inspecteur d’Académie préside ainsi le Conseil départemental de l’enseignement primaire. Les nouvelles lois sont sans grandes conséquences en ce qui concerne la scolarisation. Au moment où J. Ferry rend l’instruction obligatoire, la scolarisation est quasiment achevée. Dans tout le pays et dans la plupart des foyers modestes, la perspective d’une instruction généralisée est attendue. Toutefois, les plus pauvres continuent d’envoyer travailler les enfants avant treize ans et ce n’est que vers 1930 que la fréquentation scolaire de tous sera véritablement effective. L’apparition de prestations familiales, conditionnées par la délivrance d’un certificat de scolarité, explique, en partie, cette évolution.

Les pratiques et conceptions pédagogiques à l’avènement de l’école républicaine sont marquées par les doctrines pédagogiques de Ferdinand Buisson et de Paul Lapie. Les programmes non seulement visent à l’apprentissage du lire, écrire et compter mais ont encore pour ambition de former un bon citoyen, par un enseignement pratique, renforcé par des rudiments d’histoire, de géographie et de sciences. Cette école s’adresse au peuple, dans une France majoritairement rurale. Ce passage sur les bancs de la communale est conçu comme nécessaire à la connaissance de tout ce qui ne saurait être ignoré, avec la conviction que, par la suite, rien n’est plus appris. Dans l’absolu, l’école primaire est tournée vers une réalité pratique, à partir de laquelle le maître associe les élèves à la recherche de la vérité, à la construction des savoirs. Dans les classes, les méthodes actives restent marginales. Les leçons de choses, les règles de grammaire, les leçons de latin ou la table de multiplication s’apprennent, davantage qu’elles ne se comprennent. A. Prost relève que, ‘“si les républicains donnent à l’école comme objectif l’adulte positif et non plus l’adulte croyant, ils ne lui donnent pas l’enfant.” ’ 42 La vie de classe, confrontée à l’impératif des programmes, illustre cet aveuglement, qui fonde l’habitude et favorise le recours privilégié de la mémoire dans les apprentissages. L’autoritarisme sévissant incite les maîtres à s’en remettre aux conseils avisés des leçons modèles du manuel d’un quelconque inspecteur, plutôt que de parier sur l’intelligence des enfants. Timidement, l’école maternelle va s’installer dans le paysage éducatif français. Inexistante en milieu rural, rare en ville, elle constitue un remarquable laboratoire, qui anticipe l’attention portée aux goûts, aptitudes et intérêts de l’enfant.

Si la loi Guizot de juin 1833 a prévu que certains garçons puissent prolonger leurs études par le primaire supérieur, ce n’est qu’à compter de la loi Goblet ( 1886) que cet enseignement prend une extension rapide. Les programmes sont étalés sur trois années, après le cours supérieur et le certificat d’études primaires. J. Ferry et E. Goblet, en organisant et impulsant un enseignement primaire supérieur public, entendent puiser dans le réservoir des enfants issus des couches populaires les sous - officiers , les contremaîtres. Les programmes ne doivent pas être trop ambitieux, pour que ces enfants résistent aux séductions de la culture générale et ne soient pas des déclassés mais demeurent des primaires.

Avant d’identifier l’école aux instituteurs, ce sont les bâtiments dont se dotent, par obligation, les différentes communes qui vont canaliser toutes les attentions. Leur architecture est massive, toute inspirée de l’art de la caserne. L’école, quand les moyens de construction le permettent, est conçue comme un “sanctuaire”. Les hameaux les plus reculés reçoivent leur école au terme d’âpres discussions. La décision relève bien de l’obligation, mais aussi d’études relatives à la densité de population, au climat, à la nature des sols et aux moyens de communication. Quant aux maîtres, ils sont recrutés, de préférence, dans des milieux modestes, gage d’un dévouement prochain. Dans leur quasi totalité, du fait des modalités d’accès aux écoles normales, ils sont puisés au sein même de leur département d’origine. Très tôt apparaît la difficulté de pourvoir les postes les plus reculés, vu le manque d’enthousiasme témoigné par les jeunes normaliens à la perspective de retrouver leurs villages. Les avis divergent quant aux réponses à donner. Dans tous les cas, les autorités occultent le fait que le concours soit situé à une échelle départementale, tandis que les règles relatives au fonctionnement de l’éducation sont fixées à l’échelle nationale.

L’instituteur est un être déraciné, conçu pour oeuvrer à l’uniformisation, à la pacification des campagnes. A l’émergence de la IIIè République, la Nation entend par l’action de l’instituteur sortir de l’obscurantisme, servir l’intérêt général et asseoir solidement le progrès et les institutions. C’est dans les écoles normales que se perçoivent véritablement les enjeux et les modalités pratiques de cette entreprise.

Notes
40.

PROST Antoine, “Histoire de l’enseignement en France 1800.1967”, Librairie Armand Collin 1968, 524p, p105.

41.

La loi du 28 mars 1882 prévoit l’obligation faite aux familles de pourvoir à l’instruction de leur enfant, sans pour autant rendre obligatoire la fréquentation de l’école.

42.

PROST Antoine, Histoire de l’enseignement en France 1800.1967, Librairie Armand Collin 1968, 524p, p281.