III.3. Henri Gouttebel, normalien.

A la rentrée de l’année 1911, Lucien Gachon gagne donc l’Ecole Normale de Clermont-Ferrand. Cette fois, le déracinement est total. Fasciné par ce temple du savoir, qu’il entend progressivement appréhender, il garde pour repère le souvenir permanent de sa colline. Cette tension le prédispose alors à se passionner pour la littérature, à tisser de solides amitiés, ferments d’aventures et d’engagements nouveaux.

A l’Ecole Normale, les premiers pas ont tout d’une incorporation militaire. Tandis que les bleus découvrent un monde tout nouveau, le jeune normalien est impressionné par l’élégance et l’assurance des anciens. Il faut se faire au rythme de la maison, accepter la promiscuité. Heureusement, il y a aussitôt les cours, avec des professeurs qui ont tout de savants. Les contes de La Fontaine sont un régal en guise d’introduction aux premiers cours de français. L’heure suivante, le fascinant matériel expérimental trônant dans la salle de chimie l’impressionne. Le dispositif l’amène aussitôt à n’ambitionner rien de moins que toute la science de ce lieu. Le frais normalien, ce même premier jour, se régale encore d’un cours d’histoire, à renfort de la petite histoire, animé par un vieux professeur, quelque peu hors normes, monsieur Chantelauze, alias père Lolauze. Malgré lui, en quelques heures, Lucien Gachon est déjà happé par la forteresse laïque.

Jour après jour, il s’habitue à cette grande caserne rythmée par le clairon, les rangs, les bancs de la cantine et le dortoir, surprenant par son immensité. Un grand réconfort lui vient du casier numéro 11, dans lequel il a pu garder quelques saucissons et fromages de chez lui. Toutefois, il est profondément blessé par ses premières notes, peu glorieuses, en composition française.

“...Le troisième lundi après la rentrée, M. Jarrige rendit la première composition française: Vos impressions au cours de votre première journée de normalien. Henri attendait beaucoup de son devoir: il lui avait consacré huit heures de travail acharné. Catastrophe. Avec deux sur vingt, il se classait avant dernier. “Prétentieux, nombreuses incorrections”. Il en resta stupide.” 43

La camaraderie va le tirer de ce mauvais pas, lui redonner confiance au moment où il risquait de sombrer. Dès lors, la grisaille quotidienne s’efface, au profit de la complicité. La troupe des normaliens s’en va régulièrement se distraire en ville, lieu de perdition par excellence. La Guillerie retrouvée le temps des vacances, c’est alors que le normalien aguerri prend du recul, mesure le chemin parcouru depuis la rentrée.



“...D’abord il a été malheureux, puis il s’est habitué. Une fois les journées bien découpées par tranches, il a été habitué, il a été normalien. Il s’est instruit. Sur le domaine enfin des lettres, des sciences et des arts, chaque jour il a fait de petites incursions dont il est revenu avec des sentiments de plaisir ou de dépit, de vanité ou d’humiliation, pensant qu’au vrai ce ne sont là que des exercices de l’esprit, des jeux très distingués peut-être, mais des jeux tout de même...”
44

Déjà, il ne mesure plus qu’approximativement ce que lui a coûté son parcours. Désormais, il a pris de la distance avec son milieu d’origine, il a su acquérir un savoir tout livresque, une demi-culture, comme aiment à le rappeler ceux pour qui les primaires peuvent représenter une menace. De toutes parts de l’échiquier politique et intellectuel, les moqueries et parfois le mépris fustigent la fraîcheur des connaissances des normaliens. Quelques personnalités de l’élite de l’époque dénoncent ainsi le pédantisme des maîtres, ne jugeant pas ces derniers en mesure d’acquérir le sens profond d’une culture classique.

Les années passent, le cap du brevet supérieur est franchi. Chaque fois, Gachon retrouve avec passion la magie de la ferme natale. Il s’enivre des odeurs, des couleurs et des saveurs qu’il craint de perdre en ville. L’ambiance, l’agitation et ses sorties nocturnes l’ont familiarisé avec la cité clermontoise. Il est tout embarrassé de devoir se promener avec sa mère, venue lui rendre visite. Elle qui commande si bien tout son monde de La Guillerie, paraît si gauche, si perdue en ville. Désormais, il sait se tenir, voire paraître à hauteur de son nouveau rang, ce qui n’est pas désagréable. Il parle, pense, agit comme un être déclassé. Il porte une nouvelle morale, toute habitée des progrès de la science. Dans l’assurance conférée par sa jeunesse, l’amitié de ses collègues, il lui tarde d’agir à cette grande oeuvre d’instruction collective. Pourtant, aux fenaisons, il troque son glorieux statut contre celui de paysan, pour être homme et lui-même.

Les sorties nocturnes et autres exploits de Lucien Gachon, en ont fait l’une des figures de la promotion. Les fortes personnalités qu’il y côtoie ne semblent pas en manque d’imagination, dans l’insolence et la vigueur de leur jeunesse. Au terme de leur troisième année, les normaliens partent en voyage. Dans quelques mois, il se pourrait bien qu’ils soient tous mobilisés.

“Oh les horribles visions. Puisqu’il ne pourra être soldat en service armé, Henri se doit, au moins , de réfléchir scrupuleusement aux problèmes de la paix et de la guerre. Que la France soit forte, il le faut. Mais qu’elle soit conciliante, prudente, prévoyante. Et si elle devait se battre néanmoins, qu’elle épargne au maximum le sang des jeunes français.” 45

Pendant qu’il est encore temps, dans la fougue de la jeunesse, il se rend à une réunion de la S.F.I.O. Il rencontre des hommes, des mots et un idéal qui lui parlent, qui correspondent à l’idée même du sens qu’il entend donner à son métier, à sa vie. Paysan, ouvrier, c’est une même famille que le futur instituteur émancipe de l’esclavage et de l’ignorance. A ce moment, Lucien Gachon réconcilie sa culture paysanne et sa fraîche identité de hussard de la République.

“La réunion était justement une réunion d’éducation. Le malheur venait de l’indifférence du peuple. Le peuple va au bistro, joue à la manille. Il ne lit pas. Les ouvriers courbent l’échine sous la férule des patrons, les paysans n’ont pas le sens de la cité. C’est à vous éducateurs, dit le chef aux deux normaliens, d’éveiller la conscience du peuple. A ces mots, Guillaumon et Henri furent secoués d’orgueil. Oui, éduquer, c’était donner avant tout aux enfants du peuple et au peuple lui-même le sentiment de la dignité humaine.” 46

A l’image du voyage de fin d’année, qui restera terni par l’annonce de la mobilisation générale, c’est tout un wagon de promotion qui s’enfonce dans le silence, la consternation, la ruine des illusions. Pour des raisons de santé, Lucien Gachon ne partira pas, il ne lui reste plus qu’à espérer jusqu’au bout que, dans un sursaut de l’humanité, la paix puisse encore s’imposer.

“De la sorte, avec les meilleures intentions du monde, l’école rurale prépare le déracinement des jeunes campagnards. En fait, le village par son école est privé de son élite à chaque génération.”




( Henri Gouttebel, instituteur. p.206).
Notes
43.

Henri Gouttebel, Instituteur, p105.

44.

ibidem, p114.

45.

ibidem, p114.

46.

ibidem, p133.