IV.1. Le périple du débutant.

En septembre de l’année 1914, après une courte période de classes au 92 ème Régiment d’infanterie, Lucien Gachon est réformé pour insuffisance cardiaque. Il se sent à la fois coupable et soulagé. Tandis que ses camarades de promotion gagnent le front, le jeune normalien, répétiteur au collège de Riom jusqu’à la fin septembre 1915, est ensuite nommé à Fournols, non loin de sa commune natale de la Chapelle-Agnon. A l’invitation de son directeur d’Ecole Normale, il entend ainsi faire son devoir, là où la République l’appelle.

Il débute au mois d’octobre, en jetant toute sa vigueur au service des soixante garçons qui lui sont confiés. Ces derniers lui rappellent sa propre expérience à l’école du Verdier. Sa vie est réglée au quotidien par un emploi du temps rédigé avec grand soin. Au cour des leçons bien préparées, le jeune maître se plaît à faire preuve d’éloquence, à gesticuler en mimiques, à tenter d’enflammer son auditoire. Il lui arrive, aussi, de se perdre dans des colères assorties d’une distribution de coups, par la suite regrettés. Apparaît alors la difficulté du métier, une fois que l’on est passé de l’autre côté. Le plus jeune instituteur du canton, du haut de ses vingt et un ans, ne veut pas décevoir la confiance que les familles du village paraissent placer en lui. Tandis qu’il corrige les copies, sitôt sa soupe avalée, le maître perçoit, dès ses débuts dans le métier, la vanité de la tâche éducative.

“Tout seul dans sa petite chambre, son moral est parfois défaillant, la tâche apparaît mécanique. Il s’interroge: -et si c’était inutile tout ce pourquoi on s’use en vain? Ce certificat d’études? Un chiffon de papier, comme tous les certificats. De quoi flatter la vanité des enfants, des parents et des instituteurs.” 47

Il n’a cependant pas le choix; à l’heure où ceux de son âge meurent sur le front, il doit faire corps avec le village et son cortège de mauvaises nouvelles. Il apprend la disparition d’Albert Thierry ou de Charles Péguy, s’inquiète du sort de ses camarades de promotion, parmi lesquels huit trouveront la mort. Il est bien loin du patriotisme revanchard dans lequel l’opinion et les instituteurs s’étaient installés. A vrai dire, il est partagé entre la culpabilité et la sécurité d’avoir été réformé.

“Car enfin, il doit y avoir des engagés volontaires qui n’ont pas le libre usage de leurs deux genoux. Mais pour s’engager, pour être soldat dans quelque unité combattante, il faudrait un autre courage que pour être instituteur au Chambon. Pour porter l’homme au dessus de lui-même, faudrait-il la contrainte, la puissante contrainte, en plus de l’apparente liberté? Henri doit se l’avouer: jamais il ne sera combattant volontairement prêt à faire pour la France le sacrifice de sa vie. Donc, il profite bien d’un vulgaire accident , embusqué en fait, s’il ne l’est point par préméditation. Même, descendant plus encore dans sa conscience, Henri doit reconnaître qu’il lui arrive de jouir sans remords des avantages de sa condition.” 48

Il ne s’inscrira pas alors dans la mythique républicaine des combattants de la grande guerre. Il rêve de paix, se prend à prier, communiant ainsi avec tous ceux du village qui, dans le cortège les mauvaises nouvelles, ne manquent cependant pas de témoigner leur confiance au jeune instituteur. Une fois de plus, c’est dans la ferme natale, en été, où il sait se montrer si utile, là où il se sent revivre, qu’il trouve refuge. Il a fait connaissance d’une jeune fille, institutrice. Madeleine dans le roman “Henri Gouttebel”, Marcelle Béal de son véritable nom, chavire le coeur du jeune homme. Il faut du temps et de la discrétion avant que les promis puissent s’afficher au grand jour. Les noces, civiles et religieuses, sont célébrées dans le courant de l’année 1917.

Le jeune couple part en poste pour Marsac en Livradois. La paix revenue, Lucien Gachon nourrit le secret espoir d’écrire, de devenir géographe, de poursuivre l’ambition de son adolescence, à moins qu’il n’ait voulu prouver sa valeur pour compenser une réforme, à l’époque bien encombrante. Par ailleurs, il prend davantage conscience de la réalité astreignante et répétitive de son métier d’instituteur. Parfois, il la découvre en contradiction avec sa conscience paysanne. De toutes parts, il est donc sommé d’aller plus loin, d’en savoir plus.

Notes
47.

Henri Gouttebel Instituteur, tome 2 op kit, p165.

48.

ibid. p163.