IV.2. “La petite patrie” de Saint-Dier d’Auvergne.

Après la naissance de son fils Lionel en 1919, Lucien Gachon et sa petite famille partent pour Saint-Dier d’Auvergne, à la rentrée 1921. Son épouse s’occupera de la petite classe, tandis qu’il est promu directeur du Cours Complémentaire. Il est bien installé mais se sait guetté par une population partagée. Il y a l’école des Frères, contre qui il devra lutter, redoubler d’audace. Par les faits et la valeur de son travail, il lui faudra convaincre les familles de sa petite bourgade. Pour lui, il y a aussi les quelques rares du clan des républicains, qu’il faut associer, rassurer, de crainte d’être pris pour un tiède.

Le défi est à la hauteur de l’énergie et de l’enthousiasme de Lucien Gachon. Il analyse rapidement la situation et, tout auréolé de son statut de directeur, se promet d’en découdre. C’est l’instituteur militant qui entend éclairer le peuple, lui tracer la voie du progrès, rompre avec l’ordre d’un autre âge.

“Directeur! Cette fois, sortir de l’ornière, secouer tout ça: ces gamins endormis, ces bourgeois qui ne pensent qu’à leurs sous , cette bourgade absolument sans vie intellectuelle. Pour commencer, dés cette année, hausser le niveau de la classe, présenter tous les élèves au certificat d’études, remporter des succès si éclatants aux fêtes scolaires que la renommée des écoles de garçons rayonne sur tout le canton, et même sur les cantons voisins.” 49

Il constate au fil des années que tout n’est pas si facile, qu’il faut beaucoup plus de temps qu’il ne l’avait imaginé avant d’être reconnu dans les familles. Il est alors militant syndical, parmi les pionniers. Avec une grande fraîcheur, les compagnons de l’Ecole Libératrice partent en guerre contre le clientélisme local, les querelles d’influence et l’arbitraire de l’administration. De la sorte, Lucien Gachon peut rompre avec l’isolement, se reconstituer des forces, sachant qu’il partage une communauté de destin avec la frange la plus active de ses collègues. Il aimerait tant que “les choses bougent” à Saint-Dier, trouver les moyens de construire une école à l’image et à la hauteur des visées éducatives qu’il s’est données. Il établit, dès le milieu des années vingt, sa maquette d’une école des paysans. Ses articles 50 en témoignent, il prend conscience que son rôle d’éducateur doit aller plus loin, au regard de ce que lui commande la réalité de sa petite patrie. Il entrevoit alors les besoins d’une formation continue, ou plutôt la post école, un nouveau cours complémentaire tout tourné vers la préparation du métier de paysan. Dans ce centre éducatif, jeunes et anciens échangeraient leurs pratiques et leurs savoirs. Les travaux de jardinage, les travaux manuels trouveraient toute leur place dans l’édifice, seraient pratiqués en conciliant les traditions et les apports de la science. Il souhaiterait que les vieilles querelles de rivalités scolaires soient oubliées au profit de l’intérêt commun. Dans l’urgence, il espère voir toutes les énergies se mobiliser afin que les campagnes gardent leur jeunesse. De nouveau, il cerne la contradiction de sa tâche et la complexité d’un engagement à contresens du mouvement de l’époque. Pour l’heure, Lucien Gachon appelle les bonnes volontés, incitant chacun à porter une pierre à l’édifice scolaire, ciment selon lui de la vie communautaire. Il prolonge ainsi l’oeuvre d’Albert Thierry, qui a toujours considéré l’éducation professionnelle comme fondamentale et conçu ‘“des types d’apprentissages qu’il caractérise par la cohésion de la science et du métier, de la théorie abstraite et de la pratique industrielle, de l’école, de l’usine et de la Bourse du travail.”’ 51 Dès les années vingt, Lucien Gachon a déjà imaginé un enseignement secondaire agricole et rural basé sur la ferme et le village, enrichi par des cours de biologie, de chimie, en somme, tout ce qui est en mesure de servir le paysan. Comme Thierry, il estime que l’école doit profiter au peuple dans son ensemble plutôt qu’à une classe déterminée. Pour le militant Gachon, il ne fait pas de doute que les paysans sont les victimes des institutions post-élémentaires, assimilées par le contestataire Thierry à ‘“des pompes à parvenir’”, à ‘“des véhicules de domestication du peuple.”’ 52 Homme de terrain, Lucien Gachon va plus loin, il tente l’expérience, dans les limites toutefois du cadre de sa fonction.

La réalité de sa bourgade dans sa grisaille, lui impose de modérer ses ambitions. Il veut convaincre du bien fondé de la post école et, pour cela, il entend monter une opération de charme à destination des familles paysannes. Au lendemain du premier conflit mondial, sur près de deux millions de jeunes enfants de paysans à fréquenter l’école, seulement près de 2000 garçons et 800 filles 53 sont accueillis dans les Ecoles d’Agriculture et les Ecoles Ménagères Agricoles. Les Ecoles pratiques d’agriculture, apparues après la loi de 1875, sont au nombre de 37 en 1913 et aucune nouvelle ne sera créée avant 1931. Les fermes-écoles passent de 70 en 1848 à seulement 33 en 1875 et 10 en 1912. Les Ecoles d’Agriculture d’hiver , constituées à partir de 1902, en marge de la loi, ont pour vocation d’accueillir en période hivernale les enfants de paysans, pour leur dispenser une instruction professionnelle. Les filles ont pour équivalence, les Ecoles Agricoles Ménagères Temporaires Fixes ou Temporaires Ambulantes. Au lendemain de la guerre, il ne reste respectivement que 3 Ecoles fixes et 11 Ecoles Ambulantes, ne regroupant guère plus de trois cents enfants ! Au niveau élémentaire, depuis 1918, sont organisés des Cours Complémentaires Agricoles Postscolaires, par les instituteurs pourvus du certificat d’aptitude à l’enseignement Agricole et les Cours d’Aménagement Agricole Ménager Postscolaires, assurés par des institutrices pourvues du Brevet Agricole Ménager.

Lucien Gachon a beau être encore paysan, posséder, grâce à ses lectures et ses contacts avec le directeur des Services Agricoles, des informations à la pointe du progrès, son droit à l’erreur n’existe pas. En effet, ce n’est pas sans risques qu’il devra demander aux vrais amis de l’école de lui céder un petit carré de culture propice à ses expériences. De la sorte, il sera facile, en évoquant le bon usage des engrais, non seulement de prouver l’utilité de la post-école mais aussi de favoriser le développement du progrès. Ce n’est pas l’unique stratégie élaborée en vue de supplanter l’école des Frères. Les pratiques pédagogiques et les résultats des élèves de Lucien Gachon lui donnent un avantage définitif. Son projet est simple; il reflète le constat d’un maître à l’écoute de sa petite patrie. Il organise des classes-promenades, afin d’apprendre au contact de la vie. Botanique, géographie et histoire sont les fondements d’un dispositif pédagogique dont il est, pour le département, le pionnier. Par ailleurs, à l’instar d’un grand nombre de ses collègues, il tolère les parlers locaux. Gachon en saisit même toute l’utilité, notamment dans les cours de français. Au regard des réalités locales, Lucien Gachon a relevé les besoins éducatifs du moment, qui permettraient la sauvegarde d’un monde paysan menacé par un mauvais usage ou un non usage du progrès. Pour l’essentiel, c’est à partir d’une certaine idée de l’homme, inhérente à son action pédagogique, qu’il s’est déjà muté en un pédagogue accompli.

La réputation de Lucien Gachon franchit rapidement les limites de sa petite patrie. On lui confie quelques “cas difficiles” venus de la région et même de Clermont-Ferrand. Sa légendaire poigne et sa solide carrure sont des arguments pour ce maître n’hésitant pas à user de sa force en vue d’imposer sa discipline. Pourtant, le dressage, les “colles” sous forme de questions extravagantes et les encouragements ponctués de “bougre d’andouille” ne sont qu’une facette d’un homme au caractère bien trempé. Il est très proche de ses élèves, les éduque en permanence, à sa table notamment. “Monsieur Gachon” gardera la considération et l’attachement de ces derniers tout au long de sa vie. Au delà des témoignages abondant en ce sens, il est symbolique d’observer que la Légion d’honneur qu’il recevra bien plus tard, lui sera remise par un de ses anciens élèves, René Maret, alors en poste au Ministère de l’Education Nationale. Il est proposé non pas en raison de ses titres universitaires mais au regard des mérites exceptionnels de l’époque de Saint-Dier. Son passage aura effectivement marqué favorablement le tissu social de ce bourg. Aujourd’hui, les témoins se font rares mais quelques cartes et études locales rangées dans la bibliothèque du Collège attestent encore de la vigueur culturelle de cette époque.

Après la naissance à Cunlhat de son fils aîné, cette bourgade est encore le berceau de son fils cadet, Louis, né en 1926. Ce bonheur familial lui est d’un grand secours. La présence de sa femme tient un rôle essentiel dans son action, facilite la grande disponibilité dont il doit faire preuve. S’il poursuit ses études universitaires, prépare ses romans, entretient de nombreuses et fructueuses correspondances, c’est principalement sur le terrain qu’il se réalise, agit, transforme, au profit de son idéal d’instituteur laïc et par fidélité à ses racines paysannes.

Les Ecoles du paysan naissent, dès les années vingt, inspirées d’une aventure humaine vécue, ce qui fait leur force. Ce livre résulte de la confrontation entre le projet éducatif républicain et sa mise en application au sein d’une petite patrie typique d’un monde rural chancelant par un bouillonnant instituteur épris d’un idéal libertaire condamnant le pillage des élites issues des couches populaires.

Notes
49.

ibidem p188.

50.

Dès 1926, il publie dans le Journal des Instituteurs une série d’articles qui préfigurent les Ecoles du paysan:

-L’enseignement post-scolaire agricole: que faut-il enseigner? (n° 24 du 06.03.1926).

-L’enseignement post-scolaire agricole: les difficultés rencontrées. (n° 29 du 10.04.1926).

-L’enseignement post-scolaire agricole: comment peut-il être donné? (n° 31 du 24.04.1926).

51.

NIQUE C. & LELIEVRE C., Histoire bibliographique de l’enseignement en France, Retz, 1990, p 253.

52.

A. Thierry écrit à ce propos: “Les enfants que l’école primaire supérieure reçoit, des ouvriers et des petits bourgeois, pour leur donner, disent les programmes, un enseignement essentiellement pratique, elle les restitue avides de sinécures et d’aristocratie... Si le primaire est le préceptorat des exploités, les primaire supérieur est le séminaire des traîtres, le préceptorat des jaunes...”. (NIQUE C. & LELIEVRE C., Histoire bibliographique de l’enseignement en France, Retz, 1990, p 253).

53.

J.O Ses. Ord 1913. Annexe 2542, in La pédagogie du XVII ème siècle à nos jours, sous la direction de Guy Avanzini, p 17.