V.1. De la graine de paysan.

Paradoxalement, c’est à l’Ecole Normale, là où il craignait de perdre sa culture d’enfant de paysan, que Gachon a trouvé en Emile Guillaumin, et par la lecture de la “Vie d’un simple”, le modèle qu’il cherchait. Avec Albert Thierry, il figurera parmi les références inébranlables du jeune normalien se mutant progressivement en écrivain-paysan.

Guillaumin est un paysan issu du Bourbonnais. Né en 1873, il publie, en 1904, la Vie d’un simple. Petit exploitant établi à Ygrande, dans l’Allier, il est paysan tout le jour et rejoint, en veillée, l’univers des livres. Il a fait le choix de rester parmi les siens, d’affronter chaque jour sa condition paysanne. Ses voisins et compagnons de travail sont, le plus souvent, métayers, soumis au bon vouloir des maîtres propriétaires. Emile Guillaumin met sa plume au service de l’émancipation de ces paysans sans terre.

“ Il est venu, ce jour néfaste, pour tant de pauvres gens! Quelque temps à l’avance, le cultivateur a empaqueté ses hardes, rassemblé ses outils... De grand matin, les voitures sont arrivées et on a commencé le chargement....”.

“ Un dernier regard... Il n’y reviendra plus le petit paysan, dans ces bâtiments où s’est déroulée une partie de sa vie...Un étranger, sans doute malheureux comme lui, va venir prendre possession, peut-être pour peu de temps, de ces bâtiments et de ce sol qu’ils avaient aimés...”.

Ah! C’est qu’il avait voulu être homme; il ne se pliait pas assez devant les exigences du maître, il ne s’aplatissait pas assez devant le Dieu Argent...”
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Ainsi, la Vie d’un simple est la fidèle peinture de l’existence d’un petit métayer, né au début du XIX ème siècle. Rares sont ceux qui racontent et écrivent alors une vie sans romance ni aventures lointaines. Le parti de peindre une réalité populaire de proximité constitue un pari risqué. Nous touchons à la problématique essentielle de l’écrivain-paysan, dont le témoignage doit affronter tantôt l’hostilité relative à l’aspect subversif de son entreprise, tantôt l’indifférence de ceux-là mêmes à qui ils s’adressent, faute de n’emprunter que leurs propres langages et paysages.

A l’Ecole Normale, il s’était vu imposer des classiques, tels que Baudelaire, La Fontaine, Rousseau, et Racine. Il les avait découverts avec intérêt, mais les pensait inadaptés à l’enseignement rural. La lecture de Guillaumin, en revanche, lui avait révélé un sens nouveau de l‘écriture. Par les mots, il apparaît possible de transcender la vie paysanne. C’était le trait d’union avec sa famille, de sang comme de coeur, qu’il venait de trouver, par hasard, au sein même de l’enseignement littéraire républicain.

“C’est M. Loiseau, notre professeur à l’Ecole Normale qui, en nous parlant d’Emile Guillaumin, nous donna pour la première fois l’impression de l’avoir trouvé.” “C’est la leçon que je reçus de la lecture de la “Vie d’un simple”, d’Emile Guillaumin. C’était gris, cela faisait contraste avec les belles histoires d’amour et de mort dont mon adolescence s’abreuvait. Au sortir de la lecture de Racine, ce récit de vie d’un pauvre paysan était comme un désenchantement. C’est qu’à mon insu le commencement de culture donné à l’Ecole Normale m’avait comme ennobli de belles lettres.” 60

On mesure alors toute l’ambivalence de la formation de ceux que certains, non sans dédain, caricaturaient ou raillaient par le vocable de “primaires.” 61 Dès son passage à l’Ecole Normale, Lucien Gachon pense que l’enseignement du français, le vocabulaire et les lectures doivent faire une large place à des oeuvres pétries de cette réalité paysanne qu’il vient de découvrir chez Emile Guillaumin. On imagine que germe déjà en lui le désir d’y apporter sa propre contribution.

Les années passent et Lucien Gachon correspond avec Guillaumin à compter de 1924. Il est flatté par la reconnaissance que celui-ci lui donne, bien que réservé à l’égard des instituteurs se lançant dans l’écriture. Avant tout, il reconnaît le paysan, capable de manier la faux et, par là, de parler en son nom. Plus qu’une démarche et un vécu, tous deux partagent un certain nombre d’idées, notamment en matière éducative, se référant aux écrits d’Albert Thierry. De concert, ils n’auront de cesse de dénoncer la distance entre les champs et l’école. Ils voudraient un enseignement plus pratique, en rapport avec la vie paysanne, dans la perspective d’assurer un avenir pour les campagnes.

L’extrait suivant nous en donne la teneur:

“L’obligation scolaire, les sanctions: qui donc a jamais pris cela au sérieux? Les parents estiment que l’enfant est à eux et qu’ils ont le droit d’en disposer. On veut prolonger jusqu’à quatorze ans l’âge de scolarité. Parfait en théorie, ridicule mesure sur le papier si l’on ne peut arriver à instituer une fréquentation normale. Il y a désaccord entre les bureaux et les chaumières, sur l’ordre et le sens des mots.

L’enseignement même, trop ambitieux et trop uniforme, est-il dans la bonne voie? Ces réflexions d’un ami, ancien éducateur primaire, me paraissent pleines de sens

“-on instruit trop les enfants et on les instruit mal. Donnons-leur avec le sens des réalités, de l’éducation tout court. Quand un enfant est bien élevé, son premier désir est d’apprendre. Cela est aussi vrai à la campagne qu’à la ville. Mais les instituteurs qui sont les plus proches des paysans et qui les comprennent le mieux sont parfois traités dédaigneusement en haut lieu”. Il faudrait des programmes très souples, très simples laissant aux maîtres une large part d’initiative et visant à l’acquis sérieux de résultats modestes. Ce que l’on peut souhaiter de mieux à la masse des petits primaires, c’est de lire sans ânonner et d’être aptes à saisir à peu près le sens de leurs lectures.


De pouvoir écrire convenablement une lettre simple.

De pouvoir posséder les quatre règles et leurs combinaisons élémentaires, quelques notions d’histoire, de géographie, de sciences naturelles, d’hygiène.

D’avoir le sens de la politesse usuelle, de la morale courante.

Et surtout, la conscience très nette que leur savoir, insignifiant en soi, les met seulement en état d’acquérir ce qu’il leur faudra connaître dans la vie.”
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La correspondance des deux hommes ne s’arrêtera pas. Toutefois, différents par leur terroir d’origine, au gré de leur existence, ils emprunteront des sentiers distincts. Il apparaît, chez les deux hommes, des interprétations divergentes relativement aux missions de l’écrivain-paysan.

Pour Emile Guillaumin, il n’est pas question de se plier à un ordre établi au seul profit des propriétaires. Son action vise à éveiller les consciences, pour qu’à l’avenir le sort du métayer s’améliore. Il aimerait voir les humbles, les sans terre, accéder conjointement à la propriété, pour l’amélioration de leurs conditions matérielles, et à l’instruction, pour que demeure leur culture, riche de ses valeurs humaines. Emile Guillaumin n’est pas un révolutionnaire, mais plutôt un réformateur pragmatique, conforté par son action syndicale et culturelle. Il participe activement à la création et à l’animation des bibliothèques rurales, un outil pour éveiller les consciences.

Lucien Gachon, le montagnard, qui doit bien faire face aux éléments, pense que chacun doit garder sa place.

“Dans cette santé républicaine civique, il y avait des familles et leur hiérarchie était jugée nécessaire et naturelle. Des maisons bourgeoises, châtelaines, notables, prépondérantes, gouvernantes: il était bon et même beau, il fallait qu’il y en eût. Point de question. On leur donnait allégeance et mission. Et de leur côté, les maisons, les familles représentatives savaient leur devoir. Que pour être écoutées, aimées, il fallait qu’elles fussent bonnes. Chez le gros comme chez le petit, la vie prospérait ou déclinait, florissait ou se flétrissait, pour les mêmes causes et les mêmes effets...” 63

La lecture de L’Auvergne et le Velay révèle davantage un constat sociologique, où l’écrivain-paysan Gachon se place comme le gardien du patrimoine culturel paysan. Ainsi, il apparaît que l’action collective n’est pas de règle sur ces terres morcelées en petites propriétés où il importe de vivre en autarcie, sans s’inquiéter du voisin. De la sorte, comme les anciens l’ont appris, il n’est point de salut hors l’effort dans le travail, seul garant du profit amassé péniblement d’une génération à l’autre, dans le respect de l’ordre des choses.

Lucien Gachon va poursuivre ses recherches et cette correspondance évoluer, varier dans son intensité. Il gardera une sincère considération pour l’oeuvre de Guillaumin, qu’il aurait voulu voir figurer parmi les grands de son époque, comme il le rappelle lors du centenaire de son ami.

“Emile Guillaumin ne fut pas, n’est pas reconnu, à Paris comme un grand nom de la littérature, aux côtés, par exemple d’un André Gide ou d’un Marcel Proust.” 64

Notes
59.

GUILLAUMIN Emile, Notes paysannes et villageoises, Paris, bibliothèque d’éducation, 1925.

60.

L’Ecrivain paysan, Lucien Gachon, Paris, Cahiers Bleus, IIè série, 1er juin 1932, p30.

61.

En référence à un article de J.-F. Chanet, Lucien Gachon, instituteur, géographe et écrivain-paysan ” (1894-1984), p14 id note n°19:

“ Nous avons pris un paysan et nous l’avons bourré d’une science hâtive de manuel, où se heurtent effroyablement de niaiseries de l’ancienne scolastique, les mensonges de la philosophie officielle et d’informes données scientifiques sans coordination, sans vue d’ensemble. Puis nous l’avons bercé d’une illusion magnifique. Nous lui avons dit qu’il était l’Ambassadeur de la République auprès de l’habitant des campagnes, qu’il avait mission d’ouvrir à la lumière, d’éveiller aux idées de liberté, de solidarité, de justice, ces jeunes intelligences jusqu’ici maintenues dans l’inconscience: réservoir inépuisables des énergies de l’avenir. Et dans la belle école toute neuve, nous avons triomphalement installé le prophète ébloui du verbe nouveau (d’après .G. Clémenceau, Le grand Pan, G Charpentier & E Fasquelle, 1896, chap.VII, “Le maître d’école””, p126).

Nous avons emprunté l’expression de “semi habile” à M. Agulhon, qui l’employa lors de sa Leçon inaugurale au Collège de France à propos du personnage de Monsieur Homais: “Homais, c’est le “semi-habile” (on dira plus tard-un peu injustement- le “primaire”), devenu militant, et qui se croit apôtre”. (conflits et contradictions dans la France contemporaine”, Histoire vagabonde, t2. Idéologie et politique dans la France du XI ème siècle, Paris Gallimard, “Bibliothèque des histoires”, 1988, p:301.

62.

GUILLAUMIN Emile, Notes paysannes et villageoises, Paris, bibliothèque d’éducation, 1925, p165.166.

63.

L.GACHON, L’Auvergne et le Velay, Maisonneuve et Larose, Paris 1975.

64.

L. GACHON, Allocution “ L’écrivain et la France rurale”, in CENTENAIRE D’E. GUILLAUMIN,