V.2. Le sillon littéraire.

L’amitié et la discipline épistolaire, voilà ce qui a servi Lucien Gachon dans son entreprise. Guillaumin a compté, mais bien plus encore Henri Pourrat, et ce dès la naissance et l’élaboration de son premier roman, Maria .

La correspondance entre les deux hommes, antérieure à celle qu’il a entretenue avec E. Guillaumin, comprend quelque onze cents plis65 et s’échelonne de 1921 à 1959. Lucien Gachon se livre à Henri Pourrat comme ‘“un Primaire qui continue. Et après avoir rédigé beaucoup de ces devoirs “neutres” d’examen qui brident la personnalité mais forcent à réviser pensées et formes, j’ai pensé écrire des riens pour le “Gay -Savoir.”’ 66 Différentes interprétations peuvent être données à ces propos. Il veut dire qu’après s’être doté des outils, de la technique littéraire, il veut s‘en émanciper et donner libre cours à une expression plus personnelle et plus paysanne.

Le message est vite reçu. A petits pas, Gachon et Pourrat cheminent l’un vers l’autre, se rencontrent. Dès sa première lettre, Pourrat fixe ses attaches littéraires, faisant écho au parti-pris de Lucien Gachon pour l’écrivain-paysan.

“Le régionalisme a parfois une tendance à romancer par amour de la couleur locale, combien j’aime mieux votre souci de vérité et de vie.” 67

Lucien Gachon ambitionne d’aller encore plus loin, se placer comme le porte-parole du monde paysan, fort de la légitimité héritée de sa naissance ou de son labeur occasionnel de paysan. Il veut peindre sans fioritures ce qu’il vit et connaît du monde paysan au sein de sa petite patrie.

“C’est toujours mon idée centrale: il faut avoir travaillé avec eux, partagé en chemise, leur vie. Les avoir regardés alors qu’ils vous causaient exactement comme à un paysan. Sinon, ils s’habillent, ils se parent, ils se littératurent.” 68

Henri Pourrat, adoptant une toute autre démarche d’investigation, lui en reconnaît la capacité. Il est, quant à lui, un notable, racontant sa campagne à partir de la mémoire de ceux qu’il interroge et qui ne sont pas exclusivement des paysans. Le gentilhomme d’Ambert va même jusqu’à encourager Lucien Gachon à écrire un roman paysan avec la fougue et le savoir paysan du jeune homme, lui manifestant toujours la plus grande bienveillance. Lucien Gachon se met à l’ouvrage, il a déjà tout en tête, comme le confirme cette lettre du mois de juillet de l’année 1921.

“Je construirais actuellement mon roman ainsi:

durée 4 ans

centre 1 fille de 21 à25 ans.

1) son pré-mariage.

2) son mariage - gendresse -arrangements matériels.

3) l’éviction des “vieux” dans sa nouvelle famille- sortis - malades - enterrés.

4) elle revient chez elle “l’éviction de ses vieux” à elle.

5) le partage chez elle.

Conclusion: propriétaire de 2 domaines, elle surgit sur les morts: elle a travaillé, elle a volé légalement, elle a gueulé, et a gagné à force de ténacité, de calcul et d’avarice.”
69

Il confie plus tard que c’est chose plus difficile qu’il n’y paraissait.

“Maria m’habite. Elle me ratatine jusqu’à l’ennui.” 70

Aussitôt, Pourrat vole à son secours, encourage, prodigue des conseils méthodologiques

“L’essentiel est que votre Maria, c’est bien, c’est cela, ça a une vraie valeur de vérité et de vie. Il faut continuer.”


“Pour le dialogue, aussi parlé que possible, et sans se soucier de la correction, n’est ce pas? (à moins peut-être qu’il n’y ait en beaucoup; et encore...). Mais pour le fond une langue correcte, si vous employez des expressions populaires comme il se causent” les mettre entre “ ” , correcte donc mais simple, proche du parler ...”
71

Pourrat va même jusqu’à faire quelques remarques de politique littéraire:

“Quant au fond, on n’est en droit de vous faire aucun reproche. C’est plutôt des conseils d’habileté que je voudrais vous donner. Vous avez eu bien raison de ne pas vous servir de Maria pour faire de la polémique socialiste. Car tout de suite les lettrés diraient: ah oui, roman d’instituteur! et on vous assommerait de ce mot-là.” 72

Et Lucien Gachon d’acquiescer:

“Maintenant vous avouerai-je que j’aurai besoin de votre goût? Je voudrais bien vous voir et vous causer pour m’imprégner plastiquement de vos remarques. Maria vous réclame! Elle perd du potentiel. Elle épuise en la sève du matin et me vide l’esprit.” 73

Après la rédaction, à la mi-novembre de l’année 1921, de Maria, Lucien Gachon confie à Pourrat qu’il est marqué.

”La Maria est certainement un acte de révolte: je suis sorti de l’illusion romanesque ou amoureuse à 24 ans. Alors j’ai atteint rudement un réalisme que mon professeur d’école normale avait tenté prématurément de m’enseigner. Je suis même allé trop loin dans cette voie, dépouillant le monde de morale, le réduisant à des appétits, attitude qui a été si l’on veut une introduction au marxisme.” 74

Viennent par la suite les soucis de l’édition. Lucien Gachon profite enfin de l’expérience et de la notoriété de son guide. Pourrat signe la préface de ce premier roman, puis d’autres projets, de nouvelles circonstances, réunissent les deux écrivains quasi quotidiennement par le truchement de leur correspondance. Maria est un des temps les plus forts de cette amitié, qu’elle concrétise d’une certaine manière. L’exercice a permis aux deux hommes de pointer aussi leurs différences. Lucien Gachon entend faire usage des mots empruntés aux parlers locaux. Habilement, Henri Pourrat lui conseille de ne point céder à l’excès, au risque de décourager des lecteurs qui ne seront peut-être pas les paysans à qui il souhaite s’adresser prioritairement.

Notes
65.

Cahiers H. Pourrat n°9 Correspondance H. Pourrat- L. Gachon (Bibliothèque Municipale et Universitaire de Clermont-Ferrand.

66.

Lettre de L. Gachon à H. Pourrat du 3 février 1921.

67.

Lettre d’H. Pourrat à L. Gachon du 31 janvier 1921.

68.

Lettre de L. Gachon à H. Pourrat du 17 décembre 1921.

69.

Lettre de L. Gachon à H. Pourrat du 22 juillet 1921.

70.

A cet égard, se rapporter aux lettres échangées entre le 29 octobre 1935 n°470 et le 1er décembre 1935 n°477 du n° 12 des correspondances.

71.

Lettre de L. Gachon à H. Pourrat du 14 août 1921.

72.

Lettre d’H. Pourrat à L. Gachon du 11 décembre 1921.

73.

Lettre de L. Gachon à H. Pourrat du 2 novembre 1921.

74.

Lettre de L. Gachon à H. Pourrat du 15 novembre 1921.