V.3. La lutte des champs.

C’est de Saint-Dier, la “ petite patrie” du moment, dans une période chargée mais des plus productives, que Lucien Gachon entreprend la rédaction de son second roman, en grande partie terminé à la fin des vacances d’été de l’année 1926. Dans l’esprit, Jean Marie, Homme de la terre demeure proche parent de Maria, avec un discours nouveau relativement aux intérêts paysans, ce qui amène l’écrivain-paysan à connaître Henri Poulaille et les écrivains prolétariens.

Jean-Marie est un paysan tel que Lucien Gachon aurait aimé l’être. Il refuse toute fatalité. Il travaille en n’ayant que modérément recours aux progrès de la science, notamment en faisant usage des engrais, surtout, il pose le problème du militantisme syndical. Thème et personnage ne manquent pas d’évoquer une parenté avec Emile Guillaumin. Jean-Marie ou Emile se rejoignent quant à leur ancrage dans le monde paysan, réfléchissent aux missions à donner à l’écrivain-paysan. Après des échanges, en 1928, avec Henry Poulaille, il apparaît à Lucien Gachon qu’il faut suivre les écrivains prolétariens.75 Ils s’étaient rencontrés à Paris, en septembre de l’année 1930, après la découverte par Pourrat des articles et travaux de Poulaille, suivie d’une lettre que lui avait adressée Gachon au début de 1928. L’Auvergnat est convaincu par la justesse du propos et de la démarche du Parisien. Après leur entrevue, il est séduit par l’homme. L’un et l’autre sont des produits de leur milieu. Ils ont encore pour point commun d’écrire avec les mots et au service de leur famille. Au début des années trente, rien ne s’oppose, aux yeux de Lucien Gachon, à ce que le combat de l’écrivain paysan puisse s’associer à celui de l’écrivain des villes. La littérature prolétarienne, en décalage avec l’orthodoxie du parti communiste, tout comme en rupture avec les salons parisiens, est le phare d’une littérature nouvelle, où apparaissent de bouillonnants talents en charge d’instruire le peuple. Pour les écrivains prolétariens, il est entendu qu’être écrivain n’est plus un métier, qu’il faut parallèlement en exercer un, le plus difficile étant encore de trouver les moyens de publier. Poussés par la volonté de restituer un témoignage aussi fidèle que possible, ils contribuent, à leur manière, à l’avènement d’une nouvelle société. Pourtant, au début de l’année 1932, Henri Poulaille est attaqué par certains membres de l’Union Nationale des écrivains révolutionnaires et sa revue littéraire Nouvel Age est décriée. En fait, il s’agit, pour le parti communiste, d’asseoir son emprise, en distribuant des labels. La volonté d’indépendance des amis de Poulaille est alors interprétée comme une subversion des intérêts idéologiques de la classe prolétarienne. Lucien Gachon, au sein du groupe de Poulaille, suit de loin les événements, prend fait et cause. Au même moment, l’écrivain parisien lui annonce la publication imminente de Jean-Marie, homme de la terre.

Maria, Monsieur de l’Enramas attestent de la vigueur de l’écrivain-paysan de La Guillerie, mais Jean-Marie, Homme de la terre constitue conjointement le discours et le témoignage poignant de la petite paysannerie du Livradois d’avant-guerre, en lutte.

Notes
75.

A ce propos, Michel Ragon fournit un précieux recensement des obstacles dressés contre les écrivains-paysans .

“Il faut dire que, telle que se présente la littérature française, l’apparition du prolétariat dans ce cénacle ne peut être qu’une inconvenance. Lorsque la voix du peuple passe par le tamis de ceux qui disent “représenter” le peuple, tout va bien. Mais si la voix du peuple apparaît authentique, nue, elle scandalise. Il suffit de se souvenir du sort que les Encyclopédistes firent à Jean-Jacques Rousseau, que l’Université fit à Péguy, que les intellectuels d’origine populaire firent à Poulaille. Et encore, dans ses trois cas, s’agissait-il d’intellectuels d’origine populaire, et non d’écrivains demeurés prolétaires.”

(Michel RAGON, Histoire de la littérature prolétarienne de langue française, éd. Albin Michel, 1986, p10).