V.4. Paroles de paysans.

“Passera-t-on sans déracinement du “ménage des champs” à l’aménagement du territoire cher aux technocrates? Suffit-il de mettre de l’ordre dans un jardin hexagonal ou européen, ou faut-il cultiver ce jardin avec la grave bonhomie des vieux âges? En bref, serons-nous sociologues ou philosophes? L’oeuvre de Lucien Gachon doit se lire en filigrane; il n’est pas trop du pédagogue, du géographe et du romancier attentif aux âmes, pour révéler la mission de l’écrivain-paysan: découvrir à travers une expression verbale les rigueurs d’un code moral, la trame serrée des grandes moeurs.” 76

Publié en 1932, réédité en 1970, ‘“L’écrivain paysan’ “ marque la continuité et le sens de l’engagement littéraire de Lucien Gachon. Son oeuvre prend force dans ses mots, soigneusement triés à la seule fin de servir la tradition orale de sa famille paysanne. Il met en scène les siens, en intégrant la force d’un savoir scriptural dont il a appris à se méfier.

“Où est-il celui qui a la force de tenir tour à tour un stylo et un manche de pioche tout en demeurant un authentique paysan?” 77

La position de l’écrivain-paysan est inconfortable. Lucien Gachon, né paysan, sait manier la faux et ses voisins de la Guillerie le reconnaissent comme l’un des leurs. Prendre la plume est un exercice compliqué pour le paysan, qui n’a pas les mots, les tournures pour être entendu. De plus, le paysan n’éprouve pas le besoin d’écrire, tout occupé qu’il est à sa tâche, identique d’une génération à l’autre à la ronde.

“Mais au bout de ce temps, au bout du labeur manuel, voici une autre restreinte: le paysan juge vain de devenir écrivain, il ne perçoit plus la différence entre lui et son voisin et tous les autres hommes qui vivent par de là colline, plus loin encore dans le bruit et la lumière des villes. Pourquoi écrire? Et comment désormais, même s’il se livrait à ce jeu d’oisifs, pourrait-il être entendu?” 78

L’écrivain-paysan Lucien Gachon, s’appuyant sur sa propre expérience de l’école, décline sa mission en défendant les parlers locaux, support des cultures paysannes. De la sorte, d’autres générations seront alors en mesure de s’emparer du pouvoir de parler, de penser et d’agir en faveur d’un monde plus respectueux du milieu paysan. La langue de l’écrivain paysan est donc un enjeu essentiel, confrontée à l’histoire, aux réalités du monde moderne et aux poids des mentalités. Le dialecte francien était la langue du roi; la Révolution en a fait la langue de la Nation et classé tous les autres parlers historiques parmi les patois. Cette action s’inscrit dans la continuité du centralisme politique des différentes institutions politiques françaises. Le centralisme linguistique est encore accru par l’avènement de la III ème République, qui non seulement assure l’unité au sein de la Nation mais entend, par cette voie, faciliter la promotion sociale des enfants du peuple. Le projet républicain en matière éducative vise la maîtrise de l’écriture et de la lecture par les générations à venir. Il s’agit de former un peuple majoritairement rural à exercer ses prérogatives citoyennes. Le progrès a un prix, celui de l’anéantissement des cultures paysannes traditionnelles. L’accès aux livres et à la science demeure contingenté par l’ouverture de l’enseignement primaire. Les humanités restent l’apanage du second degré et d’une culture bourgeoise, tremplin de la sélection sociale. 79 Les manuels scolaires, dont le plus célèbre, Le tour de France de deux enfants, sont résolument tournés vers l’instruction. Ils ont en commun d’avoir effacé tout aspect religieux, pour peindre une France mythique, paradoxalement tournée sur ses valeurs ancestrales. La sagesse paysanne illustre l’humilité et la persévérance, les voyages et les particularismes accréditent le sentiment d’unité dans la grande patrie; enfin, les leçons de morale fondent le progrès. Les finalités des programmes sont mûries depuis le Ministère, fort de sa légitimité à les imposer jusque dans les hameaux les plus reculés, voire dans les lointaines colonies.

Lucien Gachon puise la sève de son oeuvre dans des valeurs ancestrales et dans la sagesse paysanne. En instituteur avisé, il fournit des indications précises pour une autre approche, fondée sur le respect des parlers locaux.

“Ah que le garçonnet de la campagne où se parle encore le patois n’entende pas à l’école toujours et toujours des mots étranges, un nouveau langage inconnu. Que l’institutrice parle encore un peu comme le papa et la maman. Creuser un trou, ce peut être caver une cave, caver les fondations d’une maison. Pas loin de l’école, le ruisseau, à certains endroits, cave lui aussi ses rives, ses rives concaves justement. Sous la racine d’une aulne, voici une rive concave.

Une aulne? Le mot est latin. Peut-être que, pour les enfants, comme pour leurs pères, les Gaulois, cet arbre n’est qu’un verne. Verne ou aulne: le petit Jean Vernière est saisi de surprise devant ces deux mots différents. Mais dans Vernière, il y a verne. Jean Vernière porte le nom d’un arbre gaulois.”
80

Il faut de la force dans ses convictions au moment où, dans les classes, pleuvent les vexations et punitions les plus scabreuses à l’encontre des écoliers se risquant à l’usage des parlers locaux. Lucien Gachon songe à faire des mots du peuple des paysans non pas une langue codifiée et académique mais la mémoire et le poumon de la langue française. La difficulté est d’autant plus grande que, d’un village à l’autre, il existe des spécificités langagières. En quelques décennies, il doit se résoudre à constater que seuls les plus âgés continent à penser dans leur langue maternelle tandis que les plus jeunes, happés par les bouleversements économiques et sociaux, préfèrent parler la langue de l’avenir qui leur a été tracé. Ses parlers ont la même capacité à fournir la racine des mots, à expliquer l’histoire et le fonctionnement de la langue française que le latin. Dès 1925, le logicien Edmond Gobblot dénonce la prédominance de l’enseignement du latin dans le cadre des humanités.

Qu’arriverait-il si l’on pouvait faire des études secondaires sans latin? Il n’y aurait plus cette inégalité de culture qui distingue les classes sociales. ...Le bourgeois a besoin d’une instruction qui demeure inaccessible au peuple, qui lui soit fermée, qui soit la barrière.”

Depuis sa classe, Lucien Gachon a intuitivement perçu l’importance de sa position et établi des aménagements comme autant de forteresses de la conscience paysanne. L’ancrage commun de chacun de ses romans est tout autant son cadre paysan qu’un style d’écriture bien personnel. Si Lucien Gachon gravit l’échelle sociale, s’éloigne de sa campagne natale, il suffit de le voir pour comprendre qu’il n’a cependant pas quitté l’aspect, la posture et la démarche d’un homme du peuple. Il ne se départit pas de son franc-parler ni de delà passion qui l’anime, en somme de tout ce qui déroge au comportement bourgeois qui devrait être le sien, en vertu de son nouveau rang social. Il ne se défait pas de son enfance paysanne, des épreuves et des souffrances qui lui ont donné la force d’aller plus loin. A l’écho de ses maîtres, Charles Péguy et Albert Thierry, il est et reste peuple dans son refus de parvenir .

Certes, il n’est paysan qu’à ses loisirs et n’a pas à souffrir des conséquences de la grêle sur son train de vie. Il sait tenir la faux, entretenir un potager et, surtout, lire un paysage avec l’oeil du paysan. Il a, du moins, le mérite d’aimer la terre aussi bien qu’il la connaît. Ses romans le font paysan par les mots, la manière de penser et d’agir, le savoir-faire du travail des champs. Il souffre, s’indigne de sa non-reconnaissance dans le monde littéraire, des difficultés qu’il rencontre pour être publié. Sa plus grande satisfaction a toujours été de recevoir les encouragements et félicitations de quelques paysans qu’il croise en Livradois. Ce n’est pas si fréquent, mais il y puise sa légitimité. Ce serait “trahir” que de caresser de la plume une réalité plus romanesque, susceptible d’élargir l’aura de l’écrivain paysan. L’engagement de Lucien Gachon est entier, tout comme son caractère. Il défend la cause paysanne, le peuple et, à cette fin, gagne par l’écriture la force et la mémoire d’une pensée populaire. Enfin, par l’originalité de son style 81, en direct du monde et du parler rural, il défie ceux qui dédaignent l’écriture des primaires.

Avec le recul du temps, les productions d’authentiques écrivains paysans sont appelées à prendre la place qui est la leur dans la littérature française En ce qui concerne Lucien Gachon, à l’heure du centenaire de sa naissance, de Nombreux articles 82 tout comme les rééditions en cours de ses romans prouvent l’intérêt suscité par ses écrits auprès des nouvelles générations et leur ancrage dans la culture régionale. Les lecteurs sont désormais plus nombreux et plus avides de la réalité locale. De nouveaux écrivains, à l’instar du Principal de Collège Gérard Georges, voient en l’écrivain-paysan un modèle. Depuis dix ans, le prix Lucien Gachon récompense de nouveaux romans. Les élèves des collèges de l’arrondissement d’Ambert sont invités, dans ce cadre, à étudier plusieurs auteurs et à formuler des appréciations, des classements de leurs lectures. Ainsi se nouent d’autres rapports à l’écriture, tendant à éveiller de prochains talents. Lucien Gachon a fait école...

Notes
76.

Paul Vernois, préface de “L’écrivain et le paysan”, éd. des Cahiers du Bourbonnais, 1970.

77.

L’écrivain-paysan, Cahiers du Bourbonnais, 1970, p38.

78.

ibidem., p. 86.

79.

Antoine Prost explique,

“Le malthusianisme de l’enseignement est une véritable politique de 1880 à 1930, le système éducatif n’est pas seulement un reflet, neutre et indifférent des hiérarchies sociales, il entretient activement supériorités et privilèges, et ce n’est pas le moindre avantage de querelles autour du latin et des humanités que d’avoir dissimulé cette réalité sociale derrière un débat idéologique.”

Histoire de l’enseignement, A. Collin, p.331.

80.

Gachon Lucien, Les écoles du paysan, p24. Il est à noter que aulne est un mot masculin

81.

Ainsi le propre de la syntaxe du rural, c’est l’élision, c’est l’ellipse, c’est la masse des silences et des réflexions rentrées qu’elle contient; c’est la brièveté sentencieuse.

Mais c’est aussi une sorte de truculence aux belles heures. Une forte liberté qui ne s’embarrasse pas de convenances. Pour le vrai paysan, il n’y a pas de mots grossiers, de termes trop crus parce que tout est cru dans la nature”.

L’écrivain et le paysan, L. Gachon, Editions des “Cahiers du Bourbonnais”, p. 80.

82.

Un extrait de l’article de Jean Anglade intitulé”Lucien Gachon aurait 100 ans en 1994”, (“Le bon Auvergnat”, printemps 1994), illustre cette actualité.

“Je viens de relire Maria, roman paysan. Un écrit terrible, qui éclaire d’une lumière noire aveuglante, ces vies d’autrefois, liées à la glèbe, ces hommes durs, égoïstes, tout pareils à ceux que Zola décrivait dans La terre... Comme on est loin des bons laboureurs de Georges Sandou, d’Henri Pourrat avec ses enfants qui regrettent le pain qu’ils accordent à leurs parents une fois devenus vieux et ne songent qu’à l’héritage! Il y a, il y a eu, il y aura toujours des hommes de cette espèce, même si j’en connais, Grâce à Dieu, d’autre d’une sorte contraire. Je comprends que ceux de Gachon aient plu à Maurice Pialat, originaire de Cunlhat, comme le romancier; il s’est toujours complu dans le cinéma plus noir que blanc...”