VI.1. L’âge des lectures de paysage.

Sous la houlette de Vidal de la Blache, l’entre-deux-guerres marque l’heure de gloire de la géographie française. Pour Lucien Gachon, il s’agit de ‘’donner la main au paysan pour élucider l’histoire du sol que tourne la charrue.’ ’ 83 Dés lors, il s’implique dans cette discipline nouvelle et controversée, la géographie.

Il rejoint rapidement le courant de ceux qui soulignent l’importance des facteurs humains et des rapports entretenus avec le milieu naturel. Il entend ainsi y apporter sa contribution, dans la lignée des célèbres auteurs de monographies régionales. Ses thèses, ’Les Limagnes du sud et Brousse Montboissier’ (1939) sont soutenues avec succès, dans cet esprit. A l’instar de Raoul Blanchard, pour ’La Flandre” (1905), d’Albert Demangeon pour ’La plaine Picarde” (1905), Lucien Gachon trace les contours de l’Auvergne, qu’il tente d’expliquer par la nature, l’histoire et les hommes. Au demeurant, l’outil est conçu pour une France encore très rurale. La géographie de l’époque relève davantage d’un exercice de style tourné vers la description que d’une science.

En ce qui concerne les thèses de Gachon, à Paris comme en Auvergne elles sont reconnues tant pour leur qualité que pour leur originalité. Elles reflètent le travail d’un homme de terrain et se partagent entre des approches empruntées à la géographie physique et à la géographie humaine. Sa thèse principale est attendue car elle s’affirme, en quelque sorte, comme la première grande thèse de géographie régionale consacrée à l’Auvergne. La soutenance a lieu dans le courant du mois de mai de l’année 1939, sous la présidence du doyen de la faculté de Lettres, Pierre Waltz, et en présence des géographes Philippe Arbos, Raoul Blanchard et Henri Baulig, des historiens Henri Bossuat et P. Henry, et de Pierre-François Fournier, archiviste paléographe. Philippe Arbos et le strasbourgeois Henri Baulig84 s’affirment tout deux comme les références et les soutiens de Lucien Gachon . Le jury le félicite, les deux thèses sont auréolées par une mention très honorable décernée par son jury, et seront publiées. A force de labeur, il compte désormais parmi les géographes de renom, Georges Lapierre, dans un numéro de l’Ecole Libératrice, salue en des termes élogieux la réussite.

“Nous nous réjouissons avec notre ami Gachon de ce brillant succès. A l’estime et à l’amitié personnelles que nous lui témoignons, s’ajoute le plaisir que nous avons de voir un instituteur conquérir si brillamment ce haut grade et garder la simplicité qui est la marque universitaire du vrai talent.


Nous nous réjouirons plus encore si ce travail si riche de substance arrête l’attention de nos camarades, et s’il suscite d’autres initiatives. Le domaine des problèmes géographiques, historiques, scientifiques liés à la vie locale et restés inexplorés est immense. Nul n’est mieux placé que l’instituteur pour en poursuivre la tâche.”
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Lucien Gachon n’est pas seulement un géographe de la France rurale de l’entre-deux-guerres; il entend, par ses travaux, contribuer aux décisions qui modèleront les paysages de demain.

Les grandes études régionales consacrent la géographie française auprès d’un large public. Elles ont en commun de cerner au plus près la particularité d’une région étudiée. Pour cette approche, le paysage constitue un point d’ancrage. Ainsi, Vidal de la Blache affirme que, ‘“’ ‘l’originalité’ ‘ ’ ‘d’une partie de l’espace terrestre s’exprime dans sa physionomie dans un style particulier d’organisation spatiale, né du mariage de la nature et de l’histoire, bref dans ce que l’on appellera plus tard un paysage’ ‘.’’

Lucien Gachon, témoin privilégié de l’histoire rurale, définit d’abord l’étude d’un paysage comme la recherche d’explications à la présence humaine dans l’espace. Le géographe ne parvient pas à estomper le paysan et les deux s’entendent pour reconnaître, avec les maîtres de l’époque, que l’histoire et le milieu naturel sont au coeur de toute problématique. A l’instar d’A. Frémont, pour qui le paysan a écrit sur le sol ‘’le poème collectif des paysages ruraux’ ’, Lucien Gachon relève, à la vue du paysage, l’activité, la mémoire et la culture du monde de la tradition rurale. Ces quelques signes, tirées de l’Ecrivain-paysan, situent bien le géographe qu’il veut être.

’C’est le géographe qui, par ses intérêts spirituels, par ses méthodes d’investigation, se rapproche le plus du paysan car c’est l’effort du paysan, le genre de vie du paysan, ce jardinier du paysage, que le géographe propose en fin de compte à l’attention du public.’

Lucien Gachon se veut ’géographe-paysan’ et l’objet même de son étude se trouve le plus souvent sous ses yeux. C’est sur le terrain qu’il excelle, en classe promenade ou devant toute assemblée de fortune qu’il constitue en tout lieu. Les commentaires avisés du professeur Gachon, accompagné de ses étudiants, attirent immanquablement une foule conséquente de touristes lors de fréquentes excursions dont celle du Puy de Dôme. Il saisit alors par son propos, pétri de philosophie humaniste. Il déniche de toutes parts la marque de l’expression de la vie. Ainsi, le banal s’habille du manteau de la création et la moindre parcelle révèle des trésors de secrets, à commencer par la lutte pour la vie.

Produit de la terre, Gachon n’a pu évoquer les paysages sans passion. le géographe André Fel note que ‘’L. Gachon voit le paysage comme un paysan pourrait le voir et non comme des savants universitaires l’analysant ainsi M. Bloch ou R. Dion.’’ N’avait-il pas confié à ce même jeune confrère qu’un terroir est d’abord fait pour être ’tenu’. C’est une affaire ‘’de main-d’oeuvre et de volontés humaines et non de capitaux et de machines.” 86

Comme les grands maîtres de cette époque pionnière, Lucien Gachon a su montrer que l’homme, en Auvergne pas plus qu’ailleurs, n’était confiné dans un quelconque déterminisme, qu’il pouvait s’affranchir des contingences de son environnement au gré de ses projets économiques. Dans les années soixante, selon lui ‘”il n’est pas exagéré de dire que, durant ses dix dernières années, la campagne a changé autant qu’elle l’avait fait durant deux siècles auparavant.’ 87 ’ Il scrute, alors, un paysage où se reflètent d’identiques considérations et où il peut lire l’histoire des hommes. C’est à ce moment qu’il élargit le champ de ses investigations.

Notes
83.

L’écrivain et le paysan, p44.

84.

La soutenance passée, Henri Baulig confiera à Lucien Gachon : “Eh bien! Vous êtes allé plus loin que tous vos collègues dans l’une et l’autre de vos thèses!”

85.

LAPIERRE G., L’Ecole Libératrice, n°32, mai 1939.

86.

A. FEL, L.Gachon , La paysannerie et la ville: -solution d’une doctrine. Revue d’Auvergne,

nø2-3 t108, colloque national des 27.28.29 oct. 1994.

87.

A. FEL, L.Gachon , La paysannerie et la ville: -,solution d’une doctrine. Revue d’Auvergne,

nø2-3 t108, colloque national des 27.28.29 oct. 1994.