VI.2. Le géo-écologiste:

A compter de l’après seconde guerre mondiale, Lucien Gachon a perdu de ses illusions quant à l’éventualité d’un prochain retour des masses laborieuses à la terre. Son discours, lui , demeure à l’identique, rien ne justifiant à ses yeux l’apparition des friches, l’amplification de l’exode. Tout cela n’est pas conciliable avec l’idée qu’il se fait du progrès. Il part alors pour de nouvelles explorations, d’autres quêtes, peut-être à la seule fin de substituer un autre modèle pour l’Auvergne en mutation.

Lucien Gachon aborde de nouvelles recherches, à commencer par les rapports entretenus entre villes et campagnes. Ainsi, sortant du Livradois, quittant jusqu’à l’Auvergne, il se lance dans des études comparatives, tant démographiques que quantitatives, tandis que d’autres sont davantage qualitatives. Dès lors, il a intégré la comparaison une démarche plus scientifique, à l’écho de son approche quasi instinctive et se trouve en rupture avec les géographes encore accrochés à la monographie. Par l’analyse de données physiques, démographiques, hydrographiques et atmosphériques, il explique les régions et les hommes par ce qui les différencie ou ce qui leur est commun. Philippe Pinchemel 88 confirme la prédominance de l’approche comparative dans les travaux de Lucien Gachon, soulignant combien sa rigueur pouvait aller jusqu’à le conduire à des constats opposés à ses voeux les plus chers.

’Après avoir souligné les effets bénéfiques de la position à la frontière des Alpes à la différence du Massif central, Lucien Gachon promettait aux Alpes ’un devenir des plus vivants’ et voyait au contraire le Massif central devenir ’ un massif forestier.”

Pour autant, Lucien Gachon ne quitte pas sa relation passionnée au monde paysan, qu’il continue d’étudier avec ses propres méthodes, par l’usage de facteurs psychologiques très personnels, tels que le “vouloir vivre ’. Parmi les géographes, les uns se démarquent d’un discours jugé trop ruraliste et les autres contestent la méthode, comme l’observe André Fel. ‘’...L. Gachon contrairement à ce qui se fait généralement, n’hésite pas à prévoir, à ’prolonger les courbes’, ou à les inverser. Les modèles de L. Gachon ne sont pas seulement descriptifs mais souvent ’normatifs’: le monde tel qu’il devrait être...pour être meilleur? Voilà le hic. Nous sommes là dans des jugements de valeur qui ne gênent pas notre géographe. La marche des hommes de l’agriculture vers l’industrie n’est pas irréversible’(1959). Ou encore: ’il est à prévoir que l’Auvergne se repeuplera. Il ne se peut pas que le vide humain qui s’y est creusé ne soit pas comblé (1966). Les universitaires en général se méfient de la prospective...’ 89

L’originalité du discours et des méthodes de Lucien Gachon le laisse en marge des grands géographes qui se lancent dans l’étude des rapports ’villes et campagnes’. A l’instar de ses élèves et compagnons d’études, nous pouvons nous interroger sur le silence des chercheurs consacrant leurs travaux à la ruralité. Ils sont peu nombreux à citer, voire simplement à connaître, l’antériorité et la pertinence des travaux de Lucien Gachon.

A défaut d’avoir été reconnu à hauteur de ce qu’il a apporté à la géographie régionale et à de nombreux professeurs, unanimes quant au rôle qu’il a joué dans l’affirmation de cette discipline, Lucien Gachon quoiqu’inclassable, reste néanmoins comme un des grands maîtres de la géographie. Il a su, d’une part, anticiper l’usage des méthodes d’investigation de cette science et, d’autre part, teinter ses analyses de cet humanisme rural qu’il appelait de ses voeux. Voilà bien ce qui fait de lui le précurseur d’une géographie moderne: que ses tenants lui rendent ou non son dû, ils ne peuvent nier cet ancrage.

Notes
88.

Pierre Pinchemel, Revue d’Auvergne, n°2.3, t108, Colloque National des 27.28.29 oct 1994.

89.

FEL A. Lucien Gachon, la paysannerie et la ville: évolution d’une doctrine.