VI.4. Les manuels.

En outre, Lucien Gachon et Jean-Auguste Sénèze 94 ont marqué des générations d’écoliers par leurs ouvrages à destination des écoles primaires. Près de 200 000 exemplaires ont été distribués par les éditions Sudel. Un tel succès95 a de quoi surprendre de la part de deux maîtres attachés à la pratique des classes promenade et à l’adaptation de l’école au pays.

Lucien Gachon pouvait difficilement s’impliquer dans une discipline sans en envisager les ramifications pédagogiques. En 1923, il profite des colonnes du Bulletin du Syndicat National des Instituteurs ou encore de celles du Manuel Général d’instruction, afin d’aborder la question de l’enseignement de la Géographie à l’école primaire 96. Ainsi, évoquant ‘“le paysan et l’instituteur”’ (1928), il fait remarquer que l’homme de la terre attend de l’homme de savoirs qu’il fasse de son fils un paysan ‘“capable plus qu’il ne l’a été.”’ En 1926, il rédige avec Philippe Arbos une ‘“Petite Géographie du Puy de Dôme”.’ A l’origine, ce sont les responsables des éditions Sudel qui prirent contact avec les deux instituteurs auvergnats, pour leur demander de concevoir des manuels de géographie destinés aux écoles primaires. Les premières publications paraissent en 1935; de nombreuses suivront jusqu’à la fin des années cinquante. Parmi les multiples publications du géographe (ses deux thèses, deux essais et près de 150 articles) les manuels à destination des classes primaires tiennent une part essentielle.

Nous nous arrêterons sur l’une des leçons produites dans ‘“Notre commune, petite étude de géographie locale pour le cours moyen”’ . L’ouvrage paraît en 1955, lorsque ses auteurs témoignent d’une solide expérience. La couverture 97 est constituée d’une photographie aérienne d’un village rural de plaine. Ce support moderne prolonge la vision d’une France mythique, présente dans les ouvrages plus anciens. Le paysage choisi est dégagé, travaillé comme l’attestent la présence de cultures et la vue, au premier plan, de jardins potagers. L’électrification est l’unique marque de modernisme consentie, mais le quadrillage du secteur est massif. Une église est au centre du village, dans une zone d’habitat dispersé. Cette couverture s’affirme donc comme un cliché type, celui du village éternel, sommeillant dans l’inconscient collectif, appelé tout à tour à devenir un instrument de propagande ou le logo d’une banque peu soucieuse de l’intérêt des petits paysans.

En parcourant l’ouvrage, destiné à des cours moyens, l’on est impressionné par l’ampleur du programme ambitionné. A l’écho des Instructions Officielles en vigueur, cette caractéristique vaut pour les manuels concurrents. De plus, la présente brochure est censée animer le seul premier trimestre, soit quinze leçons, nécessitant la conduite de recherches documentaires et de sorties parallèles. ‘“Notre commune’ a pour objectif de permettre aux élèves de mieux connaître leur milieu, de transmettre les savoirs correspondant à ‘“tout ce qui ne saurait être ignoré”’. L’aboutissement de cette étude doit se concrétiser par l’élaboration d’une cartographie complète de la commune, mettant en valeur ses ressources naturelles. L’ouvrage favorise encore une prise de conscience des caractéristiques de la vie économique et culturelle locale. Les auteurs invitent à l’adaptation des leçons aux réalités proches, en s’inspirant d’exemples concrets pris, le plus souvent, en Auvergne et dans la petite commune de La Chapelle Usson.

L’analyse de la deuxième leçon 98, consacrée à l’observation des sols et sous-sols, révèle bien l’originalité rétrospective de cette approche. L’entête comporte deux schémas destinés à illustrer la nature des sols les plus répandus en France, soit les socles argileux ou granitique. Une annotation à l’adresse des maîtres préconise, en guise de préalable à la leçon, la présentation d’un échantillonnage de roches. L’observation est un passage obligé et doit, ici, porter sur un talus ou un fossé de la commune laissant apparaître différentes couches de sol. Le questionnaire qui s’en suit atteste effectivement de la nécessité d’avoir, un temps, fait classe “hors les murs”. La “leçon” est ainsi conçue comme une classe promenade, pensée à distance et transposable dans toute commune de France. Toutefois, il faut pouvoir encore trouver ces talus, en divers points de cet espace administratif. En 1948, Lucien Gachon a répété sa conviction que l’enseignement de la géographie passait nécessairement par la pratique de la classe promenade 99. Il s’agit par là de comprendre le sol “dans lequel plongent les racines des plantes” mais surtout de connaître cette couche de terre travaillée par le paysan 100.

Afin de réaliser la carte des sols de la commune, la leçon commande encore d’user d’une bêche pour observer, en différents points, la profondeur des sols. L’occasion est ainsi donnée d’apprendre que glaise, mouillère et terre grasse sont les mêmes mots pour désigner des sols argileux. Au terme de ce questionnaire, les élèves sont supposés être en mesure de désigner les cultures les plus propices. Les auteurs semblent préparer leurs lecteurs au travail de la terre, à l’appui des mots et d’une culture paysanne en devenir.

Les pages de la leçon 2 s’apparentent davantage à un questionnaire d’enquête. Contrairement à d’autres ouvrages, il ne s’agit pas de fournir un étalage de connaissances, de définitions et de résumés à apprendre. Ce travail incite à observer le milieu et réclame un effort d’adaptation des maîtres et des élèves. Dès la lecture de l’introduction au manuel, le choix de s’inscrire dans l’esprit des “méthodes nouvelles” est explicite. A l’usage, le rôle donné aux élèves, une approche en rupture avec la nomenclature et la seule récitation sont d’éloquentes manifestations 101 d’une rupture éclatante avec les méthodes traditionnelles. Toutefois, cette étude, passée au crible des pratiques en vigueur, nécessiterait quelques aménagements. Désormais, il faut envisager une telle séance sous l’angle d’une “situation-problème” et en décliner les objectifs en termes de compétences disciplinaires et transversales ou, plutôt, de connaissances déclaratives ou de connaissances procédurales. Les programmes de 1995 n’évoquent plus la géologie et n’indiquent rien quant à la méthode, à la nécessité de sorties afin d’interroger le proche environnement. Désormais, il convient de commencer la séance par un travail relatif à la représentation de la recherche abordée, mettant en évidence ses données, son but et les évaluations s’y rapportant. La tâche consiste en une activité d’identification des différentes strates d’un talus, au moyen de prélèvements ou par simple reconnaissance visuelle. Auprès des élèves, elle mobilise des savoirs se rapportant à la nature des roches, aux propriétés des sols et à l’agriculture. Ici, le questionnaire de Lucien Gachon retrouve toute son utilité, sans pour autant dédouaner les maîtres d’une solide préparation de matériel, de prospection et de mise à niveau de leur connaissances. Cette étape est essentielle, car elle permet un véritable travail en zone proximale de développement. Contrairement à la démarche d’éveil, le maître exerce sa tutelle, conduit chaque élève à un obstacle cognitif. Dans une classe de cycle III, il pourrait s’agir d’assimiler une démarche d’investigation du milieu, de conduire les élèves à définir des règles transposables d’observation et d’analyse d’un sol. A cette fin, ceux-ci seraient invités à distinguer les différentes couches apparentes en usant de dispositifs d’expérimentation destinés à mettre en évidence la nature des roches (loupes, tests de friabilité et de dureté, solutions chimiques). Les observations seraient soumises au groupe classe et au maître, pour être validées.

Les manuels d’aujourd’hui ne se risquent pas à fournir une méthode; ils se limitent à une compilation de textes et documents présentés à l’appoint d’une leçon. Désormais, l’absence de manuels est fréquente dans les classes et les élèves sont contraints à se satisfaire de montages “photoco-pillés”. Il demeure cependant de nombreux foyers dans lesquels les livres sont rares, où le manuel pourrait fournir un complément d’information, éveiller une saine curiosité. Les livres de classe peuvent toujours constituer de précieux prolongements à la leçon. Les anciens manuels, de géographie comme de sciences, gardent notamment toute leur utilité afin de comparer les interprétations et d’apprécier les évolutions en cours. Une telle tâche proposée aux élèves offre la possibilité d’interroger les fondements d’une discipline, de l’aborder dans une dimension trop souvent ignorée. A cet égard, l’ouvrage “Notre commune” révèle désormais une double actualité. D’une part, sa lecture permettra à l’enseignant d’anticiper une conduite d’entretien type,préalablement à l’organisation d’une classe promenade ou sortie d’investigations, avec l’assurance de posséder un échantillonnage pertinent et complet de questions. Par ailleurs, ce document serait plutôt à classer parmi les rares éditions de cahiers dirigés, destinés à accompagner les élèves dans leurs prospectives, véritable outil pour acquérir de nouveaux savoirs.

Dans le courant de l’année 1998, une équipe d’enseignants à laquelle nous nous sommes associé, a élaboré un recueil de fiches pédagogiques sur le sentier de l’An Mill de Cunlhat. Cette propositions de classe promenade emprunte la petite route des Faydides, que longeait Lucien pour joindre La Guillerie à Cunlhat. De nombreuses écoles choisissent d’en faire l’objet d’une classe verte, transplantée ou de découverte, ou d’un simple voyage scolaire.

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“A l’école, le petit villageois retrouverait ainsi son village dans ses classiques. L’école, vraiment affirmerait sa sensibilité en la maintenant dans son horizon natal.


Ensuite, mais ensuite seulement, le petit paysan prendrait connaissance du visage de la grande France, de sa géographie, de son histoire, de sa plus belle littérature, en commençant toujours par les oeuvres les plus proches de son esprit et de son coeur.


Et par l’Ecole, par les bibliothèques populaires, ces mêmes livres du pays prendraient le chemin de la ferme. L’écolier devenu paysan se souviendrait que son canton, sa propre vie, il a pu les retrouver dans les livres”.


(
Lucien Gachon , L’écrivain et le paysan , Editions des Cahiers du Bourbonnais, 1970, p:69.).
Notes
94.

Jean-Auguste Sénèze, né en 1885 décédé en 1967, Instituteur, ancien directeur de l’Ecole d’Application de Jaude, ancien Secrétaire du Syndicat National des Instituteurs, Secrétaire général de la Ligue de l’Enseignement.

95.

”Sénèze était bon vivant et il était le manager de la chose. J’en étais le réalisateur...Dés la fin 1935, nos trois manuels parurent. Comme ils étaient aux marques de notre pratique d’instituteurs, ils eurent un succès sans précédent; et , pour ma part, les droits d’auteurs annuels furent tels qu’ils me permirent de rembourser les prêts contractés lors de la construction de ma maison en été 1935 dans la vigne des Beaumes”.

(“Mémoires”, Lucien Gachon, un homme du peuple, un géographe, un romancier, CRDP d’Auvergne, 1994).

96.

”Ainsi, le rôle de l’école primaire est d’enseigner à la place des noms et des rapports: rapports de l’homme en particulier, de la vie en général avec les conditions physiques: sol, climat auxquelles tout être vivant est soumis. Quand l’élève aura compris que l’histoire de l’homme est une adaptation continuelle, une adaptation patiente aux exigences de terrain, de l’altitude, de la pente, du climat, que le mieux adapté est le plus prospère, l’enseignement de la géographie se résoudra en fin de compte, dans son esprit, en une forte et utile leçon. Il aura appris à lire directement dans le livre de la nature, à observer, à analyser. L’enseignement agricole, par exemple, pourra succéder avec fruit à l’enseignement préparatoire’ de la géographie.”

“L’enseignement de la géographie”, bulletin du syndicat national des instituteurs, section du Puy de Dôme, décembre1922.

97.

voir p: 119, en annexe , sa photocopie

98.

voir à la fin du présent chapitre, la photocopie de la présente leçon.

99.

Jusqu’à vingt ans et plus, sur mes vallons, leur origine, leur évolution, je me suis point posé véritablement de questions. Ensuite, éducateur, et devenant peu à peu géographe, cent fois et mille fois, j’ai constaté que les élèves de l’Ecole Primaire, mes propres élèves avant que je pratique avec eux la classe-promenade ne se posaient point non plus de questions sur l’origine des reliefs qui leur étaient familiers. Ainsi, l’étude des reliefs dans le livre de géographie est proprement inopérante.”

”Journées d’études consacrées aux méthodes et à l’enseignement de la géographie”, Lyon 1948, Extrait de la Revue des Etudes Rhodaniennes.

100.

“En somme, en France, il y a le granite et ses dérivés, le calcaire sous toutes ses formes tendres ou dures, la lave...et ceci su, compris, demandons à nos voisins paysans ce qu’ils ont observé pour les terrains de leurs champs. D’ordinaire, leurs observations seront plus nombreuses et plus précises que les nôtres. A nous ensuite de traduire leurs remarques en simple langage français, non point en termes savants, occasion d’être modestes à notre tour”.

”Journées d’études consacrées aux méthodes et à l’enseignement de la géographie”, Lyon 1948, Extrait de la Revue des Etudes Rhodaniennes.

101.

”A l’école primaire, l’enseignement de la géographie doit concilier les exigences de la géographie moderne fondée enfin comme une science et les exigences pédagogiques. Il faut sentir d’abord combien est superflu, inutile et même nuisible un enseignement qui, n’est qu’une nomenclature, une liste de noms. A cet égard, il suffit de constater ce qu’on retenu les meilleurs élèves des villes “arrosées” , des départements, des “chefs lieux”, et des autres villes. A 12 ans, au CE, ils ont pu débiter imperturbablement les sous préfectures. A 16 ans, pas un des petits certifiés qui, sitôt après l’examen sont allés à la terre ou à l’usine, ne se rappelait de ces noms.

“L’enseignement de la géographie”, bulletin du syndicat national des instituteurs, section du Puy de Dôme, décembre1922.