VII.1. A l’Ecole de la Nation.

Tout au long du XIX ème siècle, l’instruction s’est généralisée du fait de l’évolution des mentalités et des modes de production, au point d’apparaître comme une nécessité auprès de toutes les couches sociales de la société. L’Ecole de la III ème République vise à renforcer le patriotisme et le centralisme. En cela, il y a un certain consensus, celui d’un projet d’instruction dont les différentes interprétations montrent les limites.

La revendication ou le rejet de l’héritage révolutionnaire constituent les points d’ancrage de deux camps antagonistes dans la société française, qui possèdent leurs propres réseaux scolaires. Le proche souvenir de la défaite de 1870 constitue un terreau favorable aux idées patriotiques. Le sentiment national irrigue toutes les couches de la société, tous les courants politiques et philosophiques. Dans les cours des écoles des exercices avec des fusils en bois sont régulièrement pratiqués. Certes, l’affaire Dreyfus a engendré une certaine méfiance à l’égard de la hiérarchie militaire. L’opinion générale sombre parfois dans un chauvinisme revanchard, cependant atténué par la volonté de s’en tenir à une position défensive. Il faut se préparer à gagner la guerre, au cas où l’adversaire se risquerait à s’attaquer aux valeurs du droit et de la liberté inscrites dans la Constitution de la République. L’accomplissement de la sombre prophétie déplacera les débats sur le terrain des luttes sociales, tandis que la nature du régime semble définitivement acquise.

Pour renforcer les législateurs de la IIIème République entendent favoriser l’émergence d’une conscience collective enracinée sur des valeurs et un commun passé qui, en matière éducative, s’inscrivent dans la défiance à l’égard des cultures régionales et des particularismes locaux. Les programmes, les réformes viennent d’en haut et l’initiative des maîtres est quasiment inexistante.

A ce propos, Ferrière écrit que ‘“le monde pédagogique en est encore en fait, sinon en droit à la notion de péché originel et à l’idée de Galien qu’il faut contrarier la nature pour la vaincre.” 102

L’immense majorité des instituteurs français s’appuie sur les devoirs, les leçons, pour transmettre aux élèves les connaissances imposées. L’ordre règne dans les classes, au prix d’une attention passive, assortie, au besoin, d’une répression brutale des mouvements. Nous l’avons vu , l’histoire comme la géographie servent le sentiment national. L’enseignement du français se veut rationaliste, n’accorde pas de place aux différences, sacralise l’orthographe et contingente l’expression aux tournures apprises, aux règles grammaticales assimilées. La raison triomphante ne tolère pas le doute. L’autorité du maître ne se discute pas; celui-ci pose les questions et fournit les réponses, compositions et classements à l’appui d’une structure encyclopédique de manuels. C’est ce profil du maître d’application qui impressionne fortement le normalien Lucien Gachon comme il le relate, dans Henri Gouttebel, sous les traits de Monsieur Barrière.

“Monsieur Barrière était un as . L’index pointé, l’oeil dardé, de sa voix grave il intimait à ses quarante-cinq garçons: bras croisés; écrivez; posez les plumes; au tableau; à vos places. Et ces mouvements exécutés, on eût entendu voler une mouche entre deux de ces paroles.” 103

En marge de ce savoir livresque étroitement surveillé par les inspecteurs, a grandi un puissant mouvement réclamant une approche éducative nouvelle. Les différents courants et les figures emblématiques de la transformation de l’école ont en commun de se tourner vers des méthodes dites nouvelles d’éducation visant à l’épanouissement de l’enfant. C’est une perception respectueuse des plus jeunes, la conviction profonde de la puissance de l’action éducative et l’idée morale de la valeur de la personne humaine. Dès lors, les recherches scientifiques vont nourrir un mouvement de lutte contre les pratiques effectives des maîtres. Les grands pédagogues de l’Education Nouvelle fondent leur action sur l’intelligence humaine et l’expérimentation scientifique. Ils ont pour base la lecture de l’ Emile, de Jean-Jacques Rousseau, bien que ce dernier ait davantage oeuvré en qualité de philosophe que comme éducateur. Henri Pestalozzi, quelques années plus tard, fait le pari d’une l’éducation fondée sur le respect.

“Reconnaître, maintenir et promouvoir en chaque être la dignité de la personne, c’est là toute l’éducation à l’humanité.” 104

Au début du XX ème siècle, la constitution du Bureau international pour l’Ecole Nouvelle, organisé par Ovide Decroly et Maria Montesssori, donne une dimension européenne à l’éducation active. Maria Montessori entend favoriser l’initiative spontanée de l’enfant au sein d’un milieu objectivement organisé. Pour elle, l’activité devient vraie liberté, non pas par hasard, mais stimulée par des outils, des objets et un mobilier approprié aux enfants. Liberté et nature sont au coeur même de la pédagogie scientifique qu’elle préconise. Ses expérimentations donnent naissance à un matériel complexe, sollicitant les fonctions sensorielles d’un enfant. Il en retirera ainsi un développement mental et physique régulé à sa propre vitesse. Dans ce dispositif, l’institutrice, qu’elle préfère nommer directrice, aide les enfants, en veillant à ne rien leur imposer. C’est l’enfant qui choisit la tâche pour laquelle il éprouve de l’intérêt. Edouard Claparède et Ovide Decroly oeuvrent en faveur de cette révolution copernicienne, tournée vers la liberté, l’initiative et l’activité de l’élève. Ainsi, en 1912, l’Ecole Nouvelle se définit comme ‘“un internat familial situé à la campagne, où l’expérience personnelle de l’enfant est à la base de l’éducation intellectuelle avec recours aux travaux manuels (école du travail) et de l’éducation morale par la pratique de l’autonomie des écoliers” ’ 105 . La liberté se gagne sur le monde physique et social, par l’accomplissement de l’être humain à tous les niveaux de son développement. Plus tard, Henri Wallon écrira que ‘“La liberté de l’homme postule la science’”, confirmant ainsi la proximité des expressions ‘“éducation nouvelle’” et “‘éducation scientifique’”. Dans cette perspective, la pratique pédagogique est inspirée par les données des sciences, mais doit compter avec l’art de l’éducateur. Toutefois, l’Education Nouvelle ne peut être conçue uniquement comme l’empilement de données et de techniques validées scientifiquement, inopérantes hors du respect de l’humain. A l’opposé, les systèmes d’éducation d’inspiration fasciste détournèrent l’appellation et certaines pratiques d’“‘Education Nouvelle’” à des fins d’endoctrinement.

Le rôle du maître est compris de manière contradictoire par les pédagogues de l’Education Nouvelle. Pour Claparède, il doit multiplier les stimulations autour de l’enfant et exploiter ses intérêts; en quelque sorte, il aide la nature. Decroly, plus nuancé, souligne l’importance du milieu dans la manifestation des curiosités intellectuelles. Cousinet prévient du risque de manipulation que comporte en germe toute intervention des maîtres. Il défend l’auto-discipline, l’idée que le maître n’ait à répondre qu’aux seules questions posées par les élèves. L’Education Nouvelle accorde une importance particulière à la vie et au travail de groupe. Les exercices et le partage des décisions, des responsabilités prennent un autre relief, quant ils sont l’affaire d’un collectif. De la sorte, les enfants s’initient aux formes les plus hautes de la morale et de la solidarité. La rénovation, les progrès de la société naîtront de la réussite de ces petites communautés, protégées de la cruauté du monde. L’Education Nouvelle se fait à l’écoute de la vie. Elle réclame toujours des réformes pédagogiques, principalement en matière de méthode.

Les Instructions de 1923 vont précisément définir la méthode.

“ Elle ne peut consister en une suite de procédés mécaniques ni dans le seul apprentissage de ces premiers éléments: lecture, calcul, écriture, ni dans une froide succession de leçons, exposant aux élèves les différents chapitres d’un cours... C’est donc un appel constant à l’attention, au jugement, à la spontanéité intellectuelle...” 106

A l’instar de G. Mialaret, nous observons que ces instructions ont constitué une véritable charte des méthodes actives.

“A l’observation qui laisse encore l’écolier passif, nous préférons l’expérimentation qui lui assure un rôle actif... Nous souhaiterions que les élèves collaborent à la préparation des leçons, à la récolte des matériaux et documents...qu’ils fabriquent des objets de démonstration...”.

La géographie, les sciences et les travaux manuels s’inspirent de cette évolution.

“C’est sur le terrain qu’on enseignera ce qu’est l’horizon, les accidents du sol, les points cardinaux...”


“Dans toutes les écoles la méthode doit être fondée sur l’observation et l’expérience... Le maître doit en classe et en promenade faire observer, expérimenter... Les élèves prendront part aux expériences, en physique, en chimie, aux manipulations, aux dissections en histoire naturelle...”.
107

De même les Instructions du Ministre Jean Zay et les réformes mises en oeuvre après la

Libération feront-elles la part belle aux méthodes actives.

L’école républicaine s’est construite pour instruire et former des citoyens. En se rattachant à la tradition d’une perception de l’enfant assimilé à un adulte en réduction, s’est légitimée l’autorité des maîtres. Les grands bouleversements issus du premier conflit mondial ont donné naissance à une contestation de l’oeuvre éducative républicaine. Les psychologues, les pédagogues et, plus tard, les sociologues vont dénoncer l’autoritarisme. Dans le même temps, des contradictions se feront jour, au regard des réalités de terrain, des réactions de l’opinion et du coût à imposer, d’en haut, de véritables réformes. En marge de ces débats, les changements seront l’oeuvre d’une armée de praticiens, parmi lesquels des pédagogues en phase avec l’évolution de la société réelle ou rêvée.

Le jeune instituteur Gachon a perçu les limites du modèle traditionnel dès son passage à Fournols, où le chahut s’installe lorsqu’il tourne le dos à sa classe. Henri Gouttebel, dans son laboratoire de Saint-Dier, va progressivement solliciter les enfants, s’appuyer sur leurs connaissances, ‘“ne pas faire soi-même, mais faire faire aux enfants’” 108. Gachon va jusqu’à donner un statut à l’erreur dans les apprentissages, déclarant ainsi qu’il convient d’éviter de ‘“Prévenir la faute en proposant le modèle”’ 109. Sa préoccupation centrale est d’enseigner ‘“ce que le milieu n’enseigne pas ou enseigne mal”’ 110, gage d’une plus grande facilité à se fondre dans le monde concret d’une réalité paysanne à perpétuer en conciliant ‘“L’école et la vie” 111.’

Honorant sa mission d’instituteur laïc, Lucien Gachon l’a interprétée, en intégrant de manière intuitive des pratiques novatrices que d’autres, au même moment, tentaient d’expérimenter et de généraliser.

Notes
102.

FERRIERE, Le progrès spirituel, p. 257.

103.

GACHON L., Henri GOUTTEBEL, G de Bussac, 1971 (épuisé), p: 131.

104.

CHATEAU J. , Les grands pédagogues, P.U.F. ,1956, P213.

105.

MIALARET G., Education nouvelle et monde moderne (sous la direction de), Collection Sup, P.U.F.,1969, p. 35.

106.

MIALARET G., Education nouvelle et monde moderne (sous la direction de), Collection Sup, P.U.F.,1969, p97.

107.

ibidem

108.

GACHON L., Henri GOUTTEBEL, G de Bussac, 1971 (épuisé), p: 217.

109.

idem p: 219.

110.

idem p: 206.

111.

idem p: 218.