VII.2. Deux instituteurs enracinés.

Lucien Gachon est de deux ans l’aîné de Célestin Freinet (1896). Les deux hommes ont traversé les mêmes agitations d’un siècle où l’histoire a semblé s’accélérer. L’engagement, la fidélité vouée au peuple dont ils sont issus constituent les points communs de ces deux fortes personnalités. Tandis que les progrès de la raison et de la science nourrissent leur action, les guerres et les circonstances vont les amener, dans les tourments, à suivre des camps parfois opposés. Leur détermination à servir une cause universelle, à leurs yeux nécessairement populaire, les a fait se croiser plus d’une fois, même si, manifestement, Freinet et Gachon semblent s’ignorer.

Pour ces deux hommes de terrain, c’est dans la classe, par les pratiques pédagogiques, qu’apparaissent des points de convergences. Ils ont acquis un langage, une culture, un quotidien les plaçant en situation d’agir, quand d’autres discutent. La classe promenade constitue la brèche par laquelle les deux instituteurs tentent de donner à leur enseignement une dimension nouvelle. La curiosité spontanée de l’enfant trouve, par ce dispositif, l’occasion de s’exercer, de prendre le pas sur la leçon magistrale tirée du manuel. Dès lors, ils s’emparent de la possibilité d’intégrer le milieu local à leur enseignement. A ce propos, ils évoquent l’école par la vie, reconnaissant par là les potentialités de l’enfant à pouvoir apprendre, avec les autres, à partir de l’expérience, en s’appuyant sur la richesse de l’environnement naturel et social.

“ La classe promenade: c’est la leçon de la nature et de la vie, non plus la leçon des livres. C’est la vraie leçon, non préparée pour faire leçon et d’autant mieux saisie. Car l’enfant finit par se méfier à la fin de la leçon faite pour être leçon.” 112

Les deux praticiens chevronnés ont perçu immédiatement, et en des termes étonnamment proches, les prolongements nécessaires à donner aux classes promenade, afin d’asseoir une pratique assimilée par ses détracteurs à un temps de loisirs ou de simple oxygénation. Ainsi, elles vont s’affirmer comme un dispositif mettant en valeur un environnement local, source d’apprentissages, inspirant une nouvelle approche de l’écriture.

“La classe promenade fût pour moi la planche de salut. Au lieu de somnoler devant un tableau de lecture, à la rentrée des classes de l’après-midi, nous partions dans les champs qui bordaient le village. Nous nous arrêtions en traversant les rues pour admirer le forgeron, le menuisier ou le tisserand, dont les gestes méthodiques et sûrs nous donnaient envie de les imiter. Nous observions la campagne aux diverses saisons, l’hiver quand les draps étaient étalés sous les oliviers pour recevoir les olives gaulées, ou au printemps quand les fleurs d’oranger épanouies semblent s’offrir à la cueillette. Nous n’examinions plus scolairement autour de nous la fleur ou l’insecte, la pierre ou le ruisseau. Nous les sentions avec tout notre être, non pas seulement objectivement, mais avec tout notre sensibilité. Et nous ramenions nos richesses: des fossiles, des chatons de noisetier, de l’argile ou un oiseau mort...


Il était normal que, dans cette atmosphère nouvelle, dans ce climat non-scolaire, nous accédions spontanément à des formes de rapports qui n’étaient plus celles, trop conventionnelles de l’école. Nous nous parlions, nous communiquions, sur un ton familier, les éléments de culture qui nous étaient naturels et dont nous tirions tous, maître et élèves, un profit évident. Quand nous retournions en classe, nous écrivions au tableau le compte rendude la “promenade.””
113

Freinet se dote, par l’imprimerie, d’outils permettant à ses élèves de toucher concrètement les mots. Par anticipation d’une visée interactionniste, les textes sont discutés, amendés par le groupe classe et validés par les lecteurs du journal. Lucien Gachon utilise les mots des parlers locaux afin d’enrichir les textes, d’appréhender la réalité d’une petite patrie, à la lueur de ses propres vocables. Il entend davantage se servir de cette mémoire des mots pour en extraire la racine, le sens profond. Auprès de ses élèves, il pense, de la sorte, faciliter conjointement l’appropriation de la langue française et contribuer à son renouveau. Il y a divergence de moyens, mais la finalité est bien identique. De part et d’autre, il s’agit d’exercer les élèves à la maîtrise effective de l’écriture et, à l’appui des réalités sociales et culturelles locales, d’alimenter le désir d’expression de tous les enfants.

Lucien Gachon et Célestin Freinet ont encore pour point commun le sens qu’ils donnent au travail. Leur éducation au sein de familles paysannes tournées vers le travail, la conviction d’une possible transformation du monde par le travail, confèrent une résonance particulière au mot travail chez ces deux pédagogues. Lucien et Célestin, respectivement instituteur-paysan et éducateur-prolétarien, s’affirment tous deux comme éducateurs, au service du peule. Ce positionnement coïncide avec des choix, notamment celui de faire de l’enfant l’élément moteur dans la création de la société de demain. De fait, les pratiques pédagogiques élaborées en marge du carcan scolaire laissent place à la créativité, s’inscrivent dans un contexte social et, constituent, au sens noble du terme, un travail. Freinet ne semble pas avoir été davantage convaincu par le stakhanovisme que par le taylorisme, dont il dénonce le caractère répétitif et aliénant. Il en va de même à l’école, quand il s’agit d’apprendre par bribes et à heures fixes des savoirs aseptisés. Cette approche, semblable à la tâche déshumanisée du prolétaire, est assimilée par Freinet à la scolastique. Gachon et Freinet, par le travail, font référence au travail du paysan, contribution socialisante et créatrice de l’homme au profit d’une communauté, d’une histoire, d’une oeuvre quotidienne. A Saint-Dier, dans sa compétition avec l’Ecole des Frères et pour dynamiser l’enseignement postscolaire, Lucien Gachon souhaite équiper l’école d’une forge et d’un établi 114. Le même matériel trône déjà dans la classe de Freinet qui entend, de la sorte, favoriser la créativité, l’initiative et la responsabilité, en somme rendre effective l’école de la vie. Dans cette même acception, le travail est source d’éducation, élément fondamental de la vie, à opposer au détournement de l’activité humaine, émanation d’ une société prétentieuse. Au début du parcours de Freinet et de Gachon apparaissent donc des analogies révélées par les pratiques et l’utopie guidant l’émergence de leur pensée pédagogique. Cependant, leur histoire ne tarde pas à diverger, tant sur le fond que par leurs engagements à venir.

A l’origine, Freinet a une large culture pédagogique; il a lu les grands pédagogues, suivi les mouvements pédagogiques étrangers. Il adhère au mouvement de Cousinet, rencontre Ferrière en Suisse et voyage en U.R.S.S. Il connaît bien les recherches, les débats concernant l’Education Nouvelle. Il est, à trente ans, non pas un simple débutant, mais déjà un jeune militant. Sa force est de ne pas en rester à la prétention des méthodes qui voudraient régir en bon ordre et en toute logique la succession des apprentissages, il va plus loin. Depuis sa classe, il établit des techniques au service d’une conception générale de l’éducation. Il parle ainsi de méthode naturelle pour expliquer aux instituteurs comment articuler des apprentissages sur le mode d’une activité socialisée, qu’il nomme travail. Le recours à la pratique de textes libres illustre ce parti pris. Il en va de même de la coopérative, constituant l’organe de gestion de la classe et l’école pratique de la démocratie. Pour Freinet, l’éducation est un combat, destiné à changer la société par son école 115. Il adhère au Parti Communiste Français dans les années vingt. L‘originalité et l’indépendance de son mouvement vont paraître suspectes aux dirigeants communistes. Ces derniers ne seront pas d’un grand secours lors de l’affaire dite de Saint Paul, initiée par les notables locaux et relayée par Maurras, de l’Action Française. En 1956, il est exclu du parti. Freinet s’est davantage attaché à organiser sa vision éducative en mouvement qu’à livrer sa conception politique du monde. Toutefois, il s’inscrit dans une analyse marxiste des faits sociaux de son époque et oriente ses techniques de classe sur une philosophie générale résolument optimiste de la vie.

Célestin Freinet n’a pas quitté l’école, même s’il a dû se résoudre à travailler en marge du système officiel. Contre vents et marées, il a pleinement assumé la mission d’éducateur qu’il s’était donnée auprès des enfants de paysans, si loin des grands laboratoires expérimentaux. Son oeuvre demeure insolemment moderne, malgré l’évolution du métier, du sens de l’engagement, ou au regard des modifications du comportement des enfants et de leurs familles. Freinet fournit l’exemple de la viabilité d’une éducation populaire. Tout comme chez Gachon, celle-ci a pour base l’ancrage dans la culture et les valeurs des petites communautés paysannes menacées par le modernisme. La proximité des propos des deux hommes traduit les sentiments diffus propres aux instituteurs issus du Peuple. S’ils s’activent à porter les Lumières dans les campagnes, c’est que l’école peut être profitable à certaines formes d’émancipation générées par une science contrôlée. 116

La société rurale où a grandi la majorité des instituteurs reste modèle. L’école ne doit pas déraciner, inféoder à un pouvoir économique qui ne respecte pas la mémoire des générations successives parvenues à façonner les paysages. Il ne saurait y avoir d’éducation véritable sans les racines nourricières de la vraie vie. En effet, les rudiments de lecture, les quelques notions froides et abstraites de sciences pèsent bien peu en comparaison des savoirs paysans pour prédire le temps, connaître les vertus des plantes, soigner les animaux, perpétuer l’oeuvre des leurs.

Au tournant des années vingt, Célestin Freinet et les acteurs de son mouvement donnent naissance à une école véritablement populaire, dans une articulation effective entre le pédagogique, le politique et le philosophique. Avec Lucien Gachon, ils ont en commun le refus du déracinement, une volonté d’émancipation en rupture avec les valeurs bourgeoises dominant la société de l’époque. Après avoir suscité de vives réactions d’hostilité, l’expérience de Célestin Freinet est aujourd’hui saluée, copiée et, parfois, détournée. L’exemple validé de son combat constitue un modèle pour les enseignants partageant cette même générosité de pensée. Il autorise l’ambition d’agir pour transformer l’école, ce à quoi Lucien Gachon s’est attelé, lui aussi, sous d’autres latitudes.

Une anecdote nous semble significative de ce parcours croisé. Ainsi, un ancien normalien, Jean Boulay, élève de Lucien Gachon à l’ Ecole Normale, se souvient avoir été collé pour son retard au cours de géographie. En compagnie de plusieurs de ses camarades de promotion, il s’était rendu à l’invitation d’un groupe d’instituteurs qui, dans le courant de l’année 1938, recevait un certain...Célestin Freinet!

Notes
112.

Gachon L., “La pédagogie de l’enseignement primaire”, 2) La classe promenade.(BMIU)).

113.

FREINET C., Oeuvres pédagogiques, t1, éd Seuil, 1994, p. 20.

114.

“Travail manuel sur établi (à acquérir), à la forge (à installer), comptabilité (pour les fils de commerçants), agriculture, arpentage, cubage, expériences d’engrais” (Henri Gouttebel, p196).

Un extrait tiré de L’écrivain-paysan (p17), nous paraît illustrer la perception, voire la définition du travail selon L. Gachon.

“Car le travail, pour bien vivre, est aussi indispensable que le pain. Entendons, le travail proposé par le genre de vie lui même, l’occupation diversifiée qui offre un choix et qui à la rigueur peut attendre. Choix et loisir d’attendre: le travail libre, non rationalisé. Après les huit heures d’usine, l’ouvrier court dans son jardin à la libre occupation. Fallait-il que la civilisation soumette l’homme à la surproduction?

Aussi la plus forte humanité pourrait bien demeurer celle qui toujours refusé d’entrer dans le cercle infernal. Le paysan a résisté. La petite ferme s’ingénie à constituer un organisme économique aussi complet que possible. Ainsi, elle échappe aux crises.”

115.

“La féodalité a eu son école féodale; l’Eglise a eu son éducation spéciale; le capitalisme a engendré une école bâtarde, avec son verbiage humaniste masquant sa timidité sociale et son immobilité technique. Le peuple, accédant au pouvoir, aura son école et sa pédagogie. Cette accession est commencée. N’attendons pas davantage pour adapter notre éducation au monde nouveau qui est en train de naître

(L’école moderne française, EDT; L’éducation du travail p21, 1943.).

116.

A ce propos, Freinet écrit: “ Il ne suffirait pas en effet, de supprimer l’instruction pour que l’individu soit meilleur, et je n’aurais garde de croire, ni de dire que tout allait mieux au temps où les enfants du peuple ne connaissaient ni a ni b. Ce serait oublier que si le cinéma , la radio, le livre actuel risquent d’écarter l’individu de la voie royale qui monte vers un idéal, il y eut dans le passé, d’autres causes d’abrutissement encore plus néfastes et que la science actuelle, au service des conditions économiques et sociales plus humaines, a fait disparaître à peu près totalement. Il y avait la misère, qui fait que des êtres ne sont plus préoccupés que par la recherche de leur subsistance immédiate. J’allais dire: comme les bêtes! Mais ce serait médire des bêtes. Disons

comme les bêtas affamées qui sont fascinées par le pré vert ou l’odeur âcre de la luzerne.

Il y avait la saleté, l’obscurité, le froid, l’insécurité. Il y avait aussi cette sorte de sujétion morale, cet envoûtement où les tenaient l’ignorance des faits naturels les plus usuels, la peur des esprits, des revenants, la crainte que l’Eglise y avait substitué de l’enfer et du diable, la domination de leurs maîtres temporels qui tenaient entre leurs mains leurs destins et leur vie.”

FREINET M., “Célestin Freinet, oeuvre pédagogique”, tome 1, éd Seuil, 1994; p: 67.