VIII.1. Le terreau des écoles du paysan.

A la fin des années trente, Lucien Gachon en était venu à douter de la capacité du socialisme à améliorer le sort des paysans. Chanet fait le parallèle avec la Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix, que Giono publie à l’automne 1938 et qui présente les paysans comme ‘“les oubliés, les victimes désignées et cependant passives, les dupes d’une histoire qui de nouveau menaçait de les décimer”.’ 123 Nous ne savons pas si Lucien Gachon a eu connaissance du texte; toutefois, le trouble qu’il traverse a les mêmes racines.

En 1927, la publication d’un article, ‘“Le paysan et l’instituteur’ livre l’ossature de sa pensée pédagogique. Le jeune maître de l’époque analyse l’évolution de la perception de sa fonction auprès du monde paysan. L’instituteur n’est plus ce miséreux qui savait bien troquer la faux pour emprunter la plume. Pour Lucien Gachon, mieux vaut la pratique et l’expérimentation auprès du paysan que se perdre dans la définition. L’instituteur est devenu un notable, qui doit justifier de son utilité. Il est le médiateur du progrès, celui grâce auquel le paysan va s’adapter aux contingences et à l’évolution des pratiques agricoles nouvelles. Il apparaît alors à Lucien Gachon que l’instituteur, dépositaire de la mémoire des communautés villageoises, puise sa légitimité dans son influence sur l’exercice même de la vie paysanne confrontée au modernisme. Tout comme Jean Coste dans le roman d’A. Laverne, il est enraciné, use volontiers du patois et régale son entourage par la fraîcheur de son témoignage sur les légendes et les souvenirs locaux. La nécessité d’une instruction demeure mais c’est à un subtil marchandage que doit désormais se soumettre le missionnaire de la République. En plus du nécessaire et obligatoire apprentissage lire, écrire et compter ”, il faut, par la suite, prouver que l’école peut enseigner mieux que ne le fait la famille, le milieu.

Gachon n’en est pas à sa première action en faveur de la cause paysanne. Avec son ami Jean-Auguste Sénèze, il compte faire avancer le syndicat (S.N.I.) dans la défense d’un enseignement spécifique pour les jeunes ruraux. Tous deux ont espéré, lors du congrès de l’Enseignement et de l’Education populaire, en 1937, au palais de la mutualité. Sénèze n’a pas manqué d’évoquer ‘la réalité villageoise’ 124, constituant pour le jeune paysan un milieu artificiel d’où il a hâte de sortir, à peine pourvu des rudiments de culture reposant sur la lecture, l’écriture et le calcul. Les options ruralistes de Gachon et de Sénèze sont partagées par la plupart des instituteurs de l’époque, encore en grande majorité d’origine campagnarde. Plus rares sont ceux qui écrivent, discutent, veulent croire que d’autres politiques sont possibles.

Les deux auvergnats ont conscience de ne pas avoir été entendus à l’heure où la France vient de choisir l’espoir, le progrès et une fraternité nouvelle, avec le Front Populaire. L’Exposition universelle devait consacrer ce bonheur après des années d’une lutte à laquelle ils s’étaient joints. Elle sonne, en fait, le glas des illusions, comme le révèle le roman autobiographique Henri Gouttebel. Gachon est heurté par le spectacle de quatre ouvriers requis pour déplacer une maigre poutrelle. 125 L’incident provoque une brutale prise de conscience. La confusion, le doute s’installent dans sa ligne de conduite, auparavant résolument optimiste. Il juge sévèrement les ouvriers des villes qui se sont lancés dans des grèves. Le syndicalisme qu’il défend est tout de rigueur, s’appuie sur le sens du devoir et ne tolère ni les profiteurs 126, ni ceux qui n’honoreraient pas le travail. 127 Le contexte international, la montée du fascisme ont de quoi alerter les consciences. Son inquiétude le conduit à se tourner, tout naturellement, vers sa Guillerie, à ses racines, au monde paysan qu’il a toujours gardé en lui. Avec Gachon et Gouttebel, ‘“l’auteur et son personnage” restent “consubstantiels” l’un et l’autre’ 128. Cependant apparaît Damien, le frère d’Henri Gouttebel, resté à la ferme, lui. En s’inventant un frère fictif, Gachon exprime au grand jour les contradictions qui l’habitent. 129 ‘“Il a su monter dans le métro du progrès’” tandis que les siens, loin de démériter, sont passés à côté; peut-être à juste raison. Son action d’enseignant, aveuglément confiante dans les vertus du progrès, est contredite par les événements. Damien, résigné à son sort, n’a pas à endosser le choc d’une catastrophe annoncée. A la même époque, un proche de Lucien Gachon, Daniel Halévy, son correspondant depuis 1926, opère un semblable glissement vers des valeurs passéistes. Dans cette atmosphère d’avant-guerre, le lit de la révolution nationale est déjà fait. Comme le remarque Chanet, ‘“ Nul doute que la “révolution nationale” n’aurait pas comporté , en tête de son ordre du jour, le “retour à la terre”, si ce thème n’avait pas donné par le passé matière à tant de vains discours.”’ Le choix d’une marche arrière est un paradoxe, à l’heure où la France est vaincue par le machinisme allemand.

La rédition signée, Lucien Gachon occulte la fin de la IIIè République, ne retenant du Chef de l’Etat Français que l’annonce d’une politique rurale nouvelle. Aussitôt, le régime de Vichy, non content de placer les instituteurs au banc des accusés de la défaite, chasse de leurs fonctions ses meilleurs amis, à commencer par des hommes de la qualité de Sénèze. Les ouvrages de géographie des deux auvergnats, publiés par S.U.D.E.L.130, sont interdits sans raison expressément notifiée. Mais, à la demande de son ami Georges Lapierre, Secrétaire National du S.N.I (Syndicat National des Instituteurs), Gachon négocie et obtient la levée de l’interdiction en se rendant à Vichy. Il noue aussi des contacts, notamment avec Paul Caziot, Ministre de l’Agriculture, à qui il va dédier, en 1942, “Les Ecoles du paysan”.

Lucien Gachon, petit à petit happé par Vichy, publie une série d’articles préfigurant sa maquette des Ecoles du Paysan .” Il trouve dans un journal proche du Régime, “L’Effort, organe socialiste de reconstruction nationale”, une nouvelle tribune. Croyant l’heure venue de “plaider la cause , Lucien Gachon n’hésite pas une seconde et se lance dans la bataille marquée par le lourd contexte du moment.

Guillaumin lui demande, le 10 décembre 1940, sa collaboration au Journal de la terre . Il écrira aussi dans Le temps une série d’articles de réflexion sur les problèmes d’éducation dans la France nouvelle. Le tout suscite de nombreuses réactions. L’idéologie ruraliste de Gachon, comme celle de Pourrat, est une réaction contre ce qui, à leurs yeux, empêche la société de préserver une morale, ses valeurs ancestrales et, par là, d’éviter la décadence. Durant l’année 1935, les deux hommes ont échangé des analyses divergentes quant à la distance à tenir à l’encontre des Croix de Feu. 131 L’écrivain ambertois paraît relativiser le danger et la vigueur que l’instituteur prête, à juste raison, à cette ligue factieuse. Gachon est un esprit libre, qui n’admet aucun dogme. Il est en perpétuelle construction. Laïque, anticlérical, il dénonce cependant les excès des combistes et de ceux qui partent en guerre contre les religions. Progressivement, il éprouve, à l’écoute de son ami ambertois, un sentiment de réconfort, face à ses souffrances le poussant à redécouvrir la religion de ses ancêtres. La débâcle porte le à se rapprocher des vues d’Henri Pourrat. Les deux hommes rêvent de l’union des bonnes volontés pour construire une société plus morale, honorant la famille, le travail, à commencer par celui de la terre. A l’heure de Vichy, l’un comme l’autre n’adhèrent qu’à un programme ruraliste, à la personne du Maréchal, mais n’ont que mépris à l’égard des collaborateurs en charge des persécutions. Aveuglés, ils tardent à comprendre que l’amour que le vieux Maréchal porte aux paysans n’est qu’un leurre. Ils sont persuadés qu’il est temps de rendre service au pays par un effort collectif et ne sont pas avares de leur dévouement. Pourrat court la campagne afin d’organiser l’entraide par le Secours National et Gachon prépare cette école secondaire rurale nouvelle.

Pour ce dernier, la renaissance des campagnes passe par l’école et une éducation en phase avec la réalité paysanne s’affirmant principalement par la priorité donnée au parler populaire ancestral. Il pense qu’à l’ancrage des humanités classiques, il faut substituer une nouvelle approche remontant aux racines médiévales. La série d’articles parue dans l’Effort, prône le ‘“retour à un nouvel humanisme français.”’ 132 De son passage à l’Ecole Normale, il a gardé le souvenir de sa propre déculturation, principalement quand il a été amené à faire ses humanités. Pour lui, le latin, le grec, les humanités classiques concourent au déracinement et à l’éloignement des jeunes ruraux. Ce passage obligé est la clef d’une promotion vers les professions libérales ou celles de la fonction publique, qui ont en commun d’éloigner des campagnes. Les élites d’origine rurale sont ainsi détournées au profit des villes. Les écoles d’agriculture ne font pas assez pour endiguer le processus; ‘“il faut créer des écoles secondaires rurales, où serait enseigné un nouvel humanisme rural’ .“ A cet effet, Gachon propose de substituer à l’étude des classiques les oeuvres des prosateurs du Moyen Age et de la Renaissance. Il recommande, de plus, des écrivains comme F. Mistral ou H. Pourrat, sans pour autant dédaigner Racine, Voltaire, Baudelaire ou Verlaine. La reconnaissance des écrivains terriens, la place faite aux vieux parler contribueront à la renaissance d’un nouvel humanisme rural. Il appelle le législateur à créer une école secondaire des paysans, fer de lance de ce renouveau où la pratique serait aussi à l’honneur. Il affirme que ‘“le métier de paysan ne s’apprend réellement qu’à la ferme par une sorte de lente imprégnation des mains, du corps et des goûts.”’ Entre temps, quand les écoles normales sont supprimées, fidèle à sa formation, il fera part de son regret 133. Il prend la défense de l’enseignement républicain, en plein procès de l’école publique. 134

La Renaissance avait marqué un passage de la société féodale en déclin à l’épanouissement artistique et culturel d’une société où la bourgeoisie était en passe de devenir la classe économiquement la plus puissante. La Renaissance rurale escomptée par Lucien Gachon vise à l’avènement des cultures et des peuples des campagnes pourtant menacés par l’industrialisation galopante et l’exode. Les buts de cette réforme s’inscrivent dans un humanisme véritable et présentent parallèlement une rénovation pédagogique à laquelle l’instituteur à la bêche devait s’atteler.

Notes
123.

CHANET Jean-François, “Lucien Gachon, instituteur, géographe et écrivain-paysan”.

124.

“...Intimidé d’abord, ses yeux ne quittaient guère ses notes. Puis ils s’assura, parla d’abondance, montra que la pédagogie moderne ne s’intéressait guère qu’à l’école urbaine. Quant à l’école du village, elle constituait pour le jeune paysan un milieu artificiel d’où il avait hâte de s’échapper dés qu’il était pourvu des rudiments, lecture, écriture, calcul. C’est que pour les questions d’enseignement , aussi, même pour celles qui concernent l’enseignement primaire élémentaire, les villes, de plus en plus, commandent aux campagnes. S’il est vrai que les instituteurs sont en majorité d’origine rurale, leur formation les détache de leur campagne natale. Terminant pour la plupart leur carrière à la ville, ils y prennent leur retraite, leurs dernières forces ainsi perdues pour le village qui les a vu naître. Il s’en suit que les écoles du village ou même urbaines de niveau plus élevé: Ecole primaires supérieures, Ecoles techniques, Collèges, Lycées, qui reçoivent dans leurs classes, souvent pléthoriques, les

jeunes campagnards les mieux doués et les mieux préparés par leurs dévoués maîtres. De la sorte, avec les meilleures intentions du monde, l’école rurale prépare le déracinement des jeunes campagnards. En fait, le village, par son école est privé de son élite à chaque génération.

L’Ecole et la vie! Tel est le mot d’ordre proclamé, mais en fait non suivi. Que l’école rurale fonctionne au bénéfice des jeunes ruraux qui veulent le rester. Quelle soit obligatoire, réellement obligatoire, de six à dix huit ans. A ce prix, elle revivra, belle et forte, comme à la grande époque de Jules Ferry, alors que, dans chaque village, les paysans français, républicains et patriotes, apportaient à bâtir leur école - école de tous, pour tous - une admirable ardeur”.

(GACHON L., Henri Gouttebel, instituteur. tome 2, p 240.241).

125.

” A donner envie qu’on les apostrophes : bougez-vous de là fainéants, je vais la porter, moi, tout seul, et sans me fatiguer, votre morceau de bois”

(GACHON L., Henri Gouttebel, instituteur, p243).

126.

”Le militant parlait d’une voix de stentor, gonflant les pectoraux, agitant les bras: camarades, camarades! Il n’avait qu’un thème, son topo pouvait se résumer en quelques mots: camarades, ouvrez tout grands les robinets et ouvrez la bouche en même temps!”

(GACHON L., Henri Gouttebel, instituteur, p273).

127.

Eh oui! Il fallait lutter à la fois pour la dignité humaine et pour l’amour du travail, lutter pour le syndicalisme contre les mauvais syndiqués, pour une cause certainement juste en soi, mais que beaucoup de ses bénéficiaires rendaient mauvaise, insoutenable.”

(GACHON L., Henri Gouttebel, instituteur, p266).

128.

La présente observation a déjà été formulée par Roger Gardes, “L’image de l’instituteur dans Henri Gouttebel”, Actes du colloque de Clermont-Ferrand oct 1994, “Lucien Gachon, Géographe et écrivain”.

129.

“D’autres: mon frère par exemple, le Damien qui attend son quatrième. le Damien: ancien combattant, lui continuateur des Gouttebel, lui, à la Griffolhes; soutien des parents, lui. Et soutien du pays.

Le Damien: il n’a pas changé, lui. Pas gâté, pas perverti par les petits plaisirs, la bonne petite vie bourgeoise. Tranquille, gai, content de son sort. Et labourant, peinant, souffrant le froid, le chaud, la pluie, la boue, le fumier. Souffrant de tout cela? Que non pas! Ne souffrant de rien, parce que resté dur de peau avec un coeur tendre dans la poitrine pour aimer les siens sans jamais flatter, en le leur prouvant, simplement.

Le Damien: tel que tous les ancêtres. Pas monté lui, dans le métro du progrès. Demeuré du peuple, enfin, du vrai peuple de France. Tandis que toi, Henri. Oh! Sois franc: perdue ta force d’enfant du peuple, perdue ta foi en la vie. Et tu te proclames fidèle au peuple! La fidélité est ton honneur, et tu as plus changé d’âme en vingt ans qu’en mille ans tes ancêtres!”

(GACHON L., Henri Gouttebel, p: 278).

130.

SUDEL est une maison d’édition créée par le SNI (syndicat national des instituteurs), ce qui suffit, peut-être, à expliquer l’interdiction des manuels signés Gachon et Sénèze. De nouvelles éditions des ces auteurs paraîtront dans les années cinquante. Disparues un temps du monde de l’édition, il faudra attendre les années 90 pour que réapparaissent les éditions S.U.D.E.L

131.

A cet égard, voir les lettres échangées entre le 29 octobre 1935 n°470 et le 1er décembre 1935 n°477 du n° 12 des correspondances Gachon-Pourrat.

132.

(voir les textes publiés d’octobre à novembre 1940)

L’éducation par l’humanisme classique.

L’éducation par un nouvel humanisme français.

L’éducation par les techniques.

133.

Lettre à H. Pourrat du 15.08.1940., correspondances, n°13

“En ce moment, j’ai une crainte pour le pays. Voici en eux mots: la suppression envisagée des Ecoles Normales risque d’avoir comme conséquence la substitution des bacheliers “vialirous” aux brevetés ruraux à l’origine du recrutement des instituteurs. On partirait du bachot, donc on éliminerait les fils de paysans préparés par les cours complémentaires ruraux. Certes, je ne sais trop bien comment les Ecoles Normales devraient être réformées dans leur esprit, leurs programmes et leurs méthodes d’enseignement. Leur réforme est possible, souhaitable. Mais si les innovations doivent entraîner l’élimination des fils de paysans (et c’est fatal, car on ne peut autrement partir du bachot), les conséquences seront très graves et la réforme ira en sens contraire du but principal, essentiel proclamé à juste titre par le gouvernement national”.

134.

Oct.1941./ Cf D. Halévy, Trois Epreuves, 1814, 1871, 1940, Paris Plon, 1941, p128.129.