VIII.2. Les plans de l’école.

Au moment de la parution de l’ouvrage Les écoles du paysan”, en 1942, Lucien Gachon rappelle qu’il sa fidélité à ses racines paysannes et son refus manifeste de voir mourir cette société des petits éleveurs polyculteurs du Livradois. Une fois le paysan rendu libre et propriétaire de sa terre comme de son destin, il sera, selon Lucien Gachon, en mesure de prospérer dans le cadre même de la société actuelle, pour peu que les conditions économiques et matérielles ou l’évolution des moeurs y contribuent.

Gachon écrit que, en dépit des contraintes, des vicissitudes du métier, le paysan demeure un homme libre et cela se paie, ‘“il sait ce qu’il en coûte après la grêle d’être patron.”’ 135 . L’homme des champs est mû par son instinct vital de conservation, le défi est la mise au point d’un mode d’instruction qui ‘“laisse le paysan accordé avec la philosophie qu’il se forme par lui-même tout au long de son existence”’ 136 . Pour Gachon, c’est dans l’urgence de la dénatalité consécutive à la première guerre mondiale et à l’exode qu’il faut agir. Le temps est loin de l’âge d’or de l’école de la République quand, libérant le peuple des campagnes de son ignorance, au détriment du catéchisme, des superstitions, le maître s’affranchissait de sa noble tâche. Il connaissait le pays et son patois, était une figure familière et respectée. Il s’apparentait au ‘“prêtre du savoir, qui enseignait les sciences en français.”’ 137 Les temps ont changé, le progrès a gagné; les moyens techniques ont proliféré au profit d’un plus grand confort de vie. Cette facilité a éloigné les jeunes ruraux des valeurs ancestrales tournées vers l’effort. Dans le même temps, Lucien Gachon regrette que l’école ait peu à peu servi les intérêts pernicieux de la ville, en détournant la jeunesse des campagnes de sa culture rurale.

Dans le respect de la philosophie paysanne, Lucien Gachon en vient ensuite à la maquette de son projet. Il propose méthodiquement, à chaque étape de l’enfance, de l’adolescence et même à l’âge adulte, une perspective nouvelle d’éducation

“Sagesse expérimentale et instinct vital de conservation: tel est sans doute le fond de la philosophie paysanne. Le problème est de concevoir un mode d’instruction paysan qui laisse le paysan accordé avec la philosophie qu’il se forme lui même tout au long de son existence.” 138

L’évocation de la petite enfance n’est pas en reste. Lucien Gachon imagine les enfants à venir, à l’image de ce qu’il a connu. Il entend souligner que cette période de la vie marque à tout jamais le comportement de l’homme adulte. Pour lui, celui qui naît à la campagne est un être privilégié car le milieu est le premier des maîtres. L’école prend, par la suite, le relais d’une éducation qu’il aimerait complémentaire de celle des jeunes paysans. La liberté, la richesse en stimuli du berceau campagnard est, à ses yeux, une aubaine éducative. Tantôt les plus petits en profitent pour s’émanciper, tantôt ils en profitent pour singer les grands. De la sorte, le tout jeune enfant commence par découvrir un milieu végétal, animal, à l’heure où les sens sont en éveil. L’environnement est appréhendé par les couleurs, les odeurs, les saveurs et ces découvertes constituent la base de cette éducation. L’enracinement du futur paysan, si cher à Gachon, n’est pas d’ordre biologique, mais bien la résultante d’une expérience remontant à la première enfance, par l’action conjuguée du milieu et d’une sorte d’instinct le guidant tout naturellement vers sa culture paysanne.

L’école primaire constitue une première étape dans la vie d’un petit campagnard, que Gachon voit, en souvenir de la classe unique du hameau du Verdier. L’école apprend la nécessaire discipline .

“ Gauche, lourdaud, naïf, étonné. Des yeux candides de petit animal traqué regardant ce lieu nouveau, redouté à l’égal de la prison du gendarme.” 139

Les dés sont déjà jetés. L’image maternelle de la maîtresse, si rassurante, permet de dépasser les craintes issues de la fréquentation de cet univers nouveau où la langue maternelle, quant à elle, n’est pas d’usage. Ce n’est pas là le seul regret de Lucien Gachon, qui aimerait tant que les parlers locaux puissent être à la base des découvertes de l’environnement proche du jeune écolier. La classe promenade prendrait le relais de l’écoute portée à des enfants qu’il est trop ambitieux de vouloir garder assis, à longueur de journée, au risque de leur faire perdre leurs allures de campagnards. L’instituteur illustre, au passage, ses propos de quelques pistes de classes promenade, tirées de sa propre expérience. En observant l’eau dans un fossé d’irrigation, le vocabulaire, les principes simples de physique prennent un sens nouveau. Il est même possible de faire du calcul à partir de ce que peut rapporter la vente de la peau traitée de plusieurs taupes. Ce serait encore l’occasion de discuter de l’utilité de ce petit animal, de comprendre son mode de vie, en concurrence avec sa place dans l’ordre des champs. Il n’est pas toujours souhaitable de s’en tenir aux livres quand, de toutes parts, la vie appelle à des leçons essentielles, aux nombreuses ramifications dans la vie paysanne.

“Faire la classe! , enseigner! Nous enseignons toujours trop de choses, nous échauffons toujours trop les cervelles dans nos établissements scolaires. L’école est toujours trop ambitieuse.” 140

C’est graduellement, au fil des années, que les moments d’apprentissage, qu’il évoque par l’école vraie, s’étendront, dans la durée, dès l’école primaire. Ils n’excèdent jamais deux heures quotidiennes à l’âge de six ans et six heures à l’âge de douze ans. Par ces moments d’école vraie ou encore de discipline, le pédagogue entend organiser des moments de concentration qui commandent de rester assis, de ne s’en tenir qu’à une tâche rigoureuse. C’est encore le travail, au sens créatif du terme. En référence au monde paysan, il désigne, par là, toute activité utile à la communauté, à la cellule familiale. Lucien Gachon propose une discipline de socialisation par l’ouverture et la prise en compte des autres, inspirant conjointement l’allégeance aux valeurs autoritaires prégnantes dans le monde rural de l’époque.

“Pourtant, l’école du village se doit de discipliner quelque peu l’enfant de la nature: apprendre à lire, à écrire, à compter, apprendre à vivre la journée scolaire, par heures, demi-heures et quarts d’heures, apprendre à obéir, à supporter des sanctions.” 141

L’aspect pratique des écoles primaires du paysan, bien loin d’être éludé, donne force au propos. Lucien Gachon est un praticien, il ne s’adresse pas seulement à ses collègues, mais à un large public, tout aussi exigeant quant à la pertinence de l’exposé. La démarche est fondée sur l’observation et l’exploitation du milieu de vie de l’enfant, sans qu’aucune référence aux pédagogies nouvelles ne soit établie. Le contexte politique ne s’y prête guère, il est vrai. Toutefois, dans la logique de Lucien Gachon, de telles pratiques s’assimilent à un réflexe inné de jeune paysan. Le tutorat d’un maître reste nécessaire pour prolonger cette leçon en continu qu’offre le milieu.

Au delà des exemples concrets de mise en pratique d’une pédagogie respectueuse de la culture paysanne, les finalités inspirées par le projet des écoles des paysans sont perceptibles tant par le rôle prêté à l’instituteur que par la place donnée à l’instruction dans la vie paysanne. C’est à un total renversement qu’appelle Lucien Gachon. L’école, les maîtres se doivent de centrer leur projet éducatif non plus sur un projet politique, mais bel et bien sur ce qu’est en droit d’en attendre un paysan père de famille. C’est lui que l’instituteur rural prend pour guide.

“Si j’étais un de ces bons paysans pères de famille que j’observe avec toute l’attention discrète qu’ils méritent, que ferais-je en plus, que ferais-je en moins?” 142

Pour Gachon, le paysan n’est pas l’esclave des coutumes, de l’habitude. Il sait par nécessité s’adapter aux nouvelles règles de production, en connaissant si bien les contingences du labeur de la terre qu’il s’en trouve ainsi protégé de toute vanité et revendication excessives, propres aux villes. Pour lui, l’école a pour mission d’instruire au delà du lire écrire compter, c’est à dire d‘éduquer.

“Il convient de rappeler que toute instruction vraie est éducation.” 143

Dans ce cadre, l’acquisition de savoirs et savoirs-faire directement liés aux besoins de la vie paysanne ne dispense pas les écoles du paysan de leur ambition d’éduquer et de cerner ce que Lucien Gachon appelle un viatique culturel. Il s’agit, en fait, de la simple addition d’un certain nombre d’orientations philosophiques allant au delà des finalités pratiques assénées aux écoles du paysan. Ainsi, il entend que les écoles puissent gommer ce qui, par le passé, partageait ou nuisait à la société. Les stupides querelles entre rouges et blancs, amis des curés ou amis des instituteurs, n’ont plus lieu d’être, dans la mesure où l’Eglise comme l’Ecole s’entendraient pour garantir la liberté de conscience. L’Etat, quant à lui, se doit de défendre la petite propriété paysanne, gage de la sauvegarde de la dignité du paysan. L’essentiel de la réflexion doit, selon Gachon, porter sur les dangers et les perspectives offertes par le progrès. Il distingue progrès matériel et progrès moral, considérant que l’amélioration récente des conditions de vie n’a pas coïncidé avec l’amélioration des conditions morales ou plutôt ce qu’il nomme le niveau du vouloir vivre.

“Mais alors, l’Ecole enseignerait que la pauvreté serait la condition du bonheur? Oui, si l’homme, enrichi, ne devait plus avoir la force de gouverner ses nouveaux désirs, au bénéfice d’une plus grande vitalité physique et spirituelle; non, si l’homme enrichi, n’en honorait que plus la vie en lui-même et par sa descendance .” 144

L’école primaire remodelée dans le respect des valeurs et traditions paysannes, animées par des pratiques pédagogiques centrées sur le milieu et favorisant les apprentissages au rythme du développement des enfants, est la base même des Ecoles du paysan. Lucien Gachon veut encore aller plus loin, par la création d’écoles secondaires rurales, conditionnant l’avenir du renouveau du monde rural. A cette fin, il établit des propositions relatives à l’éducation des adolescents et de des adultes, distinctement.

L’instruction de l’adolescent, à rendre obligatoire, devrait, dans l’idée du rédacteur des Ecoles du paysan, se tenir en période de morte saison. Elles serait basée sur l’information et fondée sur le bon usage de tout ce qui peut constituer un progrès dans le métier de paysan au quotidien. Il faudrait alors des maîtres capables de saisir les sujets de cette instruction, qui à la fois n’entrent pas en concurrence avec ce que la ferme apprend déjà et soient en mesure de théoriser comme d’expérimenter des pistes relatives aux techniques de productions agricoles.

“ La nature et la vie n’enseignent qu’une sorte d’immobilité dans la tradition, l’Ecole rurale, on l’a dit, peut et doit être l’agent du progrès, le ferment qui suscite la meilleure adaptation aux conditions modernes.” 145

En plus de son enseignement pratique, l’Ecole rurale proposerait des leçons d’histoire et de géographie, cette science si proche de l’ordonnancement de la réalité paysanne. L’école rurale, par l’usage du dialecte, forte de l’étude de grands classiques ruraux, contribuerait à l’enrichissement de la langue française aussi sûrement qu’elle forge le sentiment national . Cette perspective modifierait ainsi les rapports à la lecture qu’entretient le paysan. Avec des textes orientés vers les nécessités de la vie, l’obligation de lutter pour vivre, la souveraine évidence des faits naturels et humains, la lecture deviendrait le plus proche ami du paysan.

L’instruction de l’adolescente est à penser parallèlement; à défaut, ce serait prendre le risque de concourir au présent dépeuplement des campagnes. Pour rompre avec le trop fort attrait des villes auprès de la gente féminine, il faut faire aimer la vie libre des champs aux demoiselles. Tout un programme pratique s’en suit, parsemé de quelques annotations, savoureuses.

“Disons les choses comme elle sont: la jeune campagnarde allait à la ville pour y trouver l’amour, une sorte d’amour qui lui permît de s’évader de sa condition. Eh mais! L’amour aux champs existe aussi. Chacune peut y trouver son chacun, chacun peut y trouver chaussure à son pied. A condition que, désormais, les choses s’emmanchent autrement qu’elles ne faisaient.” 146

Il semble essentiel que l’art de la cuisine soit maîtrisé par les jeunes filles des campagnes. Des écoles ménagères ambulantes, aux périodes d’hiver et dans le contexte le moins scolaire possible, dispenseraient des arts ménagers. Les jeunes filles apprendraient à confectionner des gourmandises, mais aussi les mets indispensables, tels la viande et la potée. Cette éducation serait le gage d’un certain charme, à l’écho des mentalités de l’époque.

“L’Ecole apprend à bien manger et à bien préparer les mets. A dix-huit ans, la jeune villageoise est plus experte que sa mère à la cuisine. Du coup, elle est recherchée par les jeunes gens des environs.” 147

Les conversations, les exercices proposés à l’école rurale reprendraient des thèmes familiers, propices à une réflexion sur la vie de la fermière. En exemple, serait donnée la saine et robuste fille des champs”. Plutôt que la coquetterie ou l’art de la décoration intérieure, les jeunes filles des campagnes apprendraient l’hygiène de la maison et de l’étable, se prépareraient à devenir d’efficaces ménagères et de bonnes mères de familles. Cette éducation, dans l’esprit d’une école centrée sur la vie paysanne, serait obligatoire ou plutôt constituerait une incitation dont la nécessité ferait rapidement loi, du moins selon l’avis de son initiateur. Dès lors, les modes vestimentaires, elles-mêmes pourraient s’inscrire dans la tradition de ce que le pays avait inventé auparavant.

L’instruction de l’adulte n’est pas en reste, afin de conforter la pérennité des campagnes. La pratique est l’école traditionnellement la meilleure pour le paysan. Ce dernier n’a jamais fini d’apprendre en ce qui concerne les outils, les semences, le bétail, l’engrais, les cultures. Cette nouvelle école offrira une image plus glorifiante de la tâche de paysan. Il faudra magnifier ce rôle, inculquer l’amour de la terre et rappeler les vertus civiques ancestrales que sont la ténacité, la prévoyance et un inlassable courage. L’école rurale, à terme, deviendrait le centre de rencontre, de formation et de décision de chacune de ces petites patries agricoles. Les vieilles querelles, convictions religieuses et rivalités de puissance patrimoniales seraient supplantées au profit de l’amour du travail, de la vie et de la France.

Les écoles secondaires rurales constituent le véritable centre névralgique du dispositif. Les propositions précédemment formulées par Lucien Gachon ne prennent leur sens qu’avec leur création, qu’il réclame afin de maintenir et de produire les élites rurales. Elle seraient à créer par pays ou groupe de pays , accueilleraient des jeunes gens de 12 à 18 ans se destinant aux métiers de l’agriculture. Des maîtres, ne pouvant être que ruraux d’origine, seraient formés dans une annexe de l’école secondaire rurale. Il leur faudrait satisfaire à l’épreuve du baccalauréat rural, sans latin, et mettre à profit leur formation partagée entre cours du matin et formation pratique sur le terrain même, chaque après midi. Au terme de leur passage en ces écoles pédagogiques, ils devraient encore s’acquitter, sur trois années, de 90 heures de cours en faculté en vue de l’obtention d’un certificat de licence à leur choix.

Les élèves des écoles secondaires rurales, admis avec le certificat d’études, seraient nécessairement internes. L’école et son internat seraient payants mais des bourses seraient consenties. Le quotidien des classes serait très pratique, avec des ateliers pour le travail du bois, du fer et du cuivre, le jardinage et la gestion de la ferme modèle. L’enracinement de ces élites rurales reposerait sur un enseignement partant du milieu et sur l’étude de la langue française écrite ou parlée dans la région. Les classes promenade permettraient aux différentes promotions de ces ruraux, pris chez eux ou aux champs, de s’instruire mutuellement. Au regret de ne pas pouvoir fournir le détail des périodes de scolarité dans le cadre étroit de son essai, Lucien Gachon observe qu’il a pourtant minutieusement répertoriées progressions et journées de classe.

“ Enfin, cette école serait à l’image que nous nous en faisons si, conçue et organisée suivant les voeux des ruraux pères de famille, ceux-ci pouvaient dire d’elle: voilà enfin notre Ecole, la première école secondaire rurale au service de nos fils, qui veulent rester terriens, comme leurs pères.” 148
Notes
135.

GACHON Lucien, Les écoles du paysan, P.U.F 1942, épuisé, p:8.

136.

ibidem p: 9.

137.

ibidem p: 10.

138.

ibidem p. 13.

139.

ibidem p. 22.

140.

ibidem p:25.

141.

ibidem p:23.

142.

ibidem p. 26.

143.

ibidem p. 32.&33.

144.

ibidem p. 34.

145.

ibidem p. 38.

146.

ibidem p. 45.

147.

ibidem p. 46.

148.

ibidem p. 64.