IX.2. La sagesse d’un maître.

En mars 1963, Paul Vernois soutient, à la Sorbonne, une thèse intitulée, “Le roman rustique de Georges Sand à Ramuz, ses tendances et son évolution (1860.1975 )”. Lucien Gachon approuve ce travail, qui honore ses nombreux amis disparus. L’année 1964 marque une nouvelle étape pour lui-même, puisque qu’il est retraité, se plaisant à rappeler qu’à cet effet, il aura cotisé durant cinquante deux années. Ce changement n’entame en rien sa capacité de travail, ce que confirme le témoignage de sa petite-fille Catherine.

“Il a gardé des anciennes habitudes. Il n’est pas rare de le voir se lever à cinq heures, passer deux à trois heures à sa table de travail, se faisant réchauffer un bol de chicorée de la veille. Il s’arrête vers huit heures, discute avec les siens de ce qu’il vient d’écrire (notamment avec sa belle-fille) ou des plants du jour pour le jardin. Il passe ensuite environ deux heures à différents travaux, au “toucher terre”, bêchant, désherbant, taillant jusqu’à “mouiller la chemise”. Puis c’est l’heure du courrier, il s’installe dans son fauteuil et prend plaisir à lire les nombreuses lettres manuscrites de ses correspondants puis des journaux”.


“L’été, à la Guillerie, il se lève à quatre heures, fait sa gymnastique. Il écrit deux, trois heures, fume beaucoup. Son cerveau fume aussi, “la marmite bout”. Après, il a besoin de se dépenser physiquement. A sept heures, il part débroussailler les plantations nouvelles avec sa faux, avec (ou sans) le fils du fermier et Lionel. Vers dix heures, nous les enfants leur portons le casse-croûte, du vin mêlé à de l’eau fraîche, du pain, du fromage et saucisson.


Il revient vers 11 heures 30, la chemise trempée. Sa femme Marcelle le frotte. Il se lave à grande eau. Son hygiène est rigoureuse, il sent bon l’Eau de Cologne qu’un de ses anciens élèves lui envoyait régulièrement dans des flacons de fer blanc.”

Il participe à de nombreux colloques, publie régulièrement des articles, notamment dans le Bulletin historique et scientifique de la Revue d’Auvergne. En 1967, il est toujours à la recherche d’un éditeur pour Les enfances d’Henri Gouttebel et pour Le scandale de la faim. Il va être ébranlé par les mouvements de mai 68. De cette période, comme d’autres de sa vie, il retient un symbole pour lui très révélateur. Ainsi, de ce printemps, il gardera l’image des drapeaux rouges et noirs flottant à la faculté, en l’absence du drapeau tricolore. Il prépare dés 1971 La petite-fille de Maria, qui sera publié en 1972. Cet ultime roman, écrit avec beaucoup de difficultés, ravive le thème du retour à la terre, sous les auspices du monde moderne. Consécutivement au décès de son époux, Anne-Marie, la petite-fille de Maria, et ses trois enfants regagnent l’Auvergne. La rencontre d’un certain Monsieur Jacques, la découverte d’une vie rustique vont redonner l’espoir d’une vie meilleure à ces pionniers des temps nouveaux. L’écrivain-paysan n’a pas perdu l’habitude de s’inspirer des réalités de vie les plus simples, toujours teintées d’espoir, au point même de voir l’avenir dans les pépinières forestières formant un rideau de protection à la petite fille de Maria. Une fois de plus, il se trouve au rendez-vous de l’histoire d’Auvergne, tout en défendant la cause universelle de la paysannerie.

Tout au long de sa vie, Lucien Gachon cumule les honneurs (officier des palmes académiques (1931), chevalier de la Légion d’Honneur (1965), officier de l’Instruction Publique (1936), officier du Mérite Agricole (1962). Elevé dans un fond de morale chrétienne, il retrouve à la fin de sa vie les pratiques religieuses de ses ancêtres paysans. Si Henri Gouttebel, parvenu à l’âge mûr, se tourne vers les plaisirs simples de l’existence, Lucien Gachon, quant à lui, opère à la même période un cheminement mystique. C’est durant l’épreuve de la maladie puis du décès de son fils Lionel qu’il confie à ses proches ‘“j’ai eu la grâce de la foi du “charbonnier”’. Cette évolution intérieure, une solitude grandissante le rapprochent de Charles Péguy, comme le fait remarquer Jean Bastaire. 180

Ses propres ennuis de santé, aggravés par sa perpétuelle tension nerveuse, n’entament pas son besoin quotidien d’écrire et de toucher terre. A plus de quatre vingts ans, il garde une solide stature, l’oeil aussi vif que le caractère.

Le 6 mars 1984, assis dans son fauteuil après avoir reçu la visite de son médecin et fait la lecture du journal Le Monde, Lucien Gachon décède à son domicile de Chamalières. De toute part affluent les témoignages de sympathie.

Dix ans plus tard, le collège de Cunlhat prend son nom. Nous emprunterons à Henri Biscarrat quelques mots de l’hommage qu’il rendit à son maître et ami de l’Académie des Sciences et Belles Lettres et Arts de Clermont-Ferrand.

“...Je sais que beaucoup des critiques qui vous irritaient ressortaient de votre personnalité trop forte et de votre caractère trop entier pour n’indisposer personne. Je pense même que l’Ecole laïque et l’Ecole Normale ne peuvent que s’enorgueillir d’avoir contribué à former des hommes de votre trempe, fiers de leurs racines paysannes populaires, soucieux de maintenir, même à contre-courant, leur libre manière de penser, dans un siècle où les révolutions industrielles, technologiques et urbaines déshumanisent notre vie et mettent mal à l’aise les individualités fortes...” 181
Notes
180.

Jean Bastaire, Ecrivain, Secrétaire Général de l’amitié Charles Péguy, in Gachon, hériter de Péguy, Actes du colloque, “Lucien Gachon, géographe et écrivain”, 1994, lettre du 28.09.76.

“...Tué, lui aussi, à la guerre de 1914, Péguy offrait un parcours où, sur bien des points, Gachon reconnaissait son propre cheminement: ancêtres paysans, enfant de la “laïque”, boursier de la République, militant révolutionnaire, éducateur populaire, ennemi du combisme et de la philosophie d’Etat, ami de l’incarnation terrienne et terreuse.”

“ ...Au fond, ce qui apparente le plus Gachon à Péguy, c’est une solitude grandissante, avec pour conséquence un croissant sentiment d’exclusion. Comme le gérant des Cahiers, le Lucien de la Guillerie a toujours été un marginal, qu’il fût avec Poulaille militant de la révolution syndicaliste ou avec Pourrat partisan de la Révolution Nationale. Le maître-mot pour lui était celui de liberté: une liberté sourcilleuse, têtue, ne cédant rien sur sa capacité d’initiative, éprise de labeur patient et de grand vent, hostile à tout enregistrement, dénonçant la dictature des masses qui caractérise le monde moderne.”

“Comme Péguy, Gachon a finalement rejoint ses vieux ancêtres paysans, sans renier , dans le simple accomplissement d’une fidélité qui s’était toujours nourrie de révolte contre l’injustice, d’amour de “l’ouvrage bien faite”, pour aboutir à un libre abandon dans les mains de Dieu.”

181.

BISCARAT Henri, Bulletin scientifique et historique de l’Auvergne, janvier-mars 1985.