X.1. L’écrivain-pédagogue, un éducateur du Peuple:

Ses réflexions relatives au “Professeur et à l’Instituteur182 révèlent l’idée même qu’il se fait des pédagogues. De plus, les textes publiés dans le Petit Journal dans le courant de l’année 1944 portent à nouveau, en toile de fond, sur la question de l’ouverture de l’enseignement secondaire. Ainsi, il assimile les pédagogues à des savants, des professeurs du secondaire, des maîtres du supérieur, qui rédigent des programmes et doctrines à l’adresse d’élèves adolescents, ignorant la réalité enfantine des petites classes. Pour lui, ‘“la pédagogie est davantage un art qu’une science”’ et, s’il faut expliquer des approches différentes de la part des enseignants des classes primaires, elles tiennent, pour beaucoup, à leur formation, à leur quotidien et aux missions qui sont les leurs. Il constate que l’instituteur est un exécutant, un ouvrier, l’indispensable agent de l’instruction et le serviteur zélé de la Nation. Il s’acquitte consciencieusement de sa tâche en rédigeant minutieusement chaque leçon tandis que les écrivains-pédagogues recommandent des classes vivantes. A cette fin, l’instituteur sait alors ruser de talents de comédiens, de gestes théâtraux, pour ne point faillir à sa charge d’éducateur, d’artiste ‘“qui devrait se modeler sur le mouvement de la vie qui transforme perpétuellement sa classe”’. A l’écho d’un secondaire qu’il ne croit pas accessible à tous, il conçoit le rôle du professeur en rupture avec l’enseignant du primaire. Il est, dans sa discipline, en charge d’initier à la recherche, à la méthode, et de contribuer à augmenter la connaissance, à former de nouveaux disciples. Lucien Gachon regrette qu’avec la “réforme de 1940” et le recrutement d’instituteurs passés par les lycées, se soit perdue l’autonomie dont jouissait l’enseignement primaire. Passant sous silence ses propositions passées en vue de la création d’écoles secondaires rurales, il ne conçoit pas que l’école primaire puisse être désormais conçue pour se substituer aux classes des lycées, précisément en charge de dégager l’élite. L’indépendance de l’instituteur est l’assurance donnée à l’émancipation des enfants du peuple contre les forces oppressives de l’argent, les risques de l’embourgeoisement. Il a gardé la même analyse et rejoint, en cela, certains instituteurs syndicalistes redoutant de perdre, par les réformes à venir, leurs écoles normales, leurs écoles primaires supérieures. 183

Les propos de Lucien Gachon s’inspirent encore d’une opinion communément partagée, avant-guerre, par les enseignants et leur syndicat. A l’instar de P. Raynaud et de P. Thibaud 184, il faut convenir que ‘“ce qui est critiqué sous la III ème république, en effet, c’est moins l’existence d’une hiérarchie entre les ordres d’enseignement que celle-ci recoupe un clivage social, et que les enfants les plus doués des milieux populaires n’aient pas accès à un enseignement largement encombré, en revanche, par certains rejetons des classes dirigeantes. La sélection est alors une idée de “gauche”; elle apparaît comme le moyen de promouvoir les “talents” et de réduire les privilèges des “héritiers”’ ”.

Avec la perspective de démocratisation de l’enseignement secondaire se pose essentiellement la question de la reconnaissance des aptitudes des élèves. La crainte d’une primarisation de l’enseignement secondaire va conduire les professeurs à consentir des aménagements pour une ouverture contrôlée plutôt qu’à accepter d’aménager les programmes et les pratiques pour faciliter l’adaptation d’un plus grand nombre d’élèves. L’analyse de Lucien Gachon, sa perception des rôles distinctifs de l’instituteur et du professeur situent les origines d’un malentendu récurrent, perceptible tout au long du processus conduisant à la généralisation de l’enseignement secondaire. Il porte sur la nécessité de sélectionner, un réflexe de défense moins coûteux que les adaptations commandées par les militants pédagogiques. A défaut d’épouser le processus de démocratisation de l’enseignement dont il a pu profiter, Lucien Gachon pressent des évolutions 185 confirmant la crainte communément répandue de l’émulation sociale des instituteurs, principalement par l’accession au professorat. Pour lui, l’école primaire primaire doit rester “Première et dernière école pour la masse des jeunes français186, préserver son autonomie, son objet, ses méthodes, à renfort de classes promenade, moment privilégié ‘“où se donne véritablement l’éducation générale’”. En aucun cas, il ne souhaite voir l’école primaire gagnée par les maux du secondaire et concourir, plus encore, au déracinement et à la perte des missions fondamentales qu’elle doit exercer à l’égard du milieu et des familles.

‘“L’école et la vie”’ 187, telle est l’expression maîtresse de sa pensée de pédagogue. Ce parti-pris n’a pas cessé d’éveiller confusions et polémiques. L’expérience acquise par son passage à Saint-Dier suffit à clarifier les débats 188, quand bien même il restera toujours quelques pourfendeurs de pédagogues 189 capables d’amalgamer cette approche à un renoncement au travail, à l’effort. Une telle posture est contraire à la spontanéité héritée de la culture paysanne des élèves de Gachon. S’il en vient à user de l’imprégnation, notamment par les classes promenade où les élèves apprennent à porter “un regard neuf” sur leur propre milieu environnant, c’est à la seule fin de “leur apporter les éléments les plus théoriques nécessaires à l’analyse des situations concrètes”. 190 On rétorquera enfin que la compétence, l’autorité, autre cheval de bataille des “instructeurs ”, ont largement contribué à asseoir une certaine légende de Gachon. Il restera comme ultime argument à ceux qui se posent en gardiens de l’universel de rétorquer, à juste titre, que les écoles du paysan risquaient de concourir à l’enfermement social. Leur concepteur ne voyait là que le prix à payer contre le déracinement, aboutissement d’une instruction incolore et uniforme. Sur le fond, un pédagogue ne peut que contester la prétention d’une voie d’accès unique à l’universel, aux mains de ceux qui veulent gommer les différences. Cela laisserait à supposer que la diversité ne recèle pas, en elle, une telle potentialité. Lucien Gachon entend partir de l’enfant dans son milieu et par ses mots, afin de le conduire à l’accès aux savoirs les plus élaborés. Quand bien même reste-t-il quotidiennement traditionnel, il cherche, expérimente, établit une approche en rupture avec l’exposé, la leçon par discipline. Ce retournement porte les élèves à se poser les questions fondatrices 191 relatives au sens de leur activité. La classe promenade n’a que faire des nomenclatures; son objet est, pour Gachon, de révéler un géographe qui s’ignore en chaque enfant de paysan. Il expérimente avant l’heure des procédures loin de faire l’unanimité dans la tradition scolaire.

Notre analyse nous conduit à penser qu’il s’affirme comme un véritable éducateur au quotidien de sa pratique, doublé d’un pédagogue qui doit affronter les turpitudes des périodes agitées contemporaines de son existence. Sur la forme, dans l’art d’agir, il reste le symbole fort d’une quête volontariste, le conduisant à l’écriture et à la recherche pour expliciter ses choix. Sur le fond, il semble aussi avoir perçu des contradictions qui n’ont, semble t-il, toujours pas été dépassées.

Notes
182.

L’instituteur et le Professeur”, trois articles de Lucien Gachon parus dans le Petit Journal (05.07, 12.07, 04.08 de l’année 1944).

183.

NIQUE C. & LELIEVRE C., Histoire bibliographique de l’enseignement en France, Retz, p: 267.

“”L’instituteur sortit des classes moyennes, bourgeois ou demi-bourgeois” arrêté dans ses études se substituera à “l’instituteur sorti des milieux prolétariens purs”. L’école unique “formera des déclassés...qui mépriseront leurs origines populaires.””

184.

RAYNAUD P. & THIBAUD P., La fin de l’Ecole Républicaine, éd. Calmann-Lévy, 1990, p: 82.

185.

“Appuis d’en bas: le peuple ne cessait pas de se réduire qui, dans l’idéal de l’école, voyait un idéal. Appuis d’en haut: du moment que l’école primaire devenait de plus en pus l’antichambre du lycée, le moyen populaire de s’embourgeoiser, pourquoi ne pas la comprendre décidément comme une succursale du secondaire? Pourquoi ne pas subordonner définitivement l’instituteur au professeur, quitte à l’appeler Professeur, lui aussi”.

(L. Gachon, “L’instituteur et le professeur”, Août 1944).

186.

GACHON L., “L’Ecole primaire, première et dernière école pour la masse des jeunes français”; n°29.288 de l’Effort, Août 1943.

187.

La formule apparaît à plusieurs reprise dans Henri Gouttebel, p: 35, 218 et 240.

188.

Dans le même article, “L’Ecole primaire, première et dernière école pour la masse des jeunes français, Lucien Gachon écrit :

La classe promenade: c’est la leçon de la nature et de la vie, non plus la leçon des livres./...

on observe, on prend note, on dessine, on arpente, on cube, on marche, on s’arrête, on s’assied, on grimpe à des arbres, on chante, on rit, on joue aux cachettes et à nouveaux on observe, on explique, on prend note d mots, de phrases, on prépare sa composition française, on inscrit des données d’un problème bref, on fait provision de matériaux qui seront ensuite élaborés proprement, minutieusement, à l’école même.”

189.

L’article de Jacques Manglioni,”L’école doit instruire” paru en Janvier 1995, dans le Monde de l’éducation est éloquent:

“ Rapprocher l’école de la vie, l’ouvrir au monde: qu’est-ce que cela veut dire? Que la spontanéité vaut mieux que le travail, l’imprégnation que l’étude méthodique, les comportements, attitudes et gestes que les connaissances, le groupe convivial que la culture personnelle, le conformisme à la fois collectif et anarchique que la réflexion.”

190.

Henri Gouttebel, instituteur, p: 204.

191.

Ces questions fondatrices constituent l’actualité d’une ligne de partage entre les pédagogues et les traditionalistes comme le rapporte l’interprétation de D. Kambouchner:

“...Car d’abord, une distinction tant soit peu marquée entre les interrogations naïves et les véritables problèmes serait de nature à révéler, bien au delà et par conséquent au rebours de l’effet cherché, la distance qui sépare le discours ordinaire de la pensée rigoureuse, ou la différence de constitution entre l’expérience immédiate et le savoir organisé. En outre, le répartition de ces questions par genre s nous ramènerait sans doute beaucoup trop près de cette division de disciplines dont les tenants de la Réforme pédagogique cherchent très généralement, et depuis fort longtemps, à relativiser la légitimité et à diminuer le poids institutionnel...

/ Faut-il donc insister? Les questions fondatrices auxquelles professeur et élèves devraient “remonter ensemble”, n’ont pas grand chose à voir avec les questions initiales auxquelles a pu s’articuler à telle époque , dans tel domaine, tel avancée du savoir ou de la pensée.”

KAMBOUCHNER D., Une école contre l’autre, Questions actuelles, PUF 2000, p125.