X.2. Les cultures universelles.

Les crises ont en commun de rendre visible ce qui était latent, de faire éclater des vérités qui appellent à des traitements radicaux. Lucien Gachon ne nous invite pas seulement à une réflexion centrée sur les finalités du projet éducatif républicain; il pose, notamment par la perspective d’une renaissance humaniste des mots et des valeurs ancestrales, le cadre conceptuel d’un renouveau. Aussi loin que puisse nous paraître la crise de Vichy, les points d’achoppements qu’elle révéla demeurent des plaies purulentes que la société française n’a pas guéries. Les crises passent et se ressemblent...

Par les problématiques qu’il a soulevées, Lucien Gachon heurte, en fait, une certaine interprétation des fondements de l’école républicaine. Instruire, éduquer, former, c’est toujours transmettre une culture. L’opposition entre deux conceptions antagonistes semble avoir traversé les débats, depuis plus d’un siècle. Reste à savoir où se situent les écoles du paysan.

La culture est, pour lui, en partie, l’héritage du labeur, du savoir et de l’expérience des générations de paysans. A l’origine, le terme est bien proche de cette définition, puisqu’il désigne l’activité par laquelle l’homme s’attaque à l’inculte, à la friche, exploite la nature. Il faut attendre la Renaissance et surtout les philosophes des Lumières pour que la culture apparaisse davantage comme le produit de la raison. Elle s’apparente à un effort, celui de l’homme doué d’un esprit critique et en mesure, dès lors, de fonder un discours universellement vrai. Les hommes capables d’oeuvrer au perfectionnement de leur esprit sont le plus souvent issus de l’élite sociale. Le capital culturel, au même titre que le capital économique, assure la domination sur ceux qui n’accèdent pas à la culture cultivée.

En somme, l’enracinement contre la Raison, sont les composantes rivales d’un débat ancien, ravivé par la construction européenne. Le romantisme allemand a nourri une interprétation de la culture se rapportant à la tradition, à l’influence de l’esprit du peuple, le Volkgeist, présent dans toutes les formes d’expression populaire et dans l’imaginaire collectif. Le développement de l’anthropologie aura, entre autres mérites, celui de contribuer à faire reconnaître l’existence de cultures ignorées ou victimes de toutes les formes de colonialisme. A l’opposé, un attachement quasi sacralisé aux racines conduit vers d’autres excès. Ainsi, l’Ecole, quand elle existe, n’est pas en charge de transmettre ce que la famille, ou plutôt la communauté, fait vivre. C’est, d’ailleurs, une des interprétations possibles d’une école qui ne déracinerait pas. Il n’est pas à craindre de lutte des classes au sein d’un tel appareil scolaire où l’ascension sociale est prédéterminée, jugulée par les contraintes domestiques d’un ordre philosophique et économique établi. Le prolongement politique en est une orientation, dans tous les sens du terme, résolument conservatrice. Les croyances, les traditions n’ont pas lieu d’être discutées. Dans l’absolu d’une telle logique, l’appartenance est fondée sur le droit du sang, à l’instar de la citoyenneté allemande. En somme, la présente orientation recouvre de proches interprétations données à la citoyenneté et à l’éducation, sous Vichy. Toutefois, ceux qui se sont montrés attachés au respect des particularismes, pas plus que Lucien Gachon dans son utopie pédagogique, ne peuvent être annexés par les forces de la haine et du racisme. Aujourd’hui, l’enracinement est incarné par le respectable courant des démocrates. Dans la mouvance des sociologues Alain Touraine et Michel Wievorka, des voix s’élèvent en faveur de la libre expression des différences culturelles, y compris dans le champ politique ou public. Pour eux, il s’agit d’une “manifestation légitime de la modernité” 192, le multiculturalisme, où des groupes et communautés reconnus ne risqueraient pas les tentations de sectarisme et de repli.

En partie, nous situerons là le plaidoyer originel propice à l’émergence d’un humanisme rural. Lucien Gachon entendait contester l’Etat et son école dans leur propension à définir l’intérêt général en gommant les identités culturelles. Lucien Gachon n’a jamais cessé de dénoncer cette volonté aveugle de barrer l’accès de l’école au souffle de la vie, aux mots du pays. L’autre aspect d’une école qui ne déracinerait pas tient davantage à la lutte des classes, à un souci de relecture des finalités premières d’une école véritablement populaire. Pour avoir si bien réussi, il sait ce qu’il en coûte de ne pas se plier, d’être en décalage avec ceux qui ont été préparés. Et pourtant, qui saurait lui prouver que tout ce qu’il a appris des paysans dans l’art de vivre et la transmission de valeurs ne saurait pas constituer une pierre à l’édifice de la pensée universelle? Il dénonce, en son temps, un système aux apparences égalitaires mais qui, non content de ne pas satisfaire aux besoins d’instruction dans les campagnes, y transpose les valeurs de la ville, celles de la bourgeoisie. Les plus dociles, pas forcément les plus doués, comme le remarque Thierry, 193 trouvent par l’école, le moyen de parvenir. Ce maître de la pensée pédagogique de Lucien Gachon lui livre les contradictions de sa fonction. Chaque jour, en classe, il s’adresse à une foule, gomme les individualités et prétend ambitionner ainsi le bonheur de tous malgré les résistances. Voilà l’origine d’une déculturation annoncée. Il connaît le prix à payer pour accéder à un rang sur une échelle sociale plaçant bien bas les petits paysans. Il demeure parmi eux, sait leur intelligence, leur courage, qu’une éducation véritable pourrait faire éclater au profit du renouveau des campagnes. Fort de son expérience, du pouvoir d’écrire et d’argumenter, Lucien Gachon se veut fidèle aux siens, à sa classe sociale d’origine et à l’idée qu’il a d‘un éducateur du Peuple. 194

Il revendique une école du Peuple, sans trop se pencher sur ce qu’il conviendrait de faire à l’égard des ouvriers déracinés. Le mal est déjà fait; doivent-ils pour autant subir l’ignorance, au mieux l’écrémage commandé par une bourgeoisie fixant les règles, à renfort d‘humanités? Sa manière de ne pas parvenir, tandis qu’il réussit si bien la promotion de ses élèves et la sienne, c’est d’oeuvrer à la reconnaissance de la spécificité des caractères de l’école des paysans. Elles sont l’instrumentation préalable à la renaissance rurale qu’il escompte à partir des mots et récits qui évoquent l’histoire, la terre, les croyances et la réalité paysanne. C’est ce qu’Hannah Arendt appelle ‘“le monde commun’” 195, une matrice d’humanité pour le petit d’homme, un berceau culturel à partir duquel se forme l’universel humain. Lucien Gachon a compris que l’avenir de la conscience paysanne se situait prioritairement dans une dimension culturelle, par la transmission de la mémoire des oeuvres produites par le milieu d’origine. Loin de prétendre au monopole de l’universel humain par l’humanisme rural, on peut penser que Lucien Gachon ait pu y voir un passage préalable à l’ouverture vers d’autres cultures, notamment celles d’autres régions, d’autres réalités paysannes.

L’opposition de Lucien Gachon à l’anéantissement des cultures locales, la conviction répétée que l’enfant appartient, avant tout, à sa famille, à son milieu, à une culture sont pourtant l’annonce d’autant de droits que de risques d’enfermement dans des résignations et autres déterminismes. Tout comme les autorités successives des gouvernements d’avant guerre ont pu croire qu’il suffisait de recruter des instituteurs parmi les enfants de paysans pour limiter l’exode rural, Lucien Gachon n’entend pas débattre des fondements de l’Ecole en dehors du souci de défendre les petits paysans. Si son utopie éducative est morte avec la France rurale, peut-être même avant la rédaction des Ecoles du paysan, nous pensons néanmoins qu’elle a anticipé des débats et des contradictions traversant désormais l’Ecole avec beaucoup plus de véhémence. La volonté d’éradiquer tout risque de déracinement consécutif à l’instruction marque tout d’abord la crainte de déclassement social, prégnante dans la société française. Par son questionnement, il est précurseur lorsqu’il interpelle l’Ecole et le projet républicain dans leur capacité de concilier l’universalité des valeurs et la singularité des petites patries. Non content de réclamer l’altérité, il tente de fournir la méthode en empruntant d’autres cheminements capables de faire accéder les élèves à l’universalité de la culture. Sur ses traces, nous plongeons au coeur même de débats animés, où est toujours contestée la faculté des pédagogues 196 de construire l’universalité à renfort du questionnement d’oeuvres et d’auteurs facilitant un tel objectif. De la sorte, il s’agit de fournir à tous les marchepieds où la culture commune prendrait tout son sens, garderait ses ambitions et autoriserait cependant l’affirmation des identités. Ce dernier point cristallise les craintes des détracteurs opposés à un tel processus, pour qui, l’instruction commune suffit à garantir les différences au delà des connaissances authentiques. 197 Les humanités ou le projet culturel ambitionné par l’école continuent de révéler les enjeux d’une portée trop souvent insoupçonnée.

Notes
192.

TOURAINE Alain, Conférence à l’Université Lumière Lyon II, 20.01.1998.

193.

A. THIERRY, L’homme en proie aux enfants, Cahiers de la quinzaine, 1909, p86:.

“-Enrichissez-vous! disait Guizot au peuple.

-Embourgeoisons-nous! se dit le peuple à soi-même. Il n’aspire pas à être libre, il aspire à opprimer.

L’enseignement des écoles primaires supérieures, qu’on a voulu dresser contre celui des collèges et des lycées, est devenu comme lui instrument de la domestication du peuple. Si le secondaire est le préceptorat des exploités, le primaire supérieur est le séminaire des traîtres, le préceptorat des Jaunes.

Mais ce faisant, il est essentiellement démocratique.

“La démocratie, avoue quelque part M. Clémenceau, c’est le gouvernement des parvenus”. Un écrivain a publié voici quelques temps un Manuel de l’arrivisme. Je n’ai pas lu son livre; mais tout ingénieux qu’il doive être, je ne sache pas qu’il ait cet épigraphe, la seule, et aussi bien la plus noble, la plus majestueuse qui lui convienne: “Article 6. - Tous les citoyens, étant égaux aux yeux de la loi, sont également à toutes dignités, places et emplois publics, et sans autre distinction que celles de leurs vertus et de leurs talents”.

En effet, le meilleur Manuel de l’Arrivisme, c’est encore la Déclaration des Droits de l’Homme”.

194.

“Pédagogue, Thierry s’affirme dés l’abord comme un révolutionnaire. Un révolutionnaire, c’est à dire un critique , un scrutateur impitoyable de la machine à enseigner. Par courtes scènes étonnamment vivantes qui explosent devant les yeux, il ouvre l’abîme qui sépare ordinairement les éducateurs et les enfants. Deux âges, deux univers entre lesquels des mots jettent l’arche d’un pont fragile. Apparence, mensonge fondamental, que cette liaison superficielle. Et voici le premier, l’essentiel devoir : éducateur, ne jamais oublier qu’on a été soi-même un petit écolier, se souvenir de son âme d’enfant, de ce qu’on était, de ce qu’on sentait, de ce qu’on pensait, de ce qu’on saisissait des leçons lorsqu’on était soi-même de l’autre côté de la barricade. Ce n’est pas en se payant de mots qu’on renversera cette barricade, ni en se payant de formules, ni en accumulant les devoirs de morale et autres. Voici l’élève sage qui a bien appris son catéchisme. Il récite les bienfaits de l’instruction, tous les bienfaits par le moyen desquels les instituteurs, sans le vouloir, sans s’en douter, déracinent les petits ruraux. Et Thierry de répondre mentalement à ce petit écolier trop sage, passif et résigné devant les mots:

-Pierre, sans instruction, est-ce que tu saurais aller pisser?

Eh oui, voilà le crime de l’homme en proie aux enfants, le fondamental malentendu:

l’éducateur réduit son enseignement en un lot de formules, de textes à apprendre. D’où la révolte des meilleurs, révolte des tempéraments exceptionnels d’abord, qui manifestent ainsi une sorte de précoce héroïsme. Et, ironie des choses, le lot des enfants sages, c’est la série des enfants pour ainsi dire vaincus, pour ainsi écrasés par ce premier esclavage.

Il est dur de constater cela, mais il le faut. Après cet héroïque examen de conscience seulement, on peut se laisser porter par l’amour, par la bonté, qui conduisent tout droit à la conquête des enfants. Ce révolutionnaire était un héroïque, un tendre et un chaste. Ce fils d’ouvrier savait de naissance qu’il ne faut rien gaspiller, ne rien épuiser même, ne rien flétrir. Vertu du peuple duquel on est sorti, vertu qu’on doit faire fleurir en soi. Comment? Par le refus de parvenir, c’est à dire par le refus de “réaliser”. Demeurer à son rang, en dessous même de la place à laquelle légitimement, on pourrait socialement prétendre. Demeurer tout près de sa matrice, des siens, de son pays. C’est ici que le syndicalisme pourrait prendre valeur et vertu, le

syndicalisme, second pilier sur lequel Thierry étaye sa morale, le premier étant sur individualisme austère et compliqué. Que voit-on actuellement encore? La bourgeoisie écrémant le prolétariat dans ses enfants les mieux doués par un système étendu de bourses.

C’est par unités que s’opère l’ascension du peuple, que prétend se réaliser l’interpénétration des classes. Mais cette ascension se fait toujours au profit de la bourgeoisie, à laquelle le peuple s’empresse de livrer ses enfants, les destinant ainsi, par une sorte d’aveugle sacrifice ou par égoïsme paternel à devenir des renégats. Le syndicalisme seul pourrait substituer à cette ascension par unités une ascension par masses. Par le syndicalisme seul, le peuple éduqué pourrait revenir au peuple, au peuple haussé dans sa masse, par l’éducation, par le

peuple ayant pris au sens de sa noblesse, de la noblesse du travail, de la noblesse du métier,

délivré enfin de ses parasites qui l’exploitent”.

(Lucien Gachon, “Le plus grand des nôtres: Albert THIERRY”, L’Ecole Libératrice, n°5, oct 1931)

195.

ARENDT Hannah, La Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1961.

196.

MM. Meirieu et Develay se situent sur cet axe en écrivant:

“Ainsi peuvent s’articuler deux vocations premières de l’école républicaine: d’une part, unifier et permettre à tous l’accès à un horizon d’universalité, d’autre part, différencier en reconnaissant chacun dans son identité.” Emile, reviens vite...ils sont devenus fous , p 63.

197.

KAMBOUCHNER D., Une école contre l’autre, Questions actuelles, p: 148.