X.3. Un passeur d’humanités.

Gachon arrête des finalités à un projet éducatif, définit un rapport à la culture, mais c’est par les adaptations concrètes de son enseignement qu’il s’affirme véritablement pédagogue.

Placide Rambaud, à travers une étude en sociologie rurale, a repris, à la fin des années soixante-dix, l’analyse des rapports à l’école et à la lecture entretenus par les ruraux.198 Ces travaux nous semblent constituer une sorte de prolongement des réflexions de Lucien Gachon. En effet, il note la distance, si ce n’est une lutte d’influence, entre les milieux ruraux et l’école. L’empressement à réduire la durée de scolarisation est manifeste. La poursuite des études commande le départ vers les villes, constituant un premier et véritable déracinement, une étape à franchir. L’apprentissage technique est préféré dans bien des cas. Les ruraux lui trouvent l’avantage d’autoriser l’éventualité d’un retour, d’être plus court et assorti de l’acquisition d’un métier. Le plus souvent, les garçons optent ainsi pour le secteur du bâtiment ou celui de l’agriculture. Cette compétence reconnue ne nécessite pas les mêmes efforts, notamment une part de renoncement à la culture familiale, la perte des repères donnés au village. Exercer un métier salarié, c’est se couper de la ferme où se confondent la vie quotidienne et le travail, c’est accepter une situation plus stable, plus lucrative, où le résultat des efforts n’est plus un produit perceptible. Enfin, l’enseignement technique donne l’assurance d’une courte durée de scolarisation, ce qui est fréquemment recherché avec, aussi, une plus grande liberté consécutive à l’entrée dans la vie adulte. Quant aux projets d’orientation, ils reflètent l’habitude des aînés, des proches qui fournissent un modèle répétitif. D’une manière générale, ils traduisent l’absence d’information véritable en dehors des filières de proximité. Soumis à une pression accrue pour quitter l’exploitation familiale, la terre natale, les enfants de ruraux savent leur orientation sans retour, se résignent à l’acquisition d’une culture scolaire appelée à anesthésier leurs anciennes marques. Ils admettent le prix à payer, ne manifestant aucune réserve quant au coût ou bien même à la justification d’une acculturation annoncée. D’hier à aujourd’hui, du géographe au sociologue, à l’écho de Lucien Gachon, Placide Rambaud cerne pertinemment la problématique du déracinement par l’école. 199

Le point d’achoppement de cette déculturation semble se trouver dans l’appropriation rendue obligatoire d’une culture scolaire du lire-écrire, en concurrence avec la culture du savoir-faire héritée de la condition rurale. Lucien Gachon, Célestin Freinet ont en commun d’avoir situé la faille et tenté de la combler, d’adapter l’enseignement de la langue au profit d’une approche plus respectueuse des enfants de paysans qui leur étaient confiés. La réflexion qu’inspire leur expérience trouve son actualité dans l’analyse du traitement des différences et la mise en évidence des enjeux véritables lors de l’apprentissage du savoir lire-écrire. Le projet d’une école rurale qui ne déracinerait pas ne se cantonne pas à la définition d’une politique éducative nouvelle à destination des campagnes, entraînant des changements d’organisation et de législation. L’émergence d’un nouvel humanisme rural en constitue à la fois l’axe moteur et l’aboutissement. A cet égard, la pédagogie du lire-écrire s’affirme comme une arme redoutable, dont Lucien Gachon a appris à se méfier, pour mieux s’en servir. Cette tentative nous éclaire quant aux véritables enjeux de cet apprentissage, tout en projetant, dans le même temps, les pistes d’exigences nouvelles.

Lucien Gachon est persuadé que l’avenir du monde paysan passe par la reconnaissance de sa langue. Il réclame la prise en compte des parlers maternels, situant au passage ceux qui contribuent à leur reviviscence 200 et prenant toutefois le soin de bien les distinguer des patois ou des langues régionales. A ce titre et pour l’enfant du peuple, il réfute l’enseignement de la langue de Voltaire, au profit d’une approche centrée sur l’enfant, préférant prendre appui sur la vraie langue du peuple. 201 Il s’agit conjointement qu’“avec le petit de six ans, l’école accueille sa langue, la langue des siens”.202 Les patois 203 sont conservatoires de la langue française, ne peuvent constituer une fin en soi, mais davantage une aide précieuse dans l’apprentissage de la langue française. Son refleurissement passe par la place donnée aux mots et tournures de la langue des champs, en mesure d’expliquer la racine même des mots tout aussi bien que le latin204. Conscient de la menace d’une disparition des ces parlers populaires, Lucien Gachon se distingue des nostalgiques et des régionalistes d’hier et d’aujourd’hui, qui entendent imposer des langues académiques distantes des réalités de vie. Ce positionnement, si fondé soit-il, tout comme l’entreprise de l’écrivain-paysan restent liés au sort d’une paysannerie victime désignée du modernisme. La littérature régionaliste lui a toujours paru distincte de l’oeuvre de l’écrivain-paysan 205 car elle ne fait usage des mots et de la réalité paysanne qu’à des fins exotiques. Paradoxalement, la pertinence d’un tel modèle se trouve, peut-être, dans son transfert vers les banlieues au service du peuple des déracinés.

Qu’il s’agisse des jeunes ruraux d’hier ou, de nos jours, des jeunes issus des banlieues, la scolarité conditionne l’intégration à la société économique, autorise la citoyenneté politique. La réussite à l’école est à ce point déterminante que la pression sur les apprentissages exercée par les parents et l’institution auprès des enfants ne fait que renforcer des dérives productivistes. A renfort de technologies nouvelles, s’exerce en continuité une pédagogie de l’inculcation. L’acquisition du lire-écrire n’est pas une aventure, mais une injonction. La méthode, les textes, l’usage même de la lecture relèvent d’une conversion à une culture nouvelle pour les enfants des couches populaires. Le français, la langue écrite, sont des pratiques étrangères au petit paysan patoisant du début du siècle, comme à l’enfant d’immigré d’une cité. Ainsi, le point commun de Lucien Gachon découvrant Les noces paysannes de l’écrivain-paysan Emile Guillaumin avec les jeunes d’une ZEP lisant Le gone du Chaâba d’Azouz Begag, se trouve dans le sentiment partagé d‘accéder à l’intelligence de l’écriture et d’une culture. Lucien Gachon est le prototype de ce que Jean-Michel Zakhartchouk206 appelle de ses voeux, l’enseignant passeur dans les apprentissages culturels .

Une des missions de l’école, celle de dégager une élite, s’est construite sur un fond de malentendu, en faisant apparaître l’appropriation d’un capital scolaire comme un don, non pas comme le privilège d’une élite sociale. Lucien Gachon l’a compris avant même d’avoir une classe. Loin de renoncer à la culture, il se positionne en médiateur, la fait vivre à renfort de lectures d’écrivains terriens, en initiant à l’écriture à partir du vécu. Il est le pédagogue d’un nouvel humanisme, qui facilite à ses élèves l’accès aux questions fondamentales relativement au sens de l’existence, leur permettant d’agir et de penser le monde, accédant ainsi à l’universel.

Notes
198.

RAMBAUD Placide, Société rurale et urbanisation, collection “Esprit”, éd du Seuil, 1969.

199.

RAMBAUD P., Société rurale et urbanisation, collection “Esprit”, éd du Seuil, p111.

“ A quelles conditions l’acculturation peut-elle libérer les contradictions de chacun pour l’aider à accomplir sa propre histoire et non pas à la nier tout en la faisant vivre comme une promotion? Fondé sur l’équivoque de l’unité de la culture, l’enseignement contribue à rendre en partie inopérantes les formes scolaires de l’urbanisation. Par contre, accepter des cultures différentes, en dresser l’inventaire, préparerait à une meilleure rencontre entre elles.

Comment réaliser culturellement le projet précoce du travail manuel, central dans la société rurale? Comment le geste technique, avec l’ensemble des représentations concrètes ou utilitaires qu’il suscite, avec l’ensemble des attitudes et des modes de connaissance qui l’accompagnent, peut-il trouver place dans un “ humanisme du travail” ou accéder à une culture “professionnelle”?”

200.

”J’ai une profonde gratitude à tous ceux-là qui servent la reviviscence des parlers maternels en pays d’Oc, et aussi en Bretagne, en Alsace et en Flandre. C’est un grand malheur que la Langue Française, depuis le

XVII ème siècle, la Société, si restreinte en nombre pourtant, de la Cour, de la Ville, se soit tellement appauvrie, en termes concrets des parlers paysans”

GACHON L, L’écrivain et le paysan, Editions des “Cahiers du Bourbonnais”, p. 39.

201.

En référence à l’article de L.Gachon, La pédagogie de l’enseignement Primaire. “Défendons la vraie langue du peuple ” par Lucien Gachon, L’Effort,27 novembre 1943.

202.

La pédagogie de l’enseignement Primaire. “Défendons la vraie langue du peuple ” par Lucien Gachon, L’Effort,27 novembre 1943.

203.

Lucien Gachon distingue bien les patois comme étant le sous-produit des parlers maternels, des dialectes.

“Et le paysan, pour son salut, découvre qu’il a sa langue aussi. Ce n’est pas assez de dire que cette langue, c’est son dialecte. Ce dialecte n’est plus, hélas! qu’un patois, c’est à dire un rameau plus ou moins flétri du vieux français autochtone. Le rameau, moins fortement nourri que le tronc, après longuement évolué sur son aire en accord avec le rural qui le faisait se survivre, s’est progressivement desséché. Ou bien, sa sève s’est corrompue au contact du français propagé par l’école, les fonctionnaires, le journal”.

L’écrivain et le paysan, L. Gachon, Editions des “Cahiers du Bourbonnais”, p: 76.

204.

A cet égard, Lucien Gachon fournit de précieux exemples, notamment celui-ci:

”A la campagne on prononce toujours “patientement” : “va patientement”. Le dialecte est simplement en retard sur le français moderne pour la contraction de la finale de l’adjectif féminin de le suffixe adverbial “ment”. Donnons à l’écrivain du terroir le droit d’écrire “patientement”pour patiemment.

L’écrivain et le paysan, L. Gachon, Editions des “Cahiers du Bourbonnais”.

205.

“ Le livre paru est-il écrit d’abord à l’intention du déraciné ou du paysan du cru? Trop “réaliste” ne flattant pas le penchant à l’idylle champêtre du citadin en mal de vert et de pastorale, il sera jugé faux. Ou bien, habilement maquillé, il apportera un aliment à la suffisance satisfaite de la petite dame sortie du fumier. Ces paysans, sont-ils grossiers! L’écrivain paysan est enclin à quitter la ligne du réel, s’il se préoccupe de son public d’émigrés qu’il sait lisant davantage que les gens demeurés au pays. C’est à ce public d’émigrés que l’on doit déjà ces mascarades de régionalisme: bourrées dansées dans les villes d’eau par les midinettes en sabots et bonnets tuyautés. Ce qu’il faut au livre paysan, c’est une critique de paysans, des lecteurs paysans.”

L’écrivain et le paysan, L. Gachon, Editions des “Cahiers du Bourbonnais”, p. 72.

206.

” Si l’enseignant aide à effectuer ce voyage, il devient donc ce passeur vers une “culture” qui “vaut la peine”, une culture dans laquelle lui-même se doit d’être plongé, bien que le voyage soit une occasion continuelle d’aller plus loin. Passeur “cultivé”s’il veut être “culturel”, et “cultivé” en particulier dans son domaine spécifique, celui de la pédagogie, sans laquelle il peut y avoir de passage pour tous.”

Jean-Michel ZAKHARTCHOUK, L’enseignant un passeur culturel, Pratiques et enjeux pédagogiques, 1999, p.20.