XI.1. La fin des paysans.

L’épisode de Vichy, les contraintes économiques des trente glorieuses ont annihilé tout débat portant sur le sort du monde rural au sein de la société française. Ce n’est qu’à l’orée des années 1990, à l’écho d’une contestation issue de la crise et par une prise de conscience de la fragilité des sociétés modernes, que les populations ont manifesté un regain d’intérêt pour le monde rural. Cependant, à l’image de la rénovation du patrimoine bâti autorisant la transformation de granges en gîtes d’hôtes, le choix de vivre à la campagne n’a rien d’un retour à la terre.

Parallèlement à ce sympathique et marginal mouvement de population, la pression économique s’accroît. Ainsi, la construction européenne, en facilitant la circulations des capitaux, a modelé de nouvelles règles, perceptibles jusque dans les paysages ruraux. C’est ainsi que Les paysans 207 de Pologne, qui ont survécu y compris au joug stalinien, sont, à terme, menacés par l’implantation des grands trusts de l’industrie alimentaire, venus notamment de France, tandis que les gentlemen farmer britanniques rachètent des terres de France laissées en friche. Dans ce contexte, l’idéal paysan, malgré ses quelques soubresauts du côté de Millau, paraît plus que jamais menacé.

Lucien Gachon l’avait annoncé avec force et nous ne pouvons que le constater, le temps n’est plus des petits paysans polyculteurs du Livradois. Pourtant, l’enracinement affectif au pays, ou le “vouloir vivre”, n’a pas eu seul raison des “paysages cultivés”. C’est “neuf” qu’il faut désormais comprendre et inventer le monde rural de demain, un parcours à base de données démographiques, économiques, géographiques, susceptibles de conduire à une éthique de l’aménagement du territoire.

Au delà de la multitude des petites communes de moins de 5000 habitants qui, parfois, cultivent leur ruralité aux accents de “chasse, pêche et tradition”, il existe des politiques volontaristes, capables de transcender la fatalité du déclin rural. L’encouragement donné par Cunlhat, l’aide au développement fournie par le Parc Livradois Forez en sont l’exemple concret. Toutefois, il n’est pas certain que la balance vienne à pencher du côté des nouveaux pionniers de la reconquête des parcelles de résineux.

L’évolution démographique du Livradois est marquée par une quasi continuité dans le déclin. C’est une des caractéristiques de l’Auvergne qui, entre les années 1962 et 1982, s’est faiblement enrichie de quelque 60 000 habitants. C’est un accroissement de 5°/°par rapport à la population nationale, qui elle, gagne, 8 millions d’habitants dans le même temps. Le Puy de Dôme s’est ainsi taillé, à l’échelle bien terne de la région, la part du lion; les autres départements enregistrant un solde négatif 208.

Les données économiques révèlent de profonds changements, lisibles dans le paysage. Elles tentent de corriger des données climatiques et physiques constantes. Les politiques des transports, celles du tourisme et l’évolution de l’agriculture provoquent les principaux changements dans le paysage du Livradois.

L’agriculture est l’activité traditionnelle ayant connu ces trente dernières années des changements radicaux, dont personne ne peut véritablement prévoir le devenir prochain. En

1962, elle représentait encore près de 35 °/° de la population active en Auvergne209, soit le secteur d’activité le plus important de la Région. L’agriculture de l’après-guerre est restée immuable jusqu’à l’orée des années soixante-dix. Elle se caractérise, à cette époque, par son caractère familial et la faiblesse de sa mécanisation, qui n’a d’égal que la petitesse des exploitations.

Dans le Livradois prime l’élevage des veaux, des vaches laitières et des porcs. Le seigle, la pomme de terre sont les rares cultures à se perpétuer. Les perspectives de modernisation apparaissant alors sont à la fois radicales et limitées. Les jeunes font souvent le choix de partir et les exploitations disparaissent. Les terres, pour ne pas être vendues, ont été plantées en résineux, dans la plus grande anarchie, notamment du fait d’un plan cadastral ancestral. Les techniques d’élevage connaissent de rapides évolutions, appelant sans cesse une technicité et des moyens supplémentaires. La vie au village s’en trouve bousculée. Les vieilles demeures se vident au décès de propriétaires restés seuls après le départ de leurs enfants. Dans le meilleur des cas, ces mêmes bâtiments se transforment en résidences secondaires. Les besoins nouveaux, les salles de traite, le stockage des machines et des denrées ont métamorphosé l’aspect des fermes. D’imposantes structures de stabulation se bâtissent à l’écart des habitations. L’incertitude marque cette évolution. En marge de cette tendance, demeure une agriculture plus modeste, bien présente en Livradois. Elle est issue des familles paysannes n’ayant pas voulu ou pas pu choisir la modernisation ou l’ayant entreprise de manière modeste. Il existe aussi des tentatives de retour à la terre, opérées par des citadins. Elles sont loin de se solder par l’échec systématique associé à ce type de démarche par les population locales. Il faut toutefois convenir que les entraves généralement opposées à l’installation des néo-ruraux ne font que refléter la dureté du labeur auquel se destinent ces prétendants. D’une manière plus générale, la grande vague de modernisation de l’agriculture a profité bien inégalement aux uns et aux autres. Pour autant, il subsiste une petite paysannerie vieillissante ou marginale, influente tant par son poids électoral qu’économique, à l’échelle de la structure sociale d’un village. Les salariés agricoles ont quasiment disparu, l’activité étant assumée généralement par un couple ou un seul exploitant, tandis que les contraintes économiques ont longtemps incité à l’accroissement des troupeaux, passant désormais de dix vaches, pour suffire à leurs besoins, à trente. La grande période de modernisation accélérée a marqué le pas en 1984, lors de l’instauration des quotas laitiers. L’agriculture de montagne vit sous la perfusion des aides publiques consenties sous forme d’indemnités spéciales de montagne ou de prêts à taux réduits. Discrètement, quelques agriculteurs nous ont avoué leur sentiment d’être devenus “des fonctionnaires...de l’Europe!” Il existe encore des petits paysans ne profitant d’aucune aide, qui survivent en travaillant les terres abandonnées avec du matériel vétuste, qui font de chaque jour un nouveau défi.

L’agriculture de montagne a été proportionnellement bien moins soutenue que celle des plaines céréalières. Tous les agriculteurs ont en commun d’être confrontés à la nécessité de limiter leur production, un non-sens au regard de l’effort continu des générations précédentes. Les discours basculent de l’euphorie productiviste à la dénonciation de ses excès. D’autres perspectives s’offrent à l’agriculture, pour une gestion plus respectueuse de l’environnement, pour une autre politique à l’égard du monde rural. Dans ce cadre, la diversification des productions, la complémentarité des activités constituent les pistes nouvelles par lesquelles l’agriculture du troisième millénaire se doit de trouver un souffle porteur, pour l’avenir de tous. L’agriculture peut ainsi se diversifier en adoptant des productions tombées en désuétude (fraises, fruits rouges), nouvelles (lapins angora, foie gras) et en misant sur le complément économique constitué par les produits alimentaires fermiers tels que les charcuteries, les confitures et les fromages.

L’industrie du bois est en pleine mutation. Cette production traditionnelle, consécutivement au grand mouvement de reforestation plus ou moins bien contrôlé jusque vers le milieu des années 80, est génératrice d’emplois nouveaux. Le relief, la complexité des règles héritées d’un code rural dépassé, la taille des parcelles dispersées en timbres-postes, sans compter le manque d’entretien des boisements et la piètre qualité des bois produits sont autant de freins au développement de cette filière. Trop souvent, les bois sont exploités hors d’Auvergne. Les nombreuses scieries, de faible capacité et incapables de se doter d’un matériel conforme aux normes européennes ferment les unes après les autres. Enfin, la puissance publique n’est pas en mesure d’exercer une pression suffisante pour l’aménagement de sentiers forestiers, le respect de l’environnement notamment, par le choix de la nature des plantations. Le règne des petits propriétaires et de groupes financiers usant cependant de financements publics impose une approche uniquement mercantile du dossier de la reforestation. C’est en tous cas un secteur sensible, dans la mesure où les politiques conduites engagent, pour l’avenir, les hommes, la faune, les paysages, en somme une écologie de proximité.

Dés les années 60, Lucien Gachon, précurseur en matière de plantation de résineux à proximité de sa Guillerie natale, a cependant bien situé les contradictions, voire les dangers du reboisement sauvage en Livradois 210. La propriété forestière constitue un investissement lucratif très protégé, en partie du fait de l’exonération de frais de succession s’y rapportant. Notables et groupes financiers ont rapidement saisi cette opportunité. La propriété forestière existe aussi sous la forme des sectionnaux. Il s’agit de parcelles attribuées aux habitants recensés de hameaux ou de certaines communes dont les charges et, plus souvent, les revenus produits sont partagés. Ce privilège discutable explique, en certains lieux, le peu d’enthousiasme à l’accueil de nouveaux habitants.

Le monde agricole n’a pas encore terminé sa révolution; d’autres exploitations sont appelées à disparaître. Tous les espoirs reposent sur la capacité des ruraux à accueillir des promoteurs d’idées nouvelles, parfois venus d’ailleurs et capables de saisir une richesse de proximité et de

garder à l’homme la place prépondérante dans toute entreprise.

Le tourisme constitue une autre chance de développement pour le monde rural. Le Livradois

est une immensité sauvage, mal connue du large public qu’elle mériterait. Elle est le lot des habitués, des randonneurs ou parfois de ceux qui souhaitent conserver quelques attaches avec une région qui, à divers degrés, leur est familière. Il faut convenir qu’après l’euphorie des aménagements de campings, la construction de bases de loisirs, l’encouragement du parc Livradois-Forez à la réhabilitation des hôtels ou à l’ouverture de gîtes, les résultats sont encore bien timides. L’image de l’Auvergne, trop identifiée aux stations de cure, tend à évoluer au profit d’activités nouvelles. Le tourisme équestre, le VTT, le 4 x 4, les sports aériens ou nautiques s’installent, encouragés en cela par tous les acteurs économiques du parc Livradois Forez. Des manifestations culturelles, à l’instar du festival de musique classique de la Chaise Dieu 211 et aussi des rassemblements plus douteux, à l’image du traditionnel rassemblement de motocyclettes Harley Davidson 212, le Free Wheels de Cunlhat, ont atteint une réputation internationale. A terme, une semblable palette d’activités, malgré quelques ombres, s’affirme comme une richesse, le gage d’une réelle volonté d’aménagement touristique. Elle peut encore s’avérer ingérable, du fait de son émiettement, en conséquence de quoi, il conviendrait de fédérer les actions à visée touristique conduites à destination du tourisme, dans le cadre d’une plus large politique régionale. L’objectif recherché est de doter l’Auvergne d’une image nouvelle, reposant sur des secteurs clairement identifiés. L’essor touristique de la région Auvergne s’inscrit aussi dans la perspective européenne. Cela suppose la capacité de s’adapter aux exigences et habitudes d’un public étranger diversifié, mais très sensible à la qualité de l’accueil. P. Wite 213, relève que ‘“Hollandais et Belges demeurent de fervents adeptes du camping, les Britanniques préfèrent des hébergements plus confortables ou, comme les Allemands, pratiquent un tourisme itinérant faisant largement appel à une hôtellerie de bonne qualité”’.

L’Auvergne est une terre sauvage; elle doit le rester dans ses paysages et par l’image qu’elle offre à ses hôtes. A cet égard, les politiques conduites en la matière doivent veiller à éviter toute invasion, telle que la déferlante des engins motorisés, la mode des golfs et la profusion des réserves de chasse privées, en somme tout ce qui concourt au monopole d’un tourisme stéréotypé et colonisateur. L’image du mal nécessaire prêtée à certaines activités de loisirs est pourtant dépassée; il reste à se prononcer pour des choix cohérents et durables. A l’heure des produits du terroir sur tous les étalages, l’Auvergne est capable d’offrir un tourisme populaire et de qualité, tourné vers la mise en valeur de son territoire, dans le respect du milieu. L’entreprise sera effective dans la mesure où seront associés aux décisions non seulement les populations locales, mais en premier lieux, les vacanciers. Cette entente préfigure une perspective nouvelle de reconquête du milieu.

La création du parc Livradois-Forez a marqué une rupture avec la lente désagrégation du tissu rural, subie depuis le début du vingtième siècle. Dans un souci de mise en valeur et de respect de l’environnement, les acteurs locaux, encouragés par les fonds nationaux et européens, peuvent porter à leur crédit d’avoir rompu avec une spirale infernale. L’avenir nous apprendra si cette embellie conduira vers un renouveau ou s’il ne s’agissait que d’un feu de paille.

Notes
207.

En référence à un ouvrage connu et apprécié de L. Gachon, Les paysans, (REYMONT L tome 1 & tome 2, 439 p , éd L’âge d’homme, 1981), une peinture des paysans polonais du début du XX ème siècle.

208.

C.E.R.A.M.A.C., L’Auvergne rurale, Des terroirs au grand marché, Clermont-Ferrand, p10.

209.

C.E. R.A.M.A.C., L’Auvergne rurale, Des terroirs au grand marché, Clermont-Ferrand, 1990, p71.

210.

”L’équilibre agro-sylvo-pastoral en Auvergne sa jurisprudence nécessaire” (octobre 1974).

...A une dizaine de mètres au nord d’une ferme, autant un rideau de grands arbres peut-être agréable et protecteur contre les bises givrantes, autant un bois est peureux pour les enfants, menace d’étouffement pour les adultes, receleur de menaces aussi pour les animaux...”

“Le réaménagement du Livradois” ((décembre 1960).

“...Si dans le Livradois l’exploitation de la forêt adulte est trop souvent un massacre, si tant de jeunes implantations montent et comme elles le peuvent, abandonnées, massacrées elles aussi par les intempéries, parasitées par tant d’espèces arbustives et arboricoles désormais sans valeur marchande, la raison en est claire de toutes ces négligences et abus. Et c’est l’extrême défaut de jeunes paysans demeurant, jardiniers et bons exploitants naturels de la forêt autour d’eux. Mais voilà que cette forêt le plus souvent, n’est pas à eux. Elle est aux citadins animés de sentiments exclusivement spéculatifs. Et trop de de citadins, de ces bourgeois des villes et des bourgades n’ont pas encore compris, “réalisé” que la condition même de la santé de leurs boisements, de leur belle venue, de leur bon rapport, est dans la présence, le voisinage d’assez de jeunes plans...”

211.

Fondé en 1966 par des mélomanes autour de Georges Cziffra et de son fils, le festival de La Chaise Dieu compte parmi les plus anciens festivals de musique classique. La qualité des programmes et du site ont contribué à l’établissement de sa réputation. Le coût des spectacle demeure cependant un frein à sa démocratisation.

212.

Le Freewheel est placé sous la coupe des Hell’s Angels, un groupuscule de néo-Nazis tirant profit des marchés de drogue, de prostitution et des trafics d’armes. L’entreprise d’abrutissement des foules opérée à base de spectacles pornographiques et de décibels n’est que la face apparente d’une mafia. Pour en savoir plus lire les articles parus dans le POINT (janv. 1994), FHM d’avril 2001, voir différents rapports de la police canadienne et d’Interpol.

213.

C.E. R.A.M.A.C., L’Auvergne rurale, Des terroirs au grand marché, Clermont-Ferrand, 1990, p124.