XI.3. La territorialisations de pratiques éducatives.

Tous les lycées ne sont pas situés à la même latitude que la rue de Grenelle” 215, mais il est sans doute grand temps, pour les montagnards, de bâtir une école laissant place à des perspectives nouvelles. Nous assistons à un retournement considérable dans la prise en compte par l’école des caractéristiques sociales et culturelles des milieux où elle entend exercer ses missions. Au même moment, planent sur l’institution des incertitudes savamment nourries, relativement à ses capacités d’évolution.

Les bassins et autres pays nouveaux et les pouvoirs attribués aux élus locaux dans le cadre des lois de décentralisation sont peut-être le prolongement d’une vie démocratique plus proche, une manière de s’acquitter des choix politiques, au plus près des réalités et des besoins des populations. En toile de fond, l’annonce de la fin de l’Etat nation, la perspective européenne, l’émergence des régions et la prise en compte du local sont autant de chantiers où l’égalité des chances, point de mire de l’héritage républicain, n’apparaît plus dans le fondement de toute action. Dés lors, une éducation à vocation nationale, dans ses programmes, ses diplômes, par la formation et la gestion de son personnel, apparaît comme une survivance, à moins que le local, en matière éducative comme pour tout ce qui concerne les ressources humaines, puisse susciter la capacité de décliner en de nouvelles entités territoriales, et de manière plus forte encore, l’héritage des valeurs républicaines.

La IIIè République fonde en l’école l’espoir durable de son installation. L’éducation à la citoyenneté a pour instrument pédagogique la morale et l’instruction civique. L’Etat régit l’enseignement primaire, prend à sa charge le traitement des maîtres, élabore les programmes à vocation nationale. Par l’instruction, l’Etat se soucie prioritairement de pacifier la politique en assurant la prospérité économique de la bourgeoisie. Le poids de la fonction publique est tel que, par les examens et concours, y compris les plus modestes, l’Etat s’affirme comme l’instrument majeur de la mobilité sociale et géographique.

Dans les années soixante, l’Etat entend, par l’éducation, accompagner une expansion sans précédent. Les filières régulent les besoins économiques pressentis par le plan quinquennal et la vocation de l’école est bien d’assigner à chaque jeune la place qui lui revient. L’instauration du collège unique, en 1977, place les enseignants, puis l’Etat, face à des contradictions dans un contexte de crise.

Les lois de décentralisation du 22 juillet 1983 et du 25 janvier 1985 constituent la première rupture avec l’école de J. Ferry. L’Etat n’entend plus traiter ses territoires comme son école, à savoir de manière homogène. Pour l’éducation, le changement est conséquent avec la loi du10 juillet 1989, plaçant “l’élève au coeur du dispositif scolaire”. Désormais, les personnels doivent apprendre à composer avec des réalités sociales et locales. Les ZEP marquent le passage à une politique volontariste, autorisant l’attribution de moyens supplémentaires. Cette discrimination positive profite à des zones où des indicateurs sociologiques (chômage, précarité, taux de population étrangère) attestent du cumul de difficultés, à commencer par celles de l’école, à atteindre les normes nationales de réussite et... d’échec scolaire. Dés lors, des chercheurs, des praticiens s’y investissent, faisant de ces lieux, abandonnés par d’autres services publics, un laboratoire pour une école populaire de la réussite. C’est alors une victoire de chaque jour à prendre sur l’étiquetage négatif d’un certain nombre d’établissements, sur la violence, l’indifférence, la tentation facile d’abandonner des objectifs de l’école au profit de l’animation de quartier.

Par ailleurs, les lois de décentralisation ont eu pour conséquence le partage des tâches et des compétences en matière éducative. Bien au-delà de la gestion des locaux et de la charge des investissements, ces lois modifient les missions de l’administration appelée à impulser, animer, coordonner et évaluer. C’est le temps de l’Etat régulateur, cessant d’administrer le système éducatif, au même titre qu’il a cédé ses prérogatives en matière économique. L’Etat-Nation est mort, l’Europe éducative n’existe pas encore. Les modes de production évoluent, reposent sur de nouveaux outils et des organisations différentes. La révolution informatique appelle ainsi vers des professions inconnues; elle suppose la capacité des générations nouvelles de faire preuve d’adaptabilité et d’une grande mobilité. Ces bouleversements affectent l’organisation du système scolaire, incité à s’imprégner de la culture d’entreprise avec, pour maître-mot, le projet.

La recherche de la qualité, de l’objectif affirmé de l’accession au baccalauréat pour 80 °/° d’une classe d’âge, appelle à une mobilisation générale de tous ceux qui constituent le concept flou d’une communauté territoriale éducative. Elle est composée naturellement des enseignants, des éducateurs, des familles, des élus, mais aussi des partenaires nouveaux, tels que les représentants de la Police et de la Justice ou les chefs d’entreprises. C’est le constat implicite d’un aveu d’impuissance de l’Etat à pouvoir gérer depuis son Ministère la diversité et l’hétérogénéité, au moyen de circulaires nationales. La loi du 10 juillet 1989 reprend ainsi l’idée que, ‘“pour assurer l’égalité et la réussite de tous les élèves, l’enseignement est adapté à leur diversité par une continuité éducative au cours de chaque cycle et tout au long de la scolarité”.’ Pour l’heure, l’Etat parvient à réguler le système en conservant ses prérogatives en matière de délivrance des diplômes ou par la maîtrise du recrutement des enseignants. Des aménagements sont consentis et un certain nombre de concours ne se font plus à l’échelle nationale, à l’instar du recrutement des Professeurs des Ecoles. D’autres, tels que le concours de recrutement des Inspecteurs de l’Education Nationale ou celui des Personnels de Direction, établissent sur un curriculum vitae et une lettre de motivation les admissibilités, substituant au caractère démocratique des concours de la fonction publique, les critères, de loin plus discutables, des entreprises.

L’empressement de certains élus à vouloir s’emparer de ce chantier devrait inciter à la prudence. A l’heure de “La Charte pour bâtir l’Ecole du XXI è siècle”, c’est l’Etat lui-même qui favorise, plus qu’il n’entend corriger, les entorses à l’égalité face au droit à l’éducation 216. Ainsi, les politiques des communes, par la qualité des équipements, par les moyens qu’elles consentent en personnel et par les investissements opérés dans les structures éducatives annexes, produisent des paysages éducatifs très différents quand, dans un pays moderne, on serait en mesure d’escompter un nivellement ambitieux des disparités territoriales. Notre attachement au service public, à la spécificité politique française relative aux questions de citoyenneté, et la volonté de tendre vers plus d’égalité constituent un héritage, certes perfectible mais, à nos yeux, imprescriptible. La reconnaissance du local s’apparente trop souvent, en milieu rural, à l’exacerbation d’ancrages mythiques, passéistes, tandis que, dans les banlieues, un certain déterminisme social contribue à ce que G. Chauveau désigne par ‘“des assignations à résidence culturelles’”217. A l’Ecole d’une France “Une et indivisible”, il serait coupable d’enfermer les jeunes dans les particularismes et autres déterminismes sociaux quand l’une des missions premières de l’école est de s’affirmer à la fois comme un lieu de culture où l’on peut précisément s’affranchir de ses préjugés, de ses origines et comme un espace où l’on prend conscience du partage d’une communauté de destin et de valeurs avec les autres. Quand bien même des hauts fonctionnaires et quelques politiciens s’accommoderaient volontiers de l’abandon de certaines ZEP, au profit des acteurs du développement des particularismes culturels, ethniques ou religieux, l’école publique ne saurait souffrir son partage, le renoncement à la réussite de tous.

L’ouverture de l’école est nécessaire, le milieu local peut servir de support aux objectifs cognitifs et didactiques des programmes nationaux. L’époque où la géographie et l’histoire s’emparaient de l’évolution ou de la configuration d’un espace proche afin d’illustrer un cours est dépassée. Le projet, dans la mesure où il vise prioritairement la réussite scolaire, donne la priorité aux acquisitions de savoirs, au développement des stratégies d’apprentissage et ne se confond pas avec de l’animation occupationnelle, s’affirme comme l’incontournable outil de la mise en synergie des compétences. L’efficacité de la démarche collective d’un projet repose principalement sur la clarté de la définition des partenariats. Il appartient aux familles, aux communautés religieuses et aux associations de faire vivre les particularismes. Les opérations successives ayant pour but l’aménagement du temps de l’enfant nous ont fréquemment révélé les querelles de compétences entre Ministères (Education Nationale et Jeunesse et Sports, etc...), entre les représentants des pouvoirs nationaux et ceux des pouvoirs locaux. L’Education Nationale nous paraît devoir exercer la tutelle des opérations, à condition toutefois que les moyens soient donnés et qu’ils ne relèvent plus du simple militantisme.

En tout lieu, l’Ecole doit être réceptive à la connaissance et au respect des cultures du monde, dans la mesure où ces dernières contribuent à faire prendre conscience de ressemblances, d’une humanité partagée, des règles et des devoirs s’y rapportant. Cette approche nous paraît faciliter la rencontre des différences, assurément plus aisément que si l’on dressait des frontières à la seule fin de maintenir dans une bulle des communautés en marge de l’aventure humaine. Contrairement à tous ceux qui ont pu établir des certitudes, nous observons qu’il n’existe pas une formule, une méthode, une démarche à appliquer depuis le Ministère à chacune des écoles d’un vaste territoire. Pour atteindre les objectifs nationaux, il faut expérimenter. A ce titre, la formation, l’identité et la mobilité des enseignants, les moyens consentis et les politiques locales constituent les pierres angulaires de l’école du XXI è siècle.

Notes
215.

Citations et enquêtes extraites d’un ouvrage de CHARLOT B. “L’école et le territoire, nouveaux espaces, nouveaux enjeux”, éd. A. Collin, 1994, p11.

216.

Initialement, notre petite école maternelle s’était déclarée motivée par la constitution d’un dossier de candidature. L’absence d’interlocuteur au sein de la circonscription, le peu d’écho de la part des élus ont conduit l’équipe à refuser d’entreprendre seule de telles démarches. Pour nos élèves, nous le regrettons, d’autant plus qu’ils auraient pu assister, sans doute, à une cérémonie inaugurale et faire connaissance des partenaires qui nous ont fait défaut...

217.

CHAUVEAU G. & ROGOVAS-CHAUVEAU E. , “A l’école des banlieues”, Collection pédagogie, ESF éditeur, 1995, p86.