XI.4 Des écoles en Livradois.

Pour des raisons historiques, les petites communes du Livradois ont gardé leur école. Les anciennes écoles de hameau, conçues pour parfaire le quadrillage des certaines communes, ont, quant à elles, été transformées fréquemment en gîtes d’hôtes ou en résidences secondaires. En 1995 les classes uniques représentaient 19, 7°/° du total du nombre d’écoles dans le département et se voyaient attribuer 4, 05°/° du nombre de postes, pour seulement 3, 22 °/° de l’effectif des enfants scolarisés dans le département 218. Le dépeuplement accru, depuis les années cinquante, a entraîné l’abandon continu d’un grand nombre de ces petites structures. Dans ce mouvement, l’école est apparue, pour les populations locales, comme un bastion qu’il fallait défendre au même titre que le village. Les médias ont relayé sous une forme sympathique les luttes conduites par les villages menacés de fermeture d’écoles ou de collèges.

Dans les faits, la situation est plus complexe. Les écoles de hameau, celles des communes peuplées de moins de cinquante habitants, n’en finissent pas de survivre. Des conditions climatiques ou l’isolement justifient, dans bien des cas, des aménagements consentis par l’administration, à commencer par des dérogations aux règles départementales de la carte scolaire. La qualité des enseignants ou celle des équipements peuvent encore influencer les décisions de l’autorité de tutelle. Par ailleurs, l’attrait des bourgs-centres, généralement pourvus de collèges, le développement des ramassages scolaires, au regard des difficultés que connaissent les écoles des hameaux périphériques à combler leur minimum d’effectif lors des rentrées, sont autant d’éléments à porter dans tout débat. Pourtant, c’est l’absence même de politique éducative qui marque la dernière décennie de l’école primaire en Livradois. Cette constatation est exprimée par la formule lapidaire, néanmoins pertinente, d’un Inspecteur de l’Education Nationale évoquant ‘“la politique du chien crevé au fil de l’eau”’ 219 . Contestée dans ses décisions, l’administration n’est pas seule responsable de cet état de fait. C’est au village qu’il faut aller, pour mieux comprendre les blocages consécutifs à la nécessaire évolution du paysage scolaire rural.

L’école est enracinée dans la vie des petites communes du Livradois. Elle est à la fois un symbole et un lieu de mémoire chargé d’émotions pour des habitants le plus souvent âgés, ayant eux-mêmes fréquenté l’établissement du temps où les classes étaient garnies. Avec le café-épicerie, elle demeure l’unique lieu de vie, après le départ des petits commerçants, du postier et du curé. L’architecture massive de certains bâtiments tout comme le confort douillet des maisons d’écoles de hameau témoignent des efforts consentis, au début du siècle passé, par les communautés villageoises en faveur de l’instruction. D’une manière générale, des rénovations ont été entreprises, souvent dans l’urgence, en vue d’assurer la survie des locaux. Parfois même, certaines écoles ont bénéficié de réhabilitations soignées et semblent quasiment choyées. Il est rare de voir, comme à Cunlhat, une école primaire entièrement nouvelle, dotée d’une bibliothèque et de salles d’activités annexes, ouvrir ses portes. Les sentiments nourris par les populations à l’égard de leur école sont pourtant bien plus complexes qu’il n’y paraît. Les attentes sont multiples, à l’image de l’hétérogénéité sociologique des campagnes. Ainsi, les agriculteurs, les artisans et les commerçants ont cessé de constituer la masse la plus représentative des populations rurales. Là, notamment, les familles viennent plus fréquemment de l’extérieur . Les néo-ruraux, parmi lesquels il faut ranger certains agriculteurs, les fonctionnaires locaux, les professions libérales de santé, rivalisent d’influence dans la vie rurale, bien plus qu’il n’y paraît. De fait, d’autres attentes sont formulées à la perspective de la scolarisation et, à défaut de trouver sur place une structure conforme à leurs besoins, les populations nouvelles n’hésitent pas à rompre la loi tacite de la proximité ou bien à circuler du camp de l’école publique à celui de l’école privée. Les autorités, le monde de l’enseignement regrettent des comportements qualifiés de consuméristes. La perception de l’établissement varie selon la disponibilité du personnel, l’aspect des locaux, les actions conduites et aussi selon l’ambiance locale. Le souci de qualité, la volonté d’offrir à tous les enfants, en milieu rural comme ailleurs, toutes les chances sont des évolutions notables dans l’attitude des parents à l’égard de l’école. Le simple accueil en classe enfantine est souvent retardé, conditionné par la fluctuation des effectifs et le maintien d’une structure. Autant dire que l’école maternelle n’est pas un droit en milieu rural. Les parents attendent de l’école de proximité qu’elle soit à la hauteur de la réputation donnée aux petites structures par une presse et une littérature citadines. Pourtant, toutes ces écoles ne s’inspirent pas d’une pédagogie moderne, ne disposent pas d’un minimum de moyens et les parents veulent, désormais, n’en garder que le meilleur. Cette exigence est à prendre en compte, plus qu’à fustiger, dans la mesure où elle constitue l’un des moyens de pression les plus efficaces auprès d’autorités nourrissant un double langage à l’égard de l’école. Par ailleurs, élus et notables, parmi lesquels il faut ranger les enseignants, sont souvent pionniers pour leurs propres enfants en matière d’orientation vers des pôles d’excellence généralement situés en ville. Enfin, tous connaissent très bien l’importance de la petite école dans le cheminement des héritiers.

Les tensions ressenties à l’évocation de quelques rares tentatives de dialogue, lorsqu’un groupe d’élus et d’enseignants courageux ont souhaité réfléchir sur le devenir des structures éducatives à l’échelle d’un canton, ont de quoi démobiliser bien des énergies. Gouverner, c’est prévoir” , la gestion publique de la question scolaire ne doit pas manquer d’inquiéter les citoyens du Livradois.

Proximité oblige, ceux-ci interrogent tout d’abord leur maire, leur conseiller général et, occasionnellement, leur député. La question scolaire dépasse alors largement le cadre des seuls usagers de l’école. Pour l’heure, c’est une perception toute domestique de l’école qui prédomine. Dans leur majorité, les élus préfèrent emboîter le pas à leurs électeurs, pour reprendre en choeur, “l’école disparue, c’est la mort du village” , sans même s’être posé la question de savoir s’il est possible d’inventer d’autres modes de fonctionnement, susceptibles, quant à eux, d’endiguer le phénomène. Les coalitions de circonstances nuisent à l’émergence d’un débat où se confondent des intérêts divergents. Le préalable devrait être de s’interroger sur la qualité d’accueil, sur la meilleure manière de s’acquitter de l’objectif d’égalité des chances, mais les “décideurs” ne font que rarement cas des enfants. A renfort de doléances et d’influences dans les Ministères, jusqu’à l’établissement du moratoire sous le Gouvernement d’Edouard Balladur, les collèges sans élèves et les classes de moins de cinq élèves se maintiennent. Il est pourtant des seuils de fréquentation en-dessous desquels il est nécessaire de s’interroger relativement à l’efficacité d’un enseignement. Le rapport Mauger 220, entre autres, pointe de telles incohérences, souligne l’inégalité manifeste des chances d’accéder à un second cycle long pour des élèves sortant d’un petit collège rural (40,3 °/° contre 52,6°/° dans un plus gros collège). Dans la mesure où les élus cantonnent l’école dans son rôle d’agent de développement et d’aménagement du territoire, il y a malentendu. Le fossé ne fait que s’élargir par une décentralisation offrant des prérogatives nouvelles à des élus locaux avides d’y régner, moins pressés d’en assumer les charges. La refonte qu’appelle la rénovation de l’école en zone rurale ne peut se cantonner à quelques rares tentatives, conciliant les susceptibilités de compétences territoriales. C’est désormais à l’échelle d’un canton, sous l’impulsion d’une politique éducative de région, mais nécessairement avec le contrôle de l’Etat que la rénovation de structures éducatives moribondes est envisageable. Cela suppose des hommes politiques en mesure de poser ouvertement les enjeux, d’associer un large public à leurs décisions. Une des caractéristiques majeures des décideurs en Livradois, est la confusion des genres. Inspecteur, principal de collège, directeur d’école ou professeurs cumulent avec leur profession des mandats de Conseillers Généraux ou de Maires. Avec plus de réserve, il faut convenir qu’il peut paraître compliqué de représenter simultanément le pouvoir politique et le pouvoir administratif lorsqu’il s’agit de prendre des décisions. Lucien Gachon rappelle toute la méfiance de son héros, Henri Gouttebel, à l’égard des souverains locaux 221. Il y trouve même une raison supplémentaire de militer dans le Syndicat des Instituteurs, où il faut bien apprendre à composer 222.

L’administration porte une large part de responsabilité dans cet immobilisme, dans la mesure où elle a en charge la carte scolaire. Certes, il faut assumer les missions de service public avec les moyens attribués à l’échelle du département et composer avec les influences politiques, les instances syndicales. Rien n’interdit cependant à l’administration d’encourager, par l’assurance donnée pour une période convenue, de conserver les moyens mis à disposition, dans les secteurs ruraux engagés dans une réflexion relative à l’évolution de leurs structures éducatives. Il lui appartient, en effet, d’engager de telles opérations. La gestion du personnel, sa prérogative, montre chaque année des carences. Le milieu rural est le lot des débutants, de ceux qui n’ont pas trouvé le moyen d’y échapper. Ainsi, selon une étude de la section départementale du Syndicat des Enseignants, pour près de 90 °/° des professeurs des écoles sortants, 44 étaient affectés en zone rurale (22 en classes uniques, 11 en écoles à deux classes, 11 en écoles à trois classes). En dépit d’un recrutement sélectif et au terme d’une formation théorique poussée, les jeunes maîtres ne sont en rien préparés à l’exercice de leur mission et vivent très mal cette brutale rupture avec leur milieu d’attache, généralement situé dans l’agglomération clermontoise. C’est un paradoxe que de voir des débutants s’installer là où il faut faire preuve d’un grand professionnalisme. La multiplicité des niveaux requiert une organisation spécifique, du matériel. Les dispositifs pédagogiques et les séances modèles des écoles d’application ne sont en rien transférables. Les lieux de formation sont trop distants de cette réalité que certains préfèrent ignorer tandis qu’il serait profitable d’engager une redistribution des moyens 223.

Pour les débutants, qui doivent affronter leur quotidien, il restera la ressource de la solidarité des collègues et l’efficacité des rencontres au sein des mouvements pédagogiques. Quand bien même de jeunes enseignants feraient le pari de s’installer, les difficultés de logement, l’incertitude inhérente au devenir de leur école font encore obstacle. Une rotation des personnels est nécessaire, tout comme la nécessité de maintien pour quelques années sur les postes. Il apparaît aujourd’hui que la seule politique menée soit celle d’une fuite en avant, que l’unique perspective de carrière soit l’abandon de la classe et d’un investissement professionnel lourd, tels que les postes de direction. En somme, l’ancienneté permet d’occuper les postes de remplaçants, soit moins de responsabilités et des indemnités de déplacements en prime. Certes, l’administration n’est pas l’unique responsable de cet état de fait, mais elle y concourt en encourageant à une sorte de désertion, pis encore en n’adaptant d’aucune manière la formation aux réalités du terrain.

La constitution de réseaux d’écoles couplés à des politiques territoriales cohérentes, notamment dans le cadre proposé par l’établissement de communautés de communes, est une des voies à explorer. “L’enfant au coeur du dispositif scolaire”, ce doit être le vecteur commun sachant que cela ne vaut qu’au sein d’une école en mesure d’offrir ce qu’il y a de meilleur, par la qualité de l’encadrement et d’accueil, par les moyens à disposition. L’excellence scolaire en découle alors, comme l’a observé le Recteur Morvan à travers l’exemple donné par Lucien Gachon 224, ou plutôt, une excellence pour tous à ne pas confondre avec un élitisme prétendument républicain.

Notes
218.

voir actes Syndicat des Enseignants, colloque Enseigner en zone rurale” , janvier 1995

219.

MORACCHINI Ch. Système éducatif et espaces fragiles. Les collèges dans les montagnes d’Auvergne , CERAMAC, Clermont-Ferrand, 1996, 225 p.

220.

MAUGER P. (sous la direction de ) , Agir ensemble pour l’école rurale, Direction de l’Information et de la Communication, ministère de l’Education nationale et de la Culture, Paris, 145 p.

221.

Mais, sacrebleu, si les instituteurs se sont organisés en amicales, puis en syndicats, c’est pourtant pour éliminer l’influence néfaste d’hommes politiques, pour faire disparaître à tout jamais l’ignoble pratique des recommandations, des vetos de MM. les Maires, les Conseillers généraux, Députés ou Sénateurs auprès du Préfet et de l’Inspecteur d’Académie. Qu’en plein XX ème siècle, un tabellion, un toubib, un potard, un hobereau ennemi de l’Ecole, ignorant tout des réalités de la profession, puisse faire encore la loi dans sa zone d’influence, en imposant son candidat, en barrant l’ autre, c’est proprement scandaleux! Aussi bien l’instituteur promu au choix, ou nommé par l’Inspecteur d’Académie à un poste envié après délibération du Comité consultatif où siègent ses camarades délégués et les Inspecteurs primaires qui, les uns et les autres, connaissent ses aptitudes, son mérite, ses titres: telle l’honnêteté, la justice.”

(GACHON L., Henri Gouttebel, p: 193).

222.

D’ailleurs au syndicat, c’est là qu’on voit comme qui dirait l’endroit et l’envers des choses. L’endroit, c’est à dire ce qu’il convient de montrer, de défendre et de promouvoir pour le bien du pays et de la corporation. L’envers, c’est à dire ce qu’il vaut mieux laisser dans l’ombre. L’endroit, c’est, opposé à l’obscurantisme et à l’oppression cléricale, le vieil idéalisme laïc et républicain, l’émancipation de l’homme par l’instruction, le libre examen, le mieux-être, l’hygiène. Tandis que l’envers, c’est, comment dire? Tout ce à quoi il faut consentir pour faire aboutir une à une les légitimes revendications. En somme, l’endroit, c’est la doctrine; l’envers c’est la tactique.”

(GACHON L., Henri Gouttebel, p: 192).

223.

Les propos de messieurs BOUVIER A. & OBIN J.-P., dans leur ouvrage “La formation des enseignants sur le terrain” , semblent confirmer notre analyse.

J.-P. Obin fournit un commentaire pertinent à propos des classes d’application (“Dépasser l’alternance”, p221).

“Mais le terrain des classes annexes - c’est cette critique qui a provoqué leur disparition - a toujours ressemblé davantage à un jardin à la française, tiré au cordeau, soigneusement fumé ou désherbé, qu’à une forêt tropicale, prolifique, riche hétérogène et désordonnée à l’image de nos classes de banlieue d’aujourd’hui”.

Ainsi A. Bouvier (“Le rapport au terrain”, p 201) souligne l’importance d’une rotation des personnels en

charge de la formation.

Pour nous, l’essentiel d’un dispositif de formation réside d’abord dans le croisement des compétences de ses formateurs et dans la rencontre possible entre les microcultures de leur milieu d’origine. Cela suppose, pour le moins, que des formateurs de terrain demeurent suffisamment liés à celui-ci pour être imprégnés de ses savoir-faire et de leurs évolutions. Au sein de l’institution de formation, la rotation des acteurs offre une certaine garantie d’avoir en permanence la variété des cultures. Mais cela ne suffit pas. Les croisements de

compétences supposent d’abord l’identification de celles-ci, puis des temps et des modalités de travail facilitant la “rencontre”, voire les nécessaires conflits, les indispensables débats scientifiques, les précieuses productions en commun, et enfin le travail coopératif en équipe, jamais assez développé”.

224.

“...Dans un atelier auquel je me suis rendu, et qui traitait du très beau thème “”école et valeurs”, pas un intervenant n’avait osé parler de l’exigence d’excellence (avant que je ne le fisse moi-même). On insiste à juste titre sur les valeurs de fraternité, d’égalité, de tolérance, de refus de l’exclusion. Mais on oublie que l’école ne saurait être elle-même que si elle vise au meilleur. Il faut que l’école permette de repérer les meilleurs et, comme elle le fit avec Lucien Gachon, d’aider ses éléments d’excellence à donner la pleine mesure d’eux-mêmes. Je l’ai déjà dit à plusieurs reprises ces temps derniers, et je le redis avec force aujourd’hui à Cunlhat. Une société qui ne sait plus s’attacher à repérer l’excellence scolaire et à lui faire sa place est une société qui s’anémie et que guette la mort. Je remercie la mémoire de mon illustre collègue le professeur Lucien Gachon de me permettre de réaffirmer aujourd’hui cette vérité d’évidence, hélas trop oubliée, voire délibérément occultée...”

(Extrait de l’allocution prononcée le 16 avril 1994 par Monsieur le Recteur de l’Académie de

Clermont-Ferrand, pour le baptême du collège Lucien Gachon).