XII.2. Les pédagogues.

Le professeur des écoles cherche encore son identité. Il demeure soumis aux injonctions du modernisme sous couvert d’une école libérale 228 toujours plus pressante. Il reste en marge de la recherche et de la formation gardée par les spécialistes. Il garde cependant l’essentiel, son ancrage de terrain, l’arme du pédagogue.

L’apparition des nouvelles technologies engendre des transformations radicales des moyens de production et des rapports sociaux. Les professeurs des écoles sont appelés à relever le défi de l’accès des élèves à la maîtrise des nouvelles techniques de communication et d’information. Il ne faudrait pas que le présent mouvement puisse s’apparenter à ce que L. Seve perçoit comme ‘“le nouvel adjuvant idéologique d’une stratégie d’éclatement dans un marché éducatif à plusieurs vitesses’ .” 229 Depuis les années quatre-vingt, les changements imposés par le développement des techniques et la mondialisation économique ont conduit au bouleversement des rapports sociaux dans le monde de l’entreprise et de l’école. Les décideurs procèdent avec insignifiance et manipulation, en appellent à la participation, dans le but apparemment louable d’aider les individus à s’adapter au changement. De la sorte, “La barbarie douce” 230 use de technicité pour déshumaniser le rapport au travail, provoquer stress et angoisses. Les conseillers en communication, les experts en management se clonent dans l’ingénierie éducative. 231 La frénésie d’évaluations, l’empilement des projets et l’impérialisme des sciences cognitives sont conjointement les dérives et les bouées d’un système éducatif menacé d’implosion, incapable de se réformer.

Face à ce péril, les analyses divergent. La fin programmée de l’Etat-Nation , l’absence d’une véritable perspective européenne et les revendications régionalistes réservent, peut-être, de beaux jours au grand marché de l’éducation, vénéré par quelques personnalités reconnues au sein de la droite libérale et regroupées au sein de l’association des créateurs d’école, fondée en 1992 par Léon Bourgeois 232. Au chèque éducatif , il semblerait que ne soient opposés que des discours gestionnaires, vides de toute symbolique mobilisatrice. Baisse du niveau, destruction du service public, transformation des établissements en centres culturels sont les leitmotivs d’une bruyante majorité corporative allant, parfois, jusqu’à se réclamer de la philosophie des Lumières.

D’autres réclament avec énergie l’école d’une prétendue efficacité, fondée sur l’orientation précoce, l’assujettissement des apprentissages aux contraintes industrielles, en somme l’appropriation de finalités strictement utilitaristes. De tels excès nourrissent l’immobilisme 233, nuisent à l’action des pédagogues qui ne sauraient prétendre à l’exhaustivité d’un choix philosophique et politique 234.

Provisoirement, nous rejoignons le discours de philosophes, plus globalement de tous ceux qui placent la culture comme l’objectif majeur de l’éducation. Dans l’absolu, l’école décrète l’homme par l’accession de l’enfant à la pensée critique et rationnelle, en niant les contingences sociales, psychologiques et culturelles. Le partage de ce commun viatique contribue à créer du lien social, par l’intégration de tous les enfants à une société et aux valeurs républicaines. Cet ancrage commun commande cependant à la raison d’observer qu’un tel dessein ne se nourrit pas seulement de discours et qu’il serait bien trompeur de remettre à d’autres le soin d’y parvenir, niant au passage les quotidiens de violence et de détresse perceptibles dans de trop nombreux établissements. En somme, l’école est avant tout un lieu d’apprentissage, mais pas seulement. La démocratisation effective de l’enseignement comme sa modernisation réclament des éducateurs , en charge d’inventer d’autres formes de travail, inspirées à la fois de la recherche et de la connaissance de leur public. Il appartient à l’Etat de tracer les grandes lignes d’un projet éducatif d’avenir, pour tous, bien au delà de l’obligation scolaire. Nous avons précédemment exprimé nos réserves relatives aux transferts de compétences en matière éducative à des pouvoirs locaux ou à des groupes de pression, tandis que nous souhaitons une mobilisation de tous les acteurs de terrain pour inventer, en phase avec un tissu social et une réalité locale, l’art de décliner l’ambition éducative.

Il y a divergence fondamentale quant à choisir le vecteur d’une telle option. La perception des missions éducatives dévolues aux enseignants révèle d’autres divergences entre les conservateurs 235 d’une interprétation des fondements de l’école de la République et les pédagogues. Il ne suffit pas à cette intelligentsia 236 de journalistes, d’écrivains et de philosophes de brandir l’étendard de la tradition scolaire et du conformisme racoleur pour résoudre les difficultés d’une majorité d’élèves dont le profil n’est pas celui du recrutement au Collège de France. Sur le terrain, bien des pédagogues s’en réfèrent à la République, à une haute idée de leur fonction, que mettent à mal des réalités que d’autres aimeraient taire. L’accession à une conscience universelle ne se décrète pas; elle résulte d’une éducation. Elle n’est pas une évidence par laquelle certains philosophes récusent toute pédagogie, nous incitant à penser inutile, tout accompagnement, toute mise en situation dans cette entreprise. Dés lors, nous pouvons nous interroger quant à la réelle volonté d’ouvrir cette culture au-delà du cercle des héritiers dépositaires des labels de la culture universelle. L’Ecole de la République a pour mission d’assurer à tous les enfants l’acquisition des connaissances fondamentales, la maîtrise du lire-écrire-compter, tout en agissant contre les inégalités sociales. L’unité nationale en est l’assurance; les outils en sont les programmes, les diplômes et l’égalité d’accès aux établissements publics. L’accès à l’Universel suppose l’appropriation d’une culture, ce qui n’interdit pas, loin de là, la prise en compte des différences. Il n’y a éducation véritable qu’au terme d’un processus d’apprentissage, ce que d’autres récusent, préférant s’en tenir à instruire. Au risque d’imploser, l’Ecole ne peut plus ignorer les différences, mais se doit d’entreprendre de les réunir, fondant ainsi une nouvelle utopie pour une conscience universelle partagée. J. Baubérot, dans son ouvrage Vers un nouveau pacte laïque , fournit un cheminement possible depuis une école laïque construite pour combattre, pour rompre avec toutes les formes de particularismes vers ce qu’il nomme une laïcité délibérative . L’institution scolaire favoriserait alors l’expression des identités, des appartenances, dans un ‘“ensemble d’activité qui sont précisément le libre examen: un rapport direct au texte, avec peu ou pas de médiations sacrales; une façon d’accéder à l’universel où l’institution est instrumentalisée’ .237 Parallèlement, cette éducation permettrait l’exercice de la citoyenneté, fondée sur la reconnaissance de l’autre, la participation collective à l’écriture de sa propre existence. 238

Par les attaques répétées à l’égard des sciences de l’éducation 239 , les pédagogues se trouvent privés de leurs outils de réflexion, de la perspective de transformation. En proie à des réalités sociales et culturelles fluctuantes, placé trop souvent à l’écart des débats portant sur son propre compte, le pédagogue conserve la maîtrise de l’élaboration d’une identité nouvelle, de l’art de réguler son action en bonne intelligence avec ses missions, face au quotidien qu’il affronte. En somme, il garde le dernier mot et nous pensons que la présente crise débouchera nécessairement sur une refondation propice à l’avènement des pédagogues, au moyen de la recherche en éducation. En quelque sorte, les évolutions présentes réclament de quitter des certitudes au profit de la recherche scientifique en pédagogie, dans une dynamique de constante innovation. Jean-Marie Van Der Maren 240 observe à juste titre ‘“la nouvelle parenté avec la psychologie et la sociologie a conduit les chercheurs en sciences de l’éducation à n’envisager de solutions possibles aux problèmes qu’à partir d’une mise à distance et grâce à une démarche scientifique. Mais cela a détourné les jeunes sciences de l’éducation de leur objet spécifique de recherche: la situation éducative”’ . Cette proximité ne convient pas aux sciences de l’éducation, bien en mal de se positionner comme science positive, en mesure de produire des lois permettant des prédictions. Les sciences de l’éducation ne peuvent tout au plus prétendre à l’élaboration de connaissances favorisant la compréhension plutôt que la prescription. La reconnaissance et la mise en oeuvre des travaux de recherche ne sont effectives auprès des praticiens que dans la mesure de leur communicabilité, d’une certaine proximité avec l’expérience quotidienne. Toutefois, le pédagogue, parmi les chercheurs en éducation, ne saurait cantonner ses travaux à la seule réalité de sa pratique actuelle, mais plutôt trouver là l’ancrage à partir duquel il participera à l’oeuvre collective de mise au point d’une éducation d’avenir. Avec le temps, l’apport des pédagogues s’apprécie davantage sur la forme que sur le fond. Il y aurait à gagner dans la recherche et l’explicitation du lien qui unit ceux qui ont pu, en leur temps et dans leur milieu, exercer l’art délicat de la pédagogie.

Les pédagogues, dont il faudrait taire les textes, ont en commun d’avoir cherché à accompagner leurs élèves, souvent des cas désespérés, à cheminer sur les sentiers de la connaissance, à établir leurs propres repères et leur capacité de jugement à la seule fin qu’ils deviennent des hommes libres. La remise en cause de pratiques d’enseignement ignorant délibérément la reconnaissance de la place de l’enfant dans les apprentissages éveille des crispations contraires aux principes affichés. D’hier à aujourd’hui, nous pensons que les pédagogues ont bien mérité de la République. 241

Notes
228.

L’ouvrage d’Yves CAREIL, (De l’école publique à l’école libérale. Sociologie d’un changement, Presses Universitaires de Rennes, 248 p., 1998) fournit une analyse très élaborée de ce processus.

229.

L SEVE, “Touche pas à mon rythme?”, L’école et la nation, n°402, septembre 1989. En cela, P. Seve fait un parallèle avec l’action des hussards de la République qui, au plus fort de la révolution industrielle, ont accompagné les enfants du Peuple dans un vaste projet d’instruction tourné vers l’apprentissage du lire-écrire-compter, “ dans le cadre d’une école à plusieurs filières où “le don était l’adjuvant idéologique d’une politique ségrégative.”

230.

En référence à l’ouvrage de J.-P. LE GOFF, La barbarie douce, La modernisation aveugle des entreprises et de l’école, La découverte sur le vif, 125p., 1999.

231.

L’IUFM d’Auvergne se distingue depuis la rentrée 2000 par le lancement, dans le cadre de la formation continue, d’un DESS “ingénierie du conseil pédagogique”. Il ne s’agit, pour l’heure, que d’une expérimentation, offerte à un public trié qui, à l’avenir, tendrait à se généraliser...

232.

A cet effet, l’analyse de Guy COQ , (Laïcité et République, le lien nécessaire, éd. Du félin,1995, p 82 & p 87.) illustre tout autant un sentiment de révolte que la lucidité éveillée par des stratégies rampantes de démantèlement de l’école publique.

“Au début l’association comprenait près de deux cents membres. Parmi eux, on remarquait nombre de proviseurs, d’inspecteurs d’académie ou généraux, de gestionnaires de l’éducation nationale. On aimerait pouvoir leur demander à quel jeu ils jouent, quand, notables de l’institution de l’éducation nationale, jouant de leur titre, ils signent des documents qui prônent la démolition de l’institution. Que des inspecteurs d’académie signent la prose de M. Bourgeois, cela dépasse les bornes ! (S’ils étaient cohérents, il commenceraient par démissionner.”

“...D’autre part, les dérapages de la régionalisation, le mythe de la région comme panacée aux maux sociaux vont enclencher un processus contre lequel fut justement définie la fonction publique. Il s’agit d’un risque d’intrusion de plus en plus grand des politiciens locaux ou régionaux comme groupe de pression sur l’école publique. Faire des chefs d’établissements, ou des enseignants, des clients des politiques locaux n’ira pas dans le sens d’un fonctionnement serein de service public. Le “système de piston” a déjà gangrené bien des hommes de ce pays, faire des éducateurs les lèche-bottes des politiques pour obtenir leur poste, les asservir dans leur travail, au nom de la spécificité (creuse) des projets régionaux, n’amènera aucun progrès. Ajoutons que la logique entrepreneuriale ou, en franglais, managériale, qui inspire la pensée de droite sur l’école, aboutit à une dénaturation de l’institution scolaire...”.

233.

Immobilisme”, au sens et en référence à l’ouvrage de Guy Avanzini, Immobilisme et novation dans l’éducation scolaire, Privat, 1975.

234.

Ces enjeux sont étudiés par Philippe Meirieu

“... Car, à notre sens, la pédagogie, dans ce qui la constitue, n’est attachée, par nature, à aucune des deux “écoles” que nous avons décrites. Celui que nous nommons “le pédagogue” se recrute aussi bien, en effet, chez les enseignants attachés au service public d’éducation et convaincus de la valeur émancipatrice de la culture dans sa visée d’universalité, que chez les formateurs soucieux d’une efficacité sociale et professionnelle immédiates. Les efforts réalisés par les uns et les autres pour rattacher la pédagogie à leur propre inscription institutionnelle se soldent, en effet, toujours par la réaction de leurs partenaires qui refusent ce qu’ils

considèrent comme une annexion injuste. Ainsi, les uns et les autres se retrouvent-ils côte à côte en dépit de leurs choix idéologiques opposés - quand il s’agit de travailler sur les obstacles cognitifs ou de s’interroger sur la question de l’appropriation des savoirs ou des transferts de connaissances ”.

(MEIRIEU P. “La pédagogie, entre le dire et le faire”, Collection pédagogie, ESF éditeur, 1995, p51).

235.

L’usage, médiatique entend habituellement désigner par républicain s ceux s’opposent aux sciences de l’éducation ou qui se portent comme les uniques garants des principes républicains. Nous préférons à leur encontre user de la dénomination de conservateurs. A défaut, nous prendrions le risque de laisser croire que les pédagogues sont éloignés des valeurs républicaines quand ils n’ont de cesse de les promouvoir dans toutes les classes, certes, non sans interroger cet héritage.

236.

Bien loin d’être exhaustive, nous citons une liste nous paraissant significative en empruntant des registres différents:

J.-P. DESPINS & M.C. BARTHOLY, “Le poisson rouge dans le perrier” , (Criterion, Limoges, 1983).

ROMILLY J., “L’enseignement en détresse”, (Julliard, Paris, 1984).

RAYNAUD P., “La fin de l’école républicaine, Calmann-Lévy, Paris, 1990.

237.

BAUBEROT J., “Pour une nouveau pacte laïc”, éd. Le Seuil, p188, 1990.

238.

Michel DEVELAY a déjà tracé les grandes lignes d’une orientation que nous prenons comme point de mire d’une nouvelle utopie pour une école publique dans l’espace européen:

“Ainsi faut-il songer à une autre institution éducative. Nous avons proposé une école dont la visée continue à être accès à la Raison, mais à une raison contradictoire, susceptible de prendre en compte la complexité, de se convaincre que toute science construite, que toute rationalité est d’abord de l’intersubjectivité partagée. L’école sanctuaire doit céder le pas à une Ecole du débat, du conflit intellectuel, de l’échange, faisant la classe non plus un lieu où l’on transmet, ou l’on constate des résultats, mais un espace occupé par une communauté de

chercheurs où chacun voit comment il pourrait mieux faire, sur la base d’une évaluation rigoureuse et d’un accompagnement personnalisé. Une Ecole de l’Instruction, soucieuse de l’acquisition des savoirs dans un

climat de corresponsabilité et de solidarité critique. Une Ecole de la République, toujours, qui privilégie la chose publique sur la chose privée, dans laquelle laïcité se conjugue avec liberté, tolérance avec souci de l’universel, mais une Ecole de la république dans laquelle ces réalités seront considérées comme à construire avec les élèves et non pas comme allant de soi par décret. Une Ecole de la République pour faire vivre la

république dans l’Ecole.”

Donner du sens à l’école “, collection Pratiques et enjeux pédagogiques1996, p119

239.

Ce que nous illustrerons par une déclaration de J.- C. Milner (Nouvel Observateur du n°1052, janvier 1985):

“Vous parlez d’éthique: vous avez raison. Vous semblez dire qu’il existe un réel incontournable qui a pour lieu la classe. Vous avez encore raison. Mais, à mes yeux, cela ne se traduit pas par le mot pédagogie, ce que vous décrivez sous ce nom est parfaitement honorable. Mais la pédagogie dans les faits, n’a rien à voir avec cela. Ce sont les colloques pédagogiques, l’impérialisme des sciences de l’éducation, les circulaires administratives. Cela dit, nous ne nous entendrons pas. Nous discutons sur un mot. Vous m’exposez votre

pratique, que je n’ai aucune raison de ne pas trouver respectable. Mais vous êtes la face plausible , acceptable d’un pouvoir qui, lui, ne l’est pas”.

240.

VAN DER MAREN J.-M., Méthodes de recherche pour l’éducation, De Boek Université, 1996, p23.

241.

Dans “Lettres à quelques amis politiques sur la République et l’état de son école”(Plon, septembre 1998, en collaboration avec Marc Giraud), Philippe Meirieu après avoir dénoncé les contradictions d’un certain nombre d’intellectuels et d’acteurs du monde politique se présentant comme les garants de l’Instruction Publique au mépris de la pédagogie, lance un appel à tous les citoyens de la République soucieux de l’avenir de leur école. Une fois de plus, il fournit des pistes constructives pour une école ouverte à tous, attestant ainsi de la vigueur d’une pensée républicaine généreuse et résolument moderne.

P. Meirieu établit encore une orientation fondatrice d’une approche nouvelle pour l’école publique.

“ Ainsi, peuvent s’articuler les deux vocations premières de l’Ecole républicaine: d’une part, unifier et permettre l’accès de tous à un horizon d’universalité, d’autre part, différencier en reconnaissant chacun dans son identité. Unifier pour que la reconnaissance des différences ne se transforme pas en résignation aux séparations, différencier pour que l’unification nécessaire ne dérive pas vers quelque forme sournoise de colonialisme.”

MEIRIEU P., Emile, reviens vite...ils sont devenus fous (en collaboration avec M. DEVELAY), ESF, 1992, p63