XII.3. Les classe culturelles, des passerelles.

Notre réflexion sur l’oeuvre de Lucien Gachon serait incomplète sans ses ramifications de”terrain”. Nous nous risquerons à un rapide retour sur les activités conduites ces dernières années dans les différentes fonctions d’instituteur que nous avons occupées. Il ne s’agit pas de modèles, mais la revendication effective de notre fidélité à tous les enseignants qui se sont situés, bien avant nous, en passeurs culturels.

Tout d’abord, nous restituerons une observation menée pendant l’année 1996.97, dans le cadre d’un fonctionnement de réseau d’aide aux enfants en difficulté d’une commune semie-rurale du Livradois. Un mois seulement après la rentrée des classes, les maîtresses nous alertent, inquiétées par les contre-performances d’un bon quart des élèves de chacun des trois cours préparatoires. Une première série d’évaluations relativise ce constat, ramenant à la dizaine le nombre d’enfants qui n’ont manifestement pas pu profiter des activités de lecture proposées en début d’année. Qu’il s’agisse d’un affreux rat jaune (Ratus) ou d’un fantôme bien niais (Gaffy) en guise de support de lecture, la banalité des textes n’a d’égal que la monotonie des exercices d’accompagnement. Il n’en faut guère plus pour voir tous les protagonistes de l’affaire s’inscrire dans une logique de renoncement. Ainsi, les familles, lorsqu’elles sont présentes, tentent parallèlement d’appliquer les bonnes vieilles recettes, semant doute et confusion dans l’esprit saturé de leurs enfants. Les enseignants culpabilisent un temps, tentent de motiver les troupes en répétant, dans la limite de leur disponibilité, la leçon qui bloque. Bientôt, il faudra se résoudre à l’orientation vers la structure spécialisée, à qui l’on confie le soin, sous l’habillage d’une aide, de placer ceux qui se démarquent, par trop, de la norme de classe et du programme. S’il s’agit d’une aide sur le temps de classe, le repérage est douloureux pour les quelques élèves rattrapés au moment des activités artistiques ou sportives, que l’enseignant estime, pourtant, pouvoir être manquées. Quant au transfert en classe d’adaptation, il donne à peine le temps de se reconstruire que, l’année suivante, la pratique d’un enseignement traditionnel conduit les mêmes élèves à être, de nouveau, montrés du doigt. Concernant les dix élèves de notre étude, une évaluation diagnostique a été programmée. Elle a tôt fait de cerner leurs difficultés majeures autrement qu’en un simple retour de performances ou par la mise en parallèle avec des situations sociales précaires à l’instar des demandes de prises en charge des élèves en difficulté.

L’hypothèse d’un déficit dans la motivation du lecteur est avancée. Pour faire court, ces élèves n’ont pas profité d’une préparation suffisante, ne sont pas en mesure d’identifier ce à quoi la lecture autorise et comment il faut s’y prendre pour lire. A l’instar de M. Bentolila, nous serions tenté d’affirmer qu’‘” avant même d’apprendre à lire, un enfant devrait savoir ce que c’est lire. Comprendre les enjeux de la lecture avant de passer à l’acte éviterait de s’engager sur des fausses pistes et d’investir son énergie dans des tâches qui ne font que caricaturer l’acte de lire.”’ 242 En réaction, les élèves rejettent un apprentissage par trop systématique. Toutefois, l’évaluation appelle à diversifier les réponses portées aux difficultés de chacun de ces élèves, tout en profitant de la constitution de groupes hétérogènes afin de les dépasser.

Un premier champ d’action concerne les capacités à traiter et reconnaître des unités linguistiques. Ici, la vocation première des ateliers sera donc d’améliorer la capacité à reconnaître les mots. Plus pratiquement, des textes sont choisis afin d’éviter toute surcharge nuisant à la compréhension du fait d’une mobilisation centrée sur la reconnaissance de mots. Ils sont progressivement enrichis, élargis à d’autres types de lecture. Dans ce cadre, des groupes de cinq élèves, au plus, permettent de repérer les blocages et autorisent ainsi une reconnaissance facilitée des mots et, par là-même, la possibilité d’accroître la capacité des élèves à traiter de l’écrit.

Un second champ d’action englobe les difficultés relatives aux connaissances linguistiques, encyclopédiques et les rapports à l’écrit. Des ateliers décloisonnés au sein des classes de grandes sections auront la charge ambitieuse d’ouvrir de nouveaux champs d’expériences culturelles centrés sur l’appropriation de la langue et des connaissances sur le monde, ainsi que la reconnaissance des divers types et usages d’écrits. L’expérience inspirera un projet d’action éducative que nous reprendrons de manière plus élaborée quelques années plus tard, avec notre grande section de maternelle. Il s’agit de travailler sur l’histoire de l’écriture. Le projet,“Histoires d’écrire”, vise à confronter les élèves à l’essence même de l’écriture par différentes mises en situation destinées à faire produire un questionnement spontané, révélateur des représentations. Par la suite, les élèves s’improvisent comme les inventeurs d’un code, d’une mémoire, les artisans de leur propre écriture. L’entrée en matière est la présentation, à la Bibliothèque Universitaire, d’ouvrages datant de l’an Mil. Les semaines suivantes, de nouveaux supports d’écriture seront présentés (les parchemins, les hiéroglyphes, les fresques). Les tablettes d’argile, le travail à la plume, l’imprimerie et l’ordinateur sont les auxiliaires de ces premières tentatives d’écriture. Entre temps, une visite au moulin Richard de Bas (une fabrique artisanale de papier) nous conduit à exploiter la pâte à papier comme support d’activités artistiques mises en valeur lors d’une exposition. Au cours des ateliers, des discussions s’improvisent et les élèves sont amenés à s’interroger relativement au mode de fonctionnement des codes d’écriture empruntées aux plus anciennes civilisations. Ils s’improvisent scribes d’écritures imaginaires, arrêtent des codes afin de transcrire les prénoms et quelques mots d’usage courant. D’une culture à l’autre, du code le plus complexe au plus simple élaboré par l’un des élèves à base de “vagues”, chacun établit ses repères. Certains vont même jusqu’à en observer les nuances, les exceptions, notamment dans la transcription des sons auxquels peuvent correspondre plusieurs écritures. En quelques semaines, un regard nouveau est porté sur les activités de l’écriture-lecture, plus personnel, rendu effectif par de véritables mises en situation d’orateur, d’écrivain et de lecteurs. Manifestement, tous semblent renouer avec le projet de lire à mesure de l’apparition d’une réflexion métalinguistique, qui modifie leurs rapports à la langue. C’est du moins ce que confirment les évaluations pratiquées ultérieurement, qui laissent apparaître le développement de stratégies de lecture effectives, y compris chez les élèves signalés au réseau d’aide aux enfants en difficulté. Le projet prend une nouvelle dimension lorsqu’en partenariat avec les personnels de la bibliothèque municipale sont organisées des recherches documentaires en rapport avec les thèmes étudiés dans chacune des classes. L’occasion est ainsi donnée de se familiariser avec ce lieu, d’apprendre que l’on peut y venir seul, en dehors des horaires scolaires, que chacun peut aussi y pratiquer une lecture de loisirs avec la liberté de ne pas tourner toutes les pages d’un livre.

Cette expérience d’une pédagogie du lire-écrire conduite dés la grande section illustre notre volonté d’engager chaque élève dans la complexité des textes, récits et des mythes traversant la mémoire de l’humanité, en ignorant les déterminismes, les pré-requis, les renoncements multiples au profit de l’appropriation commune d’une culture.

Cette approche est encore plus prégnante dans le projet conduit durant l’année scolaire 2000-2001, ayant pour thème “mythes, légendes et cultures de l’est”. Ainsi, les élèves de notre classe de grande section ont , entre autre, durant le mois de décembre 2000, abordé le mythe fondateur de la cité de Cracovie. L’histoire de “Krak et le dragon” nous avait été adressée par nos correspondants alsaciens, à qui, en retour, nous présentions quelques “Contes et légendes d’Auvergne” réunis par H. Pourrat. A partir d’illustrations, de textes à lire, de discussions, d’anticipations, d’échanges au sein de la classe et avec d’autres classes, les élèves ont donc pu tout à la fois saisir les questions les plus difficiles, nourrir leur imaginaire, se placer en situation effective de lecteurs et de producteurs d’écrits. Le présent exemple nous a semblé faire ses preuves à compter du moment où les élèves commençaient à s’interroger, à discuter, à s’impliquer, à confronter leurs points de vue. Il nous est difficile de pouvoir restituer la teneur des débats; néanmoins de vifs échanges ont porté sur la conduite à tenir face au dragon. Les avis étaient partagés quant à savoir s’il pouvait être éduqué; ils étaient tout aussi animés à l’évocation de la manière de traiter l’étrangeté, voire la menace, en dissociant l’un de l’autre, en s’ouvrant à l’intelligence du monde 243.

Par ces deux exemples, nous souhaiterions illustrer notre souci d’une approche centrée sur l’exercice du pouvoir scriptural, qui ne saurait être complète sans l’accompagnement d’une réflexion relative au fonctionnement de la langue. C’est ici que Bernard Lahire cerne les racines de l’échec scolaire, observant que, ‘“Tout se passe comme si, en apprenant à raisonner leurs pratiques langagières, certains élèves se rendaient objectivement maîtres du langage des autres, à savoir ceux qui le pratiquent sans le raisonner”. 244

La maîtrise du langage, puis celle de l’écriture-lecture offrent le pouvoir d’agir, voire de conduire les relations sociales. L’accès aux strates les plus élevées des savoirs et du pouvoir est conditionné par la maîtrise réflexive du langage. Le véritable déracinement se situe bien, pour les élèves qui ne sont pas en possession d’un certain capital, dans l’étrangeté des formes scolaires de relations sociales. C’est ainsi que de nombreux élèves s’inscrivent dans des stratégies d’imitations, d’automatismes, calquent leur attitude sur des apparences scolaires, sans jamais saisir les véritables enjeux éducatifs. Bien au-delà des exercices systématiques propres à l’étude des règles de grammaire et d’orthographe, par les exercices langagiers, s’impose une perception différente du monde. Le foyer du déracinement est précisément ce que Bernard Lahire nomme ‘“” un rapport scriptural-scolaire au langage et au monde.”’ 245 La fonction de l’école n’est pas plus de former des jeunes enfants à rester dans leur milieu que d’assurer un tri social. Une pédagogie du lire-écrire est nécessairement centrée sur chaque enfant, vise à le rendre acteur de ses propres pratiques langagières, de la faculté à décider pour lui-même en tenant compte des autres. Le choix de ne s’en tenir qu’à des lectures censées plus proches des milieux populaires, qu’il s’agisse notamment, hier, en milieu rural, d’histoires paysannes ou désormais des textes simplifiés, paraît constituer un frein à une pédagogie de la réussite pour tous. A l’instar de B. Charlot, on peut dire qu’ ‘il faut parier, à l’inverse, que le savoir peut et doit présenter un sens par lui-même et que le métier de mauvais élève résulte, le plus souvent, d’une attitude trop peu ambitieuse”. 246

Une recherche conduisant à l’essence même de l’histoire de l’écriture, à la confrontation avec des textes mythologiques aux multiples ramifications éthiques, modestement illustrés par notre expériences et complétée par des pratiques d’écriture intégrant les nouvelles techniques de communication, constitue une voie d’accès à une culture-cultivée, échappant ainsi à ce qu’A. Bentolila décrit comme ‘“une raideur syntaxique et énonciative fortement préjudiciable à la quête du sens dans un texte écrit.”’ 247

L’héritage légué par le pédagogue Gachon se trouve ailleurs, dans le cheminement exemplaire, depuis l’enfant du Peuple à l’affirmation de l’écrivain passé maître dans l’art de l’exercice du pouvoir scriptural. Au regard de son expérience, nous pensons qu’il faut conclure par un appel à l’enseignement d’une culture littéraire dans les I.U.F.M., gage de l’émancipation des primaires et passage obligé pour l’émergence d’une nouvelle pédagogie du lire-écrire, résolument populaire et humaniste. Les données théoriques relatives aux apprentissages, à l’analyse de séquences, les variables didactiques et autres dispositifs de différenciation forts utiles et abondamment servis en formation initiale ne permettent pas de cerner la dimension humaine qui doit prédominer dans toute entreprise éducative. A l’instar de P. Meirieu 248, nous devons nous interroger quant à savoir ‘“-Quels outils mieux que les oeuvres littéraires, peuvent-ils permettre de s’entraîner ainsi à explorer les chances de l’avènement humain dans l’aventure pédagogique”’ ? La lecture de textes littéraires à des fins pédagogiques permet de préparer tout éducateur à l’urgence dans laquelle il se trouve de faire des choix. La littérature, mais aussi les arts (peinture, musique), fournissent de nombreuses “études de cas“ susceptibles d’éprouver les certitudes au profit d’une action en conscience.

L’oeuvre de Lucien Gachon rejoint celle des pédagogues par ce qu’elles ont de commun dans leur propension à témoigner et à se situer résolument dans la fiction. Plus que son utilité ou les orientations données, son originalité se trouve dans le modèle de l’écrivain-pédagogue, de celui qui a tenté d’écrire son rapport à la culture. Il est révélateur d’observer que les formateurs d’adultes, dans le cadre d’action d’insertion, utilisent abondamment les techniques d’histoires de vie pour favoriser une prise de conscience et l’émergence de perspectives auprès de leurs stagiaires. Dans le même esprit, lors de nos interventions dans les ateliers de pratiques professionnelles à l’IUFM d’Avignon, nous faisons largement appel à des techniques d’écriture en vue d’amener nos jeunes collègues à préciser leur rapport personnel à la culture. L’écriture reste un préalable à l’action, “une expérience sans dégâts249. Quelques lignes, à la manière d’un roman géographique et pédagogique, tel “Voyage au pays de l’utopie rustique250 de Mendras, pour peindre une autre école ouvriront peut-être la porte vers de nouvelles utopies. Après tout, les yeux rivés à leurs cadrans, les scientifiques ne sont jamais parvenus à prédire l’aventure humaine, bien heureusement. Quel que soit le thème abordé, c’est notre parti-pris, un préalable à toute réflexion sur la culture et à ses ramifications pédagogiques. C’est surtout l’héritage des passeurs de cultures.

Notes
242.

Monsieur Bentolila situe encore les difficultés relatives à l’apprentissage de la lecture à un autre niveau:

“L’immense majorité des enfants en difficultés de lecture ont souffert d’un sérieux déficit de la médiation, ils n’ont pas eu la chance qu’au bon moment, lorsqu’il l’attendaient, un adulte les ait aidés à découvrir les vrais enjeux de la lecture; ils n’ont pas eu la chance qu’à leur propose rythme un adulte leur ait montré comment fonctionnait le code écrit”.

BENTOLILA A., Le propre de l’homme, parler, lire, écrire. Plon, 2000, p163 et 166.

243.

Les travaux de J.-M. ZAKHARTCOUK ont largement inspiré notre intérêt pour la présente démarche, cependant nous reprendrons une citation de P. MEIRIEU que nous avions fait figurer en tête de notre projet:

“Avec le Petit Poucet, on dit tout simplement: “Ecoute, il y a une histoire que se racontent les hommes, et que je te raconte à toi et aux autres, qui te relie à ceux du passé, à ceux du futur et à ceux du présent, et qui fait qu’au delà de nos différences, au delà de ce que chacun d’entre nous vit, nous partageons quelque chose, qui est notre commune humanité”. Et ce quelque chose-là, au fond, est la seule chose qui vaut la peine que l’école se batte pour le faire découvrir.”

Pédagogie en milieux populaires, L’harmattan, 2001, (sous la direction de ), DUBREUIL B.

244.

LAHIRE B. , “Cultures écrite et inégalités scolaires”, sociologie de ”l’échec scolaire” à l’école primaire, Presses universitaires de Lyon, 1993, 120 francs, p191.

245.

ibidem, p39.

246.

CHARLOT B., “Ecole et savoirs dans les banlieues...et ailleurs”, éd. Armand Colin, 1992, p181.

247.

BENTOLILA A., “De l’oral à l’écrit: connivence et distance”, La Lecture, apprentissage, évaluation, perfectionnement, éd. Nathan, 1991, p187-188.

248.

MEIRIEU P. Des enfants, des hommes, / Littérature et pédagogie. La promesse de grandir. p:12.

249.

MEIRIEU P. Des enfants, des hommes, / Littérature et pédagogie. La promesse de grandir. p:11.

250.

MENDRAS H., Voyage au pays de l’utopie rustique, éd actes/sud collection espace temps, 1979.