Conclusion.

Tout au long du vingtième siècle, Lucien Gachon est contemporain de l’un des plus grands bouleversements frappant les campagnes européennes, la disparition de la prédominance du monde et des valeurs paysannes. Observant ce mouvement, auquel il ne parviendra jamais à se résoudre, il n’a pour seule arme que des mots et la ferveur d’une certaine idée de l’homme. En se jetant dans une bataille complexe, il dévoile les contradictions qui traversent de plein fouet des sociétés où l’ordre des choses paraît échapper à tout contrôle. Le progrès concrétise l’ambition de l’homme à vouloir maîtriser la vie dans ses ramifications humaines, sociales et politiques. Déjà, les travaux des champs s’en trouvent allégés, la médecine et les produits manufacturés profitent à un plus grand nombre d’individus, tandis que les loisirs et les congés payés sont offerts aux salariés, par l’avènement du Front Populaire. Alors socialiste, éducateur mu par la foi en la Raison et au progrès, Lucien Gachon pense qu’il est possible de contrôler ce flux, de l’humaniser.

Dans les faits, l’histoire s’est accélérée sans que les hommes aient pu véritablement assimiler les conséquences de leur nouvelle puissance. Plus que l’école, l’industrialisation, l’exode rural, l’évolution des techniques de communication et de production bousculent l’équilibre sociologique et politique précaire de ce début de vingtième siècle. La fin des petits paysans libres annonce les cohortes d’expatriations, l’accession au salariat urbain. La République promet le progrès, entend organiser une reconnaissance de droits nouveaux débouchant sur la participation citoyenne aux décisions. Elle a un prix, des contradictions et des détracteurs. La réaction ne se fait pas attendre de la part de ceux qui se sentent menacés dans leurs privilèges économiques et politiques. Dans son refus de parvenir, Lucien Gachon reste alors parmi ceux qui tentent de s’émanciper en restant du peuple et perçoivent le profond décalage entre les principes affichés et ne réalité insidieuse. En fait, le projet républicain, fort de ses visées expansionnistes et de son patriotisme revanchard, semble épouser les aspirations des classes moyennes et de la bourgeoisie pour mieux se garder du péril de la Commune, sur fond de positivisme et de lutte contre les particularismes.

Dans l’entre deux-guerres, le modernisme paraît condamner les cultures ancestrales héritées de la civilisation paysanne. Les petites patries demeurent pourtant l’objet d’un réel intérêt, manifesté par les géographes, les écrivains et les hommes politiques. Un courant régionaliste, aux mouvances floues, dénonce le centralisme parisien. L’enracinement, le sentiment d’appartenance à un espace perceptible et harmonieux est opposé à l’adhésion raisonnée aux grands symboles de la III ème République, tels que la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen.

Du fait de ses appartenances multiples et complémentaires, Lucien Gachon participe à tous ces débats. Il progresse sur une corde raide, à la recherche d’une conciliation entre le progrès et une société traditionnelle. Depuis Saint-Dier, l’éducateur du peuple a saisi la contradiction d’une fonction qu’il exerce avec dévouement. Il n’entend pas trahir les enfants de paysans, qui lui sont si proches. A l’instar de “l’homme en proie aux enfants” il doit composer avec une réalité de classe et des élèves passifs, résignés quant à leur sort. Il ne lui reste plus qu’à inventer des dispositifs pédagogiques en mesure de concilier l’instruction avec un fond de culture paysanne, d’en faire un tremplin capable d’éveiller les consciences. Dès lors, il devient pédagogue, celui qui conduit vers un idéal, la cause paysanne à vivre et à prolonger par l’école, sans autre discours. Il lance les classes promenade, une ouverture sur le milieu et, surtout, un exercice d’écriture où se glissent les mots des parlers maternels. Plus tard, par son plaidoyer pour un nouvel humanisme à base du vieux français, il concrétise sa recherche d’une culture reconnue pour le monde paysan. Elle est nourrie des mêmes mots, accompagnée des mêmes récits empruntés aux écrivains de la terre et appelés à suivre les générations à venir comme autant de mythes. L’analyse de son propre cheminement le guide et l’amène à constater que l’Ecole laisse échapper quelques promus, obligés de se convertir à la culture des classes dominantes, poussés sans cesse à faire leurs preuves et, malgré tout, demeurant des primaires. En plus de ce pillage des élites, il dénonce l’ambition des programmes, la soumission des enfants du Peuple à l’ordre, aux valeurs, à la culture des villes. A ses yeux, l’entreprise nourrit l’exode, le déracinement, engendrant la misère matérielle et morale.

La prophétie pessimiste paraît fondée lorsque le machinisme se retourne au profit de la barbarie. A l’heure de la débâcle, comme bon nombre de ses concitoyens, Lucien Gachon est abasourdi, emporté par le vent de tourment l’incitant à trouver asile auprès d’une société paysanne moribonde qu’une poignée de revanchards accédant au pouvoir entend ressusciter. L’épreuve réveille en lui une dimension inhibée, une conscience paysanne tournée vers l’effort, la résignation. Il croit venu le temps de livrer l’ossature de sa pensée, son oeuvre pédagogique, “Les Ecoles du Paysan”. Le projet, conçu avec minutie jusque dans le détail des programmes et des emplois du temps, reprend les aspirations largement partagées. Malheureusement, il paraît dans une société minée par le doute et rongée par la guerre. La Révolution Nationale n’est que l’aboutissement d’une tragédie bien antérieure, la libération des craintes et refoulements engrangés par des changements trop rapides pour une partie des français. Des glissements politiques se dessinent bien avant la guerre 251. Dés 1938, Lucien Gachon entreprend une révolution intérieure, se culpabilisant du bonheur des années passées. Avec Pétain ou Caziot, il veut croire en la paix possible et, surtout, en une politique bienveillante pour les campagnes. Depuis toujours, il attendait un écho favorable, une perspective de renouveau pour sauver la vie et la culture des paysans. Il ne peut donc que s’enthousiasmer à l’annonce d’un tel dessein. De plus, le retour à la terre va de pair avec une politique de la famille favorable à une natalité forte, autre souci majeur de l’historien, du géographe et du paysan ne pouvant se résoudre à l’avancée de la friche. Il y a encore la reconnaissance quasi sacrée du travail, l’amitié entre français, qui sont autant de repères significatifs pour l’ancien syndicaliste. Lucien Gachon glisse inexorablement de l’opposition libertaire contre le déracinement, au culte des racines mystiques de la tradition, voire de l’hérédité, qui attache le paysan à sa terre. Mais la guerre, les répressions entament le crédit d’un pouvoir qui ne tarde pas à verser dans une collaboration active. La proposition de création d’écoles secondaires rurales n’aboutira jamais et, dans l’année 1942, Lucien Gachon perd ses illusions quant aux chimères vichystes.

Le détournement pétainiste de la thématique rurale et régionaliste interdit tout débat jusqu’aux années soixante-dix. Les mouvements autonomistes, alors gauchistes, dénoncent la tutelle nationale, l’anéantissement des cultures locales, l’impérialisme économique. Les lois de décentralisation, le transfert de pouvoir au parlement de Bruxelles n’endiguent pas les revendications régionalistes. Tandis que les modes musicales viennent à nouveau puiser parmi les folklores, l’enseignement de langues tombées en désuétude, l’attachement à des cultures factices, contrastent avec la circulation des hommes et des cultures autorisés par la perspective européenne. Minoritaires, complices d’assassinats, les mouvements autonomistes parviennent cependant à asseoir certaines formes d’un impérialisme nouveau tandis que, sous l’emprise des médias modernes et en conséquence des modes de production, l’homogénéisation des modes de vie s’opère progressivement d’un bout à l’autre de la planète.

C’est précisément dans ce contexte, par la nécessaire émergence d’un projet éducatif ambitieux, capable de transcender les différences, que l’oeuvre de Lucien Gachon peut servir de base à une réflexion féconde. La problématique centrale de son oeuvre, le souci de concilier une culture humaniste et des réalités locales, de refuser le déracinement social comme découlant nécessairement du progrès et de l’instruction, cela s’affirme comme des données transversales, dont aucun pédagogue ne saurait faire l’économie d’une interprétation, si provisoire soit-elle. Ce sont ces mêmes articulations qui, à différentes périodes cruciales du vingtième siècle, ont révélé de profonds décalages entre l’Ecole et la société. Hier, il fallait une pause pour digérer les progrès générés par l’instruction massive et la science conquérante. Aujourd’hui, nous gagnons une nouvelle ère, où l’homme ne cesse à la fois d’accroître sa puissance et les responsabilités qui lui incombent. L’école n’a plus le monopole de l’instruction, mais ses responsabilités éducatives sont déterminantes. Elle traverse une crise profonde dénoncée par de nombreux auteurs et conduisant à l’immobilisme dans l’institution scolaire. Certes, une utopie capable de rassembler, d’inciter à plus de créativité et d’enthousiasme, reste à germer. Quand les clameurs du doute couvrent les débats, mieux vaut recentrer l’action autour de l’organisation des apprentissages. Là encore, l’approche de Gachon relative aux enjeux du savoir lire-écrire a annoncé des débats et des recherches qui ne font que commencer.

L’éducation a pour finalité une quête éthique perpétuelle, une réflexion sur les valeurs et les lois communes qui régissent les sociétés et évoluent d’une génération à l’autre. Le pédagogue anticipe les aspirations et les mouvements d’opinion d’une humanité désormais en mouvement accéléré. Tout l’intérêt du parcours de Lucien Gachon pédagogue tient dans l’exemplarité d’un questionnement continu auquel il s’astreint, traquant l’avenir et allant même jusqu’à tenter de le modeler. Il nous a révélé, en partie à ses frais, les risques de détournement d’une utopie éducative et confirme la relativité, dans le temps comme sur le fond, de nos ambitions éducatives. A le suivre, il faut croire ce déséquilibre fécond, susceptible d’être compensé par le travail et la recherche d’une plus grande humanité. La spécificité de la conception de l’école rurale qu’il livre se rapporte à une idée “éthico-politique de l’éducation”. Il entend former l’honnête homme davantage dans une perspective rousseauiste à l’écoute des petites patries, et non pas seulement en instituant la nation par l’unification idéologique et morale des populations.

Nous laisserons à l’ingénierie pédagogique le soin d’échafauder des théories prescriptives de l’éducation. Les données scientifiques sont indispensables mais ne doivent pas primer sur la réflexion philosophique relative aux finalités éducatives, dans l’action comme dans la formation des éducateurs. Ceux qui font classe croisent la route des grands pédagogues et, manifestement, il en est une tracée par Lucien Gachon. Tous ont en commun de tenter de surmonter les contradictions de l’emprise éducative, autrement dit de chercher les meilleures conditions de développement, d’accession aux savoirs et à la liberté pour les petits d’homme qui leur sont confiés. Ainsi, Lucien Gachon, dans son souci de ne pas déraciner, interpelle nos consciences. Il cherche à dépasser les contradictions entre la transmission universelle des valeurs et le respect de la singularité des personnes. C’est encore émanciper et découvrir un ordre véritable, affranchir des préjugés sans déculturer. Il réclame le respect des spécificités d’une culture par sa langue, ses traditions, la reconnaissance de son universalité. Surtout, il nous demande d’apprendre à connaître l’autre.

”Qu’aucune opinion ne soit une conviction absolue, immuable. Que le jour présent ne soit qu’un passage de la somme des expériences de demain...A cette seule condition, notre travail ne sera jamais monotone ni sans espoir”.


(Préface de Janusz KORCZAK à la 2è édition de son livre en Pologne, 1979).
Notes
251.

Gérard Noirel le démontre à travers les politiques conduites à l’égard des étrangers. Marc Sadoun a étudié les dérives fascistes d’une frange d’anciens responsables du Parti socialiste. ( Voir SADOUN Marc, Les socialistes sous l’occupation ”, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques).