Introduction générale

En 1995, A. Rivara dressait un bilan impressionnant de l’état et de la qualité de la recherche sur Marivaux  1 , dont le développement peut se mesurer à l’aune de la comparaison avec les états des lieux précédents, établis par F. Deloffre puis H. Coulet  2 . À lire ce bilan et les comptes-rendus réguliers effectués depuis lors par la Revue Marivaux, le chercheur désireux de s’aven­turer à son tour dans l’étude d’un auteur sur lequel tout semble avoir été écrit, de surcroît définitivement et irréfutablement, risque la paralysie admirative.

La fin de l’article-bilan d’A. Rivara ouvre heureusement un champ de recherche possible :

“Des études manquent donc encore : la poétique des Journaux  3 , une synthèse sur les œuvres de jeunesse, une dramaturgie de Marivaux, des analyses transversales de ‘scénographie’ et de l’interaction entre les genres, une recherche sur les liens de Marivaux avec la littérature espagnole, l’étude de la diffusion de l’œuvre, sans compter l’édition critique de textes séparés”  4 .

Si l’on se rapporte à ce qui se pose comme un programme pour les futurs chercheurs, une voie semble devoir être approfondie, qui concerne la dramaturgie marivaudienne.

B. Dort définit la dramaturgie comme étant “l’écriture et l’agencement du texte”  5 . La référence classique sur la dramaturgie reste évidemment, pour B. Dort, l’ouvrage fondamental de J. Scherer (1981), lequel “étudie à la fois la ‘structure interne’ (donc la façon de concevoir les personnages et de construire l’action) et la ‘structure externe’ (‘les problèmes de mise en œuvre et non plus de conception’) communes aux pièces de cette période”  6 .

Y a-t-il une carence dans l’analyse dramaturgique de Marivaux ? R. Pomeau (1974) s’étonne de fait que “l’un des plus novateurs parmi les dramaturges français du XVIIIe siècle n’ait guère été l’objet de telles enquêtes”  7 .

Cette remarque n’est pas tout à fait exacte. L’article de R. Pomeau lui-même énonce quelques propositions qui concernent la dramaturgie. Avant lui, la thèse de M. Meyer (1961) s’interrogeait sur la relation du théâtre de Marivaux avec les conventions de l’époque en s’appuyant résolument sur les textes théoriques de J. Scherer. Plus près de nous, l’ouvrage de F. Rubellin (1996) sur Marivaux dramaturge annonce dès le titre un projet stimulant  8 .

Ces trois documents, de nature et de longueur différentes, ont quelques points communs. Tout d’abord, ils s’appuient sur un corpus relativement restreint. F. Rubellin étudie La Double Inconstance et Le Jeu de l’amour et du hasard ; R. Pomeau se cantonne à La Double Inconstance, L’École des mères et Les Fausses Confidences  9  ; le corpus d’étude de M. Meyer est sensiblement plus important puisqu’il est constitué de ce que l’auteur nomme “le cycle de l’amour” : Arlequin poli par l’amour, La Surprise de l’amour, Le Prince travesti ou L’Illustre Aventurier, La Seconde Surprise de l’amour, Le Jeu de l’amour et du hasard, Le Triomphe de l’amour, Les Serments indiscrets, L’Heureux Stratagème, Le Legs, Les Fausses Confidences, L’Épreuve et La Double Inconstance.

Cette première confrontation des critiques autorise deux remarques liminaires.

D’abord, ce sont des pièces en trois (ou cinq) actes qui sont majoritairement représentées dans les corpus d’étude : seules L’École des mères, L’Épreuve, Le Legs et Arlequin poli par l’amour en font partie parmi les pièces courtes, alors que La Double Inconstance est étudiée par les trois ouvrages. D’ailleurs, dès qu’il sera question, pour M. Meyer (1961), de se livrer à une analyse précise, c’est Le Jeu de l’amour et du hasard qui sera appelé à l’aide, plutôt que Le Legs par exemple.

Ensuite, dans les trois ouvrages, on peut relever une évidente cohérence thématique : toutes les pièces choisies comme objet d’étude parlent d’amour  10 . Cela donne en définitive le sentiment que la dramaturgie est liée à une thématique : c’est là une problématique sur laquelle nous reviendrons ultérieurement.

Dans leur analyse dramaturgique, les trois critiques s’appuient sur des données comparables. Tous, ainsi, étudient le traitement du lieu et du temps  11  : M. Meyer (1961) traite ces questions au travers des prescriptions des doctes et des sacro-saintes règles des trois unités ; R. Pomeau (1974) et F. Rubellin (1996) s’attachent à distinguer le lieu scénique et l’espace hors scène ainsi que la structure interne de la pièce, ce qui revient à se demander comment la pièce est “classiquement intriguée”, avec “exposition, nœud, dénouement”  12 . F. Rubellin et M. Meyer consacrent toutes deux un chapitre entier à cette question, l’une l’appelant “structure dramaturgique” (F. Rubellin) et l’autre “la structure de l’œuvre et la convention classique” (M. Meyer).

Or la conclusion de R. Pomeau, comme celle de M. Meyer, est sans appel : Marivaux opte pour une dramaturgie classique. R. Pomeau le définit comme “le dernier en date des classiques de la scène française”  13 . Dans le cours de son étude, M. Meyer ne cesse de montrer à quel point l’œuvre marivaudienne  14 se conforme aux préceptes de la dramaturgie classique. On citera, pour s’en convaincre, quelques phrases de l’auteur à propos du Jeu de l’amour et du hasard :

‘“Cette action se déroule sur trois actes, qui s’échelonnent selon les préceptes classiques, dans une progression rigoureuse, s’ordonnant chacun autour d’une ou deux scènes centrales ; les scènes de chaque acte se suivent selon le précepte de la liaison des scènes, l’exposition et le dénouement se faisant également dans les règles”  15 .’

Est-ce à dire que la structure interne des pièces de Marivaux ne mérite pas d’autre attention que la vérification d’une conformité à des règles fermement établies au dix-huitième siècle  16  ?

F. Rubellin (1996) fait à cet égard preuve d’une plus grande prudence. Loin d’inscrire résolument Marivaux dans le moule classique, elle l’oppose au contraire à ses prédécesseurs  17 en montrant que pour lui l’intérêt des pièces ne repose pas sur les mécanismes de l’intrigue mais sur ceux du sentiment. Elle en conclut :

‘“Marivaux choisissant de mener son action au rythme des cœurs et non des péripéties extérieures, la linéarité de l’intrigue est moins directement perceptible, atténuée par ‘mille autres petites situations momentanées’, si bien que la composition, qui peut sembler plus souple, fait songer par instants au rococo” (p. 65).’

Néanmoins, si F. Rubellin prouve que l’exposition à l’intérieur de ce système gagne en importance  18 , elle étudie précisément la triade héritée de la dramaturgie classique  19 .

De ce premier balayage, on peut tirer deux conclusions permettant de justifier notre projet de thèse.

Tout d’abord, les questions sur la dramaturgie du théâtre de Marivaux n’ont à ce jour guère mobilisé la critique. Cela tient sans doute à plusieurs facteurs. Le fait qu’elle soit considérée presque unanimement comme classique dissuade sans doute de s’engager plus avant sur une voie a priori déceptive : il est inutile de traquer la conformité des pièces de Marivaux aux règles des doctes si l’on s’attend à la trouver partout. En outre, l’attention légitime portée au langage des personnages  20 et à la définition du marivaudage  21 a déplacé le problème. Ajoutons à cela une particularité que nous avons maintes fois observée : comme ce théâtre parle de sentiments, et en particulier d’amour, les auteurs sont parfois insensiblement entraînés à se placer, dans l’analyse, au niveau des personnages et, ce faisant, à quitter le terrain de la dramaturgie pour entrer dans celui, plus mouvant, de la psychologie  22 .

La deuxième conclusion qui naît de ce survol rapide concerne le statut des pièces courtes. Ces dernières n’ont pas à ce jour, du moins à notre connaissance, été étudiées spécifiquement et en totalité autour d’une question particulière. Elles sont choisies, sélectionnées pour venir en renfort des analyses menées sur les pièces longues ou sont étudiées isolément en liaison avec une thématique. Et pourtant, ces pièces occupent une place tout à fait remarquable dans la production de Marivaux : son œuvre théâtrale s’inaugure presque coup sur coup avec deux pièces en un acte, Le Père prudent et équitable et Arlequin poli par l’amour  23 . Elle s’achèvera de même, puisque, à partir de 1738, Marivaux se consacre exclusivement aux petites formes  24 . Ces pièces en un acte se répartissent en quatre catégories selon qu’elles aient été écrites pour le Théâtre-Italien, la Comédie-Française  25 , le théâtre de société, ou qu’elles aient été seulement destinées à la publication (cf. dans l’annexe 2, p. 637, pour plus de détail). Il y a donc là un corpus moins que négligeable, au moins quantitativement : sur trente-huit pièces de Marivaux arrivées jusqu’à nous  26 , il y en a vingt-et-une en un acte. Elles constituent donc indéniablement un corpus qui vaut d’être examiné comme formant un tout. Nous y retiendrons Le Père prudent et équitable, malgré les jugements négatifs dont cette première pièce de Marivaux fait l’objet, ainsi que La Femme fidèle, parcellaire, et La Provinciale, parfois rejetée comme apocryphe, en nous autorisant de l’avis de F. Deloffre et F. Rubellin  27 .

Notre thèse, partie de l’hypothèse que la critique s’appuie trop souvent sur le seul corpus des grandes pièces, au risque de tronquer des aspects importants de l’œuvre marivaudienne, se propose donc de considérer les pièces en un acte comme un ensemble qui mérite qu’on lui consacre une monographie spécifique. Interroger leur dramaturgie, c’est prendre le pari de voir un fonctionnement à l’œuvre comme en accéléré et au microscope. En effet, la pièce en un acte, privée par essence de la respiration de l’entracte et amenée à se développer dans un cadre étroit, permet à l’observateur attentif de repérer les dynamiques à l’œuvre, de voir par quels procédés on l’amène de l’exposition jusqu’au dénouement.

Notes
1.

Cf. A. Rivara (1995).

2.

Cf. F. Deloffre (1964) et H. Coulet (1979).

3.

L’inscription des Journaux au programme de l’agrégation 2002 a suscité une abondante production critique sur cette question, tant sur papier qu’en ligne.

4.

A. Rivara (1995), p. 424.

5.

Cf. M. Corvin (éd.) (1995), sous “Dramaturgie”, p. 285-286. B. Dort rappelle aussi la définition de Littré, également citée par R. Pomeau (1974) : “l’art de la composition des pièces de théâtre”.

6.

Ibid., p. 285.

7.

R. Pomeau (1974), p. 256-257. L’enquête souhaitée pour Marivaux a été remarquablement menée par J. Scherer (1989) à propos de Beaumarchais et par G. Forestier (1996 a) à propos de Corneille.

8.

Il ne nous a pas été possible de lire deux thèses américaines au titre prometteur, que le prêt inter-universitaire n’a pas réussi à acheminer jusqu’à nous. Il s’agit des ouvrages de Donald C. Spinelli, A Concordance to Marivaux’s Comedies in Prose, Univ. of North Carolina Press, Chapel Hill, 1979 (4 vol.) et de Cindy Yetter-Vassot, Le Théâtre de Marivaux : esquisse d’une approche structurale, PhD, Univ. of Virginia.

9.

Il justifie cette sélection par le cadre restrictif de l’article et par le fait que ces pièces appartiennent “à des genres différents et [sont] espacées chronologiquement dans la carrière de Marivaux”. C’est, comme il le dit lui-même, une logique de “sondage”.

10.

Et ce malgré la variété que souligne R. Pomeau (1974) dans les œuvres qu’il a choisi d’examiner. Notons que sa sélection de trois pièces se caractérise plutôt moins par la variété générique ou thématique que par la forme : on y trouve une pièce en un acte, une en trois actes et l’unique pièce en cinq actes de Marivaux, Les Serments indiscrets.

11.

Critères que J. Scherer (1981) intègre à la structure externe (lieu) et interne (temps).

12.

Formules de R. Pomeau (1974), p. 261.

13.

R. Pomeau (1974), p. 267.

14.

C’est l’adjectif marivaudien, consensuel, que nous choisirons dans cette étude plutôt que le très musical marivaldien de M. Gilot ou de M. Deguy.

15.

M. Meyer (1961), p. 26.

16.

De fait, J. Scherer (1981) dresse pour le théâtre du dix-huitième siècle le constat suivant : “la structure interne de la pièce de théâtre a peu varié. Sur l’exposition, l’action et le dénouement, les auteurs du XVIIIe siècle conservent, en gros, les idées du XVIIe siècle” (p. 9). M. de Rougemont (1988) affirme la même chose en évoquant la situation de la tragédie : “les règles dramaturgiques classiques offrent un cadre qui n’est pas discuté, et trouvent leur formulation définitive dans les articles de Marmontel pour L’Encyclopédie” (p. 35).

17.

M. Gilot (1998) est du même avis. Dans une séquence intitulée “invention d’une comédie nouvelle”, p. 199-202, il écrit en effet : “Marivaux a rompu radicalement avec la tradition qu’on avait tirée du théâtre de Molière, avec Regnard, puis avec Destouches : celle d’une comédie fondée sur la peinture de ‘caractères’, ou types, fixés une fois pour toutes”. La rupture avec la comédie de caractère avait été soulignée à plusieurs reprises par des contemporains de Marivaux, dont F. Deloffre et F. Rubellin (2000) donnent quelques témoignages dans l’Appendice de leur édition du théâtre complet de Marivaux. Par exemple l’abbé de La Porte (1759), cité p. 2066 : “M. de Marivaux, voyant que ses prédécesseurs avaient épuisé tous les sujets de comédies de caractère, s’est livré à la composition des pièces d’intrigue ; et dans ce genre, qui peut être varié à l’infini, ne voulant avoir d’autre modèle que lui-même, il s’est frayé une route nouvelle” ; ou Lesbros de la Versane (1769), cité p. 2069 : “Tous les genres de comédies de caractère étant épuisés, M. de Marivaux donna toute son application à la composition des pièces d’intrigue, dans lesquelles il a été son modèle à lui-même”.

Dans une séquence intitulée “la variété des formes”, M. Gilot (1998) tend à prouver que le goût de l’invention dramatique a conduit Marivaux à s’approprier “des formes qui n’avaient rien à voir avec celles de notre théâtre classique, comme le conte de fées (Arlequin poli par l’amour), la pastorale dramatique (La Double Inconstance), la tragi-comédie à l’italienne (Le Prince travesti), ou la comédie d’intrigue à l’espagnole (La Fausse Suivante)”. L’idée d’un Marivaux novateur est récurrente dans cet ouvrage.

18.

Sur l’exposition, on peut voir R. Howells (1991).

19.

Cf. ses remarques sur La Double Inconstance : l’exposition, p. 66, 67, 68 et 69 ; le nœud, p. 67, 70 et 71 ; le dénouement, p. 83.

20.

Notamment de la part de linguistes et de pragmaticiens : cf., entre autres, C. Dornier (1996), N. Fournier (1996), J.-M. Granier (2003), S. Guinoiseau (1984), A.-M. Paillet-Guth (1990, 1996 a et b), R. Sabry (1998), M. Wauthion (1995).

21.

Question évidemment et définitivement traitée en bloc par F. Deloffre (1955), après J. Fleury (1881), et reprise pour des études de détail par L. Baladier (1987) ou F. Rubellin (1992 a).

22.

Nous sommes d’accord avec M. Deguy (1986), p. 54, pour dire que le théâtre de Marivaux n’est pas psychologique ; mais nous ne partageons pas l’avis des auteurs qui affirment que “le théâtre de Marivaux est par essence plus idéologique que psychologique” (J. Terrasse (1986), p. 23), car nous ne le croyons pas idéologique non plus.

23.

Avec, intercalé, L’Amour et la vérité, en trois actes.

24.

J. Scherer (1981) a montré que le nombre de pièces en un acte avait fluctué au XVIIe siècle : après un premier bond entre 1650 et 1669, puis une décrue dans la décennie suivante, les petites pièces sont en croissance régulière entre 1680 et 1699 (cf. p. 458). La suite de cette croissance est décrite par H. Lagrave (1972), qui s’appuie sur les registres de la Comédie-Française pour constater que “le pourcentage par rapport au total, des représentations avec petite pièce s’élève (…) régulièrement, et considérable­ment” ; “de 1710 à 1750, ce pourcentage atteint son niveau maximum, soit 98%, pour la période 1745-1750, et même, pour les années 1747-1750, 100%” (p. 351). Le même phénomène s’observe chez les Italiens : cf. H. Lagrave (1972) : “Lorsque les Italiens durent abandonner progressivement leur ancien répertoire pour jouer en français, ils comprirent très vite l’intérêt que présentaient les petites comédies en un acte pour un théâtre qui sacrifiait beaucoup plus que la Comédie-Française à la variété et à l’actualité. Sur 348 ouvrages nouveaux en français, 272 sont des pièces en un acte” (p. 354). On va même jusqu’à rassembler plusieurs comédies en un acte pour former une même soirée. Sur les pièces en un acte et leur rapport à la représentation, cf. H. Lagrave (1972), p. 351-359, et M. de Rougemont (1988), p. 24.

25.

Sur les relations entre Marivaux et la Comédie-Française, cf. N. Guibert (1992) p. 66-70.

26.

Parmi les pièces longues, on trouve deux tragédies, Annibal et Mahomet Second. Certaines sont parcellaires : La Nouvelle Colonie, L’Amour et la vérité, Mahomet Second. Nous suivons F. Deloffre et F. Rubellin (1992 et 2000) qui, au contraire d’autres éditeurs, n’intègrent pas Le Chemin de la Fortune, texte sans vocation théâtrale malgré sa forme dialogale. La liste des œuvres est susceptible de s’allonger : cf. F. Deloffre et F. Rubellin (2000) sur les pièces perdues.

27.

En ce qui nous concerne, la mise en scène par Planchon d’un montage mêlant les fables de Félicie et de La Provinciale nous a convaincue du statut marivaudien de La Provinciale. La réécriture importante faite sur ces deux textes (à laquelle nous avons consacré une étude approfondie encore inédite) révèle en creux de nombreux traits et usages de Marivaux. On en trouvera un aperçu dans la troisième partie, infra p. 606.