I. Pourquoi aborder la dramaturgie par la problématique de la fin ?

La question de la fin dans l’œuvre marivaudienne a alerté les critiques du fait que les principales œuvres romanesques de Marivaux, La Vie de Marianne et Le Paysan parvenu, sont inachevées, contre tous les usages  28 . Dès le XVIIIe siècle donc, les réactions ont été nombreuses. L’explication apportée par d’Alembert ne peut satisfaire :

‘“On a fort reproché à Marivaux cet excès de paresse ; mais c’était tout au plus la paresse d’achever, et non pas de produire (…). Cette négligence prétendue tenait à une autre cause, au fond d’inconstance qu’il avait dans le caractère, et qui, se répandant sur son travail, le forçait à courir d’objets en objets. La vivacité de son esprit s’attachait promptement à tout ce qui se présentait à elle (…) ; dès lors l’objet ancien qui l’avait occupé était sacrifié sans regret à l’objet nouveau”  29 .’

On admirera comment la paresse  30 dont on l’accuse est, pour l’éloge, muée en papillonnage. Aujourd’hui, les critiques portent naturellement un autre regard sur le mystère de l’inachèvement. W. H. Trapnell (1970) déclare ainsi que “Marivaux definitely seems to have developped a technique of incompletion” (p. 251). H. Coulet (1983 a) en fait un projet esthétique précoce dans la production de Marivaux. D’après ce critique, c’est dès les romans de jeunesse que

‘“Marivaux s’est fait un principe de refuser au lecteur le dénouement dont toute histoire crée l’attente et le besoin. Tantôt, c’est la bonne volonté du lecteur qui est mystifiée, son adhésion confiante au récit : le dénouement le déçoit ; tantôt, c’est sa curiosité ; il ne saura rien par la suite et aucun détail du texte ne peut la lui suggérer”  31 .’

H. Coulet finit par donner une lecture originale de ce refus de finir, qu’il met sur le compte d’un rapport particulier de l’écrivain au monde. À la fin de son article, il écrit en effet :

‘“l’inachèvement est une structure délibérément adoptée et savamment mise en pratique pour obliger le lecteur à participer à l’œuvre, à en trouver lui-même le sens, et à comprendre que c’est la défiance, la déception de Marivaux devant la société de son temps qui lui ont fait occulter l’existence proprement sociale de ses protago­nistes”  32 .’

Projet esthétique, posture sociale, prise en compte de la réception, les causes alléguées pour expliquer l’absence de fin des romans de Marivaux dépassent l’analyse que proposaient les contemporains du romancier.

J. Sgard (1996) fournit une autre explication ; pour lui, en effet, ne pas finir constituerait le meilleur moyen de rendre compte de la vie. Cette hypothèse audacieuse s’exprime ainsi :

‘“Toute forme de projet composé serait mensonge : tout récit qui partirait d’un dénouement serait transformé en destin. Il y a chez Marivaux comme un recul devant l’œuvre d’auteur, le gros livre composé qui trahit la vie ; et il y a chez lui une permanence de la forme périodique, de cet ouvrage fragmentaire qui ne dit pas ses conclusions, qui ne s’achève pas (…) ; ses deux grands romans, La Vie de Marianne et Le Paysan parvenu, sont composés en parties librement développées, comme une conversation et non comme un livre”  33 .’

Or on ne peut que constater le décalage entre l’œuvre romanesque et les pièces de théâtre, toujours impeccablement terminées. Si l’on se réfère aux analyses précédentes sur le roman, comment expliquer cette étrange différence ? Est-ce parce que pour Marivaux le théâtre n’est pas la vie mais un univers de conventions sur lesquelles il peut s’appuyer ? Est-ce le rapport à la représentation qui induit la nécessité d’une fin ? Toujours est-il que, face à cette différence de technique considérable d’un genre à l’autre, sur le critère du dénouement, nous pouvons peut-être en déduire un statut spécial du traitement de la fin au théâtre par Marivaux  34 .

A. Blanc (1986) va plus loin et insiste sur la nécessité de lire les pièces de Marivaux “à rebours”. Comparant Beaumarchais à Marivaux, il attribue au second l’étiquette d’“horloger”. Filant la métaphore, il précise que “pour que l’horloge puisse marquer une succession chronologique des secondes, il faut d’abord remonter la pendule, c’est-à-dire anticiper le temps ; c’est le dernier battement qui a été prévu le premier”  35 .

En fonction d’une fin prévue, il suffirait alors de mettre en place la variété des possibles qui y mènent  36 .

La proposition d’A. Blanc paraît justifiée par Marivaux lui-même. En effet, dans la préface de L’Homère travesti, il utilise une comparaison à même de nous éclairer sur une certaine conception du dénouement et de sa place :

‘“c’est comme un dénouement d’intrigue qu’on attend, et dont la suite, que l’on ne sait pourtant pas, divertit par avance, par les rapports plaisants que l’on sent qu’elle aura avec le commencement”  37 .’

Le dénouement théâtral apparaît donc, semble-t-il, soit comme l’anti-modèle du dénouement romanesque, soit comme en mineur dans l’économie de la pièce du fait de son caractère conventionnel et répétitif  38 . S’il est inintéressant, trop conventionnel ou toujours identique, pourquoi lui consacrer une thèse ?

Quand on prend le temps de s’intéresser précisément au dénouement, on s’aperçoit qu’il est un lieu sensible du texte, objet de changements et de mutations de la main même de l’auteur, preuve à la fois d’un intérêt et d’une incertitude.

Lorsque Marivaux s’inspire d’un texte, il en garde les grandes lignes. Mais très fréquemment il lui arrive de modifier la fin. Ainsi, comparant Arlequin poli par l’amour au Prodige d’amour de Mme Durand, que S. E. Jones (1965) a repéré comme le texte source, la notice de F. Deloffre et F. Rubellin (2002) s’attarde sur le dénouement :

‘“Le dénouement est sensiblement modifié. Chez Marivaux, c’est Arlequin qui provoque l’issue favorable en obtenant de la Fée le serment sur le Styx, alors que chez Mme Durand, Coquette ne manquait d’assister à l’entretien des jeunes gens que par une faiblesse peu compréhensible. Dans la scène finale même, une péripétie dramatique est ménagée par la conquête de la baguette magique : ici encore, l’initiative d’Arlequin est nécessaire, tandis que chez Mme Durand le hasard seul fait tout. (…) Ainsi, au lieu de dépeindre par des mots, comme Mme Durand, les progrès intellectuels du jeune homme poli par l’amour, Marivaux en donne des exemples de fait infiniment convaincants. Le dénouement est, par là même, étroitement lié au thème moral de la pièce” (p. 114).’

Cette variation est notée plusieurs fois. En ce qui concerne les pièces en un acte, on la repère dans La Femme fidèle. Le phénomène est sans doute banal, surtout quand Marivaux prend un modèle dans un autre genre. Mais il est plus intéressant de constater que ces modifi­ca­tions de dénouement interviennent parfois entre la version scénique et le texte de la pièce imprimée. Les notices de l’édition F. Deloffre et F. Rubellin (2000) offrent de précieuses indications à cet égard. Par exemple celle de L’École des mères souligne un détail important, relevé par le Mercure :

‘“Lisette est aussi récompensée pour avoir contribué au mariage d’Éraste ; Madame Argante consent qu’elle épouse son cher Frontin”  39 .’

Or cet épisode est absent de la version livresque, laquelle se clôture sur l’épisode précédent signalé par Le Mercure :

‘“On commence une fête que Damis a fait préparer pour lui-même”  40 .’

L’épisode des valets est omis  41 , la scène dernière s’achevant sur les mots de Monsieur Damis et sur l’embrassade de la mère et de la fille.

De la même façon, Le Préjugé vaincu avait une fin autre sur la scène que dans la version imprimée (cf. la notice de F. Deloffre et F. Rubellin (2000) p. 1802).

Il est possible que ce soient l’épreuve de la scène et les réactions du public qui aient imposé ces variantes, dont beaucoup risquent, en tout état de cause, de nous échapper.

Un autre exemple de variante est visible dans la refonte d’une pièce en trois actes, La Nouvelle Colonie, en une pièce courte, La Colonie. La notice, ad loc., précise qu’en changeant la durée des pièces, Marivaux a naturellement modifié l’intrigue et les personnages. Une indication concerne spécifiquement le dénouement :

‘“le dénouement diffère, non seulement dans sa forme, mais même dans sa signification, puisqu’il n’est plus question de sanctions contre les femmes, et qu’on leur promet même ‘d’avoir soin de [leurs] droits dans les usages qu’on va établir’” (p. 1846)  42 .’

On voit donc à partir des exemples précédents les situations dans lesquelles s’opèrent des changements importants. On peut émettre l’hypothèse que la fin marivaudienne est un espace de flottement du texte, susceptible de variantes, mais, en même temps, l’objet de toutes les attentions de l’auteur, et qu’elle mérite une étude particulière. Cependant, il est évident que s’intéresser à la fin d’une pièce contraint à la replacer dans une composition et une dramaturgie.

Notes
28.

Ce point est rappelé dans W. H. Trapnell (1970), p. 251 : “The idea of a deliberately incomplete work of literature was apparently inconceivable to the early eighteenth century, hence the clumsy attempts to finish apocryphally the autobiographies of Madame la Comtesse de … and the Paysan parvenu”.

29.

D’Alembert (1785), dans F. Rubellin et F. Deloffre (2000), p. 2085-2086.

30.

G. Poulet (1952), p. 1-3, fait un récapitulatif des très nombreux textes de Marivaux sur la paresse.

31.

H. Coulet (1983 a), p. 38. Voir sur le même sujet H. Coulet et M. Gilot (1973), p. 67-68.

32.

Ibid., p. 46.

33.

J. Sgard (1996), p. 63.

34.

M. Gilot (1998) signale la différence fondamentale entre les deux genres : “un roman de Marivaux n’a pas de dénouement, ou du moins ce dénouement, en lui-même, n’a pas d’intérêt. Le titre nous le dit : Jacob est parvenu, Marianne est devenue Comtesse. Mais (…) leur roman ‘pourrait être continué’. (…) Dans ces conditions le théâtre c’est l’épreuve accomplie ; le roman, l’épreuve sans fin” (p. 14).

35.

A. Blanc (1986), p. 139.

36.

G. Forestier, dans son introduction aux Œuvres complètes de Racine (pour la Pléiade, Gallimard, 1999), ne dit pas autre chose sur la construction des pièces de Racine : “le sujet est constitué par le seul dénouement, envisagé paradoxalement comme le point de départ de l’action tragique ; un point de départ situé à la fin, impliquant que l’action soit construite à rebours” (p. XLI).

37.

Dans les Œuvres de jeunesse, F. Deloffre (1972), p. 962.

38.

Cf. P. Jousset (1995), p. 32 : “C’est bien comme fond en effet et non comme issue que se comprend le ‘happy end’ chez Marivaux. Toutes les péripéties sont le déguisement d’un dénouement qui est la vérité profonde, partout présente, et active, de chaque pièce”. Cf. M. Gilot (1998), p. 202 : “Le dramaturge ne craint pas davantage d’en laisser prévoir le dénouement que ne l’avait fait Euripide, ce qui ne l’empêche nullement de soumettre ses scènes, et souvent leur succession même, à une esthétique de la surprise”.

39.

Citation du Mercure dans F. Deloffre et F. Rubellin (2000), p. 1140.

40.

Ibid.

41.

Cf. la note 1, p. 1140, de F. Deloffre et F. Rubellin (2000).

42.

Sur le détail du dénouement de la première version, cf. ibid. p. 1875, note 2.