III. Marivaux et la question de la structure

1. la composition en question : paradoxes

Marivaux s’intéresse-t-il aux problèmes de structure  47  ? Peut-on trouver des éléments qui autoriseraient une approche de son œuvre par la structure ?

Les citations de l’œuvre de Marivaux sont contradictoires. M. Gilot (1998) évoque à plusieurs reprises des passages dans lesquels s’affirme son goût pour ce que la critique nomme “une esthétique de la bigarrure”  48 . De fait, le dramaturge se présente lui-même comme un écrivain qui chemine au gré de son inspiration  49 . J. Rousset (1995) ne dit pas autre chose lorsqu’il évoque “cette esthétique du hasard et de l’improvisation déclarée” (p. 46). Il cite un extrait du Spectateur français qui appuie ses dires :

‘“En un mot, l’esprit humain, quand le hasard des objets ou l’occasion l’inspire, ne produirait-il pas des idées plus sensibles et moins étrangères à nous, qu’il n’en produit dans cet exercice forcé qu’il se donne en composant ?”  50

Marivaux paresseux ? Marivaux commençant sans savoir où il va ? Cela va à l’encontre d’une pensée de l’auteur lui-même qui présente ainsi le bel esprit :

‘“C’est un architecte né, qui, méditant un édifice, le voit s’élever dans toutes ses parties différentes ; il en imagine et en voit l’effet total par un raisonnement imperceptible”  51 .’

De fait, c’est en artiste conscient de son art que, dans l’Avertissement des Serments indiscrets, il décrit les différences de situation entre Les Serments indiscrets et La Surprise de l’amour :

‘“Dans cette pièce-ci, il est question de deux personnes qui s’aiment d’abord, et qui le savent, mais qui se sont engagées de n’en rien témoigner, et qui passent leur temps à lutter contre la difficulté de garder leur parole en la violant ; ce qui est une autre situation, qui n’a aucun rapport avec celle des amants de La Surprise de l’amour”.’

Architecte d’une pièce ou d’une œuvre ? Attentif à la composition interne de la pièce ou conscient d’une intertextualité ? Faute de réponses de l’auteur, le mystère demeure.

Comment Marivaux travaillait-il ? La question est rendue difficile par la rareté extrême des brouillons et des esquisses. On peut s’appuyer sur ce qu’il dit lui-même à propos du passage de l’idée à la composition. Par exemple dans la préface à L’Île de la raison :

‘“Ce sujet, tel que je l’avais conçu, n’était point susceptible de tout cela : il était d’ailleurs trop singulier ; et c’est sa singularité qui m’a trompé : elle amusait mon imagination. J’allais vite en faisant la pièce, parce que je la faisais aisément”.’

Le sujet semble donc s’imposer en premier et induire une composition particulière. L’idéal réside dans la relation entre une unité englobante et le détail du texte, et c’est cela qui suscite l’intérêt. Le passage célèbre sur l’Inès de La Motte confirme cette hiérarchisation :

‘“Ici chaque situation principale est toujours tenue présente à vos yeux, elle ne finit point, elle vous frappe partout, sous des images passagères qui la rappellent sans la répéter ; vous la revoyez dans mille autres petites situations momentanées qui naissent du dialogue des personnages”  52 .’

On sent donc que le sujet, la situation déterminent une composition dont le texte produit serait l’illustration. Cette interprétation est-elle corroborée par le manuscrit retrouvé et publié par F. Moureau (1992 a) ? Ce document donne-t-il une idée de la façon dont se construit l’œuvre marivaudienne ?

On peut suivre F. Moureau, attribuant à Marivaux, avec l’aide de F. Deloffre, la première partie du cahier d’esquisses  53 qu’il a trouvé à la bibliothèque Jagellonne de Cracovie  54 . Faisant l’hypothèse que le scripteur serait Lesbros de la Versane  55 , il défend l’idée que la première partie serait composée de “traits” attribuables à Marivaux lui-même après 1740, plus précisément vers la décennie 1750  56 .

Ces “traits” se présentent soit comme des blocs assez compacts, soit comme des unités d’une seule phrase. Cela est assez représentatif de la commedia dell’arte, selon F. Moureau, pour qui ce cahier d’esquisses “paraît venir de la tradition italienne des ‘zibaldone’ mis au point par les comédiens de l’art dans le jeu all’improvviso. Tirade à faire dans une situation dramatique donnée, répliques fines, éléments de développement…”  57 .

De fait, cette description répond assez bien à ce que l’on observe dans le cahier d’esquisses. On y trouve en effet des canevas entiers. Certains sont au présent, d’autres au passé et s’apparentent tout à fait à des passages romanesques :

‘“Situation d’une veuve qui ne voulant point aimer crut bonnement qu’on pouvait faire un ami d’un homme. Elle en trouva un. Ils convinrent de s’aimer d’amitié, promettant de se séparer si l’amour s’en mêlait. Le temps arriva ; elle l’obligea de la quitter ; il fit semblant d’aller en province. Au bout de quelque temps, une amie des deux lui fit confidence qu’il s’était guéri…”  58 .’

Très rapidement ces canevas introduisent dans leur déroulement des parties dialoguées, comme si le discours direct était, même dans le cadre du récit, l’essence du personnage.

Le deuxième type de trait concerne les personnages, qui s’esquissent très rapidement à partir de leur “caractère”. Les portraits de quelques hommes ou femmes sont tracés par petites touches. À la limite du portrait  59 romanesque, ils relèvent davantage de la psychologie que du rapport à la situation :

‘“Plus imprudente que facile, plus galante que tendre, plus dissipée que vive. Avoir des amis plus par air que par goût ; se rendre par complaisance plus que par sensibilité : ces faiblesses sans passion sont sans volupté” (F. Moureau (1992 a), p. 30).’

La fable et le portrait rapprochent donc ces quelques traits du genre romanesque, du moins de la page de roman.

Un autre type est l’aphorisme, qui apparaît isolé ou intégré à un canevas. On trouve ainsi dans le manuscrit des formules sur la coquetterie ou sur l’amour :

‘“Il y a deux sortes de coquetterie ; l’une cherche à se faire aimer, l’autre se laisse aimer” (p. 36) ;

“Il y a des femmes qu’on peut aimer sans inquiétude, cultiver sans assiduité et quitter sans regret” (p. 30) ;

“Il n’y a point d’amant qui ne se croie excepté de la loi commune” (p. 30) ;

“Bien souvent une femme n’est point fâchée qu’un homme qui ne lui plaît pas s’attache à elle pour le faire servir d’exemple, et pour se fonder une réputation” (p. 38).’

Quel est le statut de ces sententiae ? Sont-elles les rêveries d’un auteur ou d’une situation ou ont-elles les mêmes fonctions que les morales des Fables de La Fontaine? Rendent-elles compte du sens de la pièce à venir ? Cela donnerait aux pièces en gestation le statut de “proverbes” visant à illustrer par la scène une vérité extra-scénique qui resterait implicite  60 . En tout cas, les éléments relevés ci-dessus ne concernent pas directement la forme théâtrale. Ils sont le récit préliminaire ou le commentaire de la pièce en gestation.

En revanche, deux traits se rattachent plus directement au matériau théâtral. On trouve, en effet, des répliques isolées, voire des groupes de répliques constituant des bribes de dialogue ; également des idées de scènes : “idée d’une scène sur ce texte” (p. 34), “scène entre un jeune homme et son rival qui fait l’amoureux en tous lieux” (p. 40), “scène entre un amant et une maîtresse” (p. 38). Parfois, une scène est pensée par rapport à une autre : “autre scène qui répond à la précédente entre Ariste et un ami” (p. 36).

Enfin on observe aussi des portions de texte mélangeant le dialogue et le jeu de scène (esquisses de didascalies) :

‘“Invention pour donner un poulet à une femme.

Attendre qu’elle tire son mouchoir de sa poche et laisser tomber le billet, le ramasser et lui dire : ‘voilà ce qui vient de tomber de votre poche’, soit pour déclarer sa passion, soit pour donner de la jalousie” (p. 46).’

Si l’on rassemble les données ci-dessus, on peut dire que le processus de création semble hésiter entre deux sphères apparemment très différentes :

Le macrotextuel relève davantage du romanesque. Le microtextuel est rattaché au théâtre. Cependant, la composition en elle-même, c’est-à-dire le lien qui fait apparaître la relation entre micro- et macrotextuel n’est pas visible et ce processus-là reste indiscernable  61 . Le cahier d’esquisses serait donc le vestige témoignant d’une phase très précoce du travail de composition, au moment de la tension entre le niveau du sujet  62 et les bribes de scènes ou de dialogues à faire qui peuvent émerger. Le mystère de la composition n’est donc pas levé. Cette énigme explique peut-être que les critiques aient cherché à définir pour Marivaux une structure qui lui fût propre, une structure profonde qui dépassât la triade exposition-nœud-dénouement  63 .

Notes
47.

Il s’explique peu lui-même sur son esthétique. Hormis quelques avertissements (dans L’Île de la raison et Les Serments indiscrets), sa réflexion est éparse et, comme l’écrit M. Gilot (1998), p. 10 : “l’intérêt et la valeur des réflexions qu’il a menées dans ce domaine sont indissociables de sa façon de les exprimer et, à partir du Spectateur français, il devient difficile de distinguer chez lui développements théoriques et textes de création”.

48.

M. Gilot (1998), p. 54.

49.

Ibid., p. 54-55. Également J. K. Sanaker (1987), p. 82-83.

50.

Première feuille… ; extrait cité p. 45.

51.

Extrait des Lettres sur les habitants de Paris, Journaux et Œuvres diverses, M. Gilot (1988), p. 34.De même, lorsqu’il en vient à critiquer Crébillon, c’est au nom de la composition : cf. A. Jugan (1978), citant de significatifs extraits du Paysan parvenu, p. 35.

52.

Le Spectateur français, vingtième feuille, dans F. Deloffre et M. Gilot (1988), p. 226.

53.

Constituant les p. 1-14 du manuscrit édité par F. Moureau (1992 a).

54.

Il s’agit d’un fonds allemand mis à l’abri pendant la guerre et que la Pologne a refusé de restituer. Le fonds contient de multiples documents sur le dix-huitième siècle, et notamment une entrée “Marivaux”. Cf. la présentation de F. Moureau (1992 a).

55.

“Écrivain d’origine marseillaise, auteur dramatique et surtout compilateur de L’Esprit de Marivaux, publié en 1769” (ibid., p. 17).

56.

Cf. F. Moureau (1992 a), p. 28-29.

57.

F. Moureau (1992 a), p. 12-13.

58.

Extrait de la p. 10 du manuscrit, p. 48 de F. Moureau (1992 a). Comme dans un roman, l’écrivain réintroduit ici la dimension de l’écoulement du temps. La comparaison entre le théâtre de Marivaux et la technique romanesque a été vue en 1777 par Palissot, cité par F. Deloffre et F. Rubellin (2000), p. 2064 : “On a observé que les fables des comédies de M. de Marivaux étaient plutôt des fables de roman que de comédies. En effet, pour que l’action de ses pièces pût se passer naturellement, il faudrait lui supposer une durée de plusieurs mois”. En même temps, lorsque Marivaux évoque le roman dans ses pièces, c’est souvent avec une connotation péjorative. Cf. La Mère confidente, I, 8 : “Madame Argante : ‑Bagatelle, te dis-je, c’est qu’il y a là-dedans un air de roman qui te gagne. Angélique : ‑Moi, je n’en lis jamais, et puis notre aventure est toute des plus simples” et La Réunion des amours, sc. XII : “Cupidon : ‑Il fait toujours des exordes. Il a pillé celui-ci dans Cléopâtre”. Il s’agit là du “roman de La Calprenède que Marivaux prend, dès les Lettres au Mercure, comme le type de l’œuvre purement romanesque” (dans F. Deloffre et F. Rubellin (2000) p. 969, note 1). La même référence à Cléopâtre (et au Cyrus de Mademoiselle de Scudéry) est faite dans la scène XI des Sincères.

59.

Le mot portrait est d’ailleurs employé p. 30 : “portrait d’une femme”.

60.

Sur la question des proverbes au dix-huitième siècle, cf. M. Delon (éd.) (1997), p. 918-920.

61.

F. Moureau (1992 a), p. 10, précise que “selon les habitudes du temps, les brouillons et les copies au net furent vraisemblablement détruits après publication”.

62.

Dans ses préfaces ou avertissements, Marivaux évoque souvent ce niveau. Cf., outre l’avertissement déjà cité de L’Île de la raison, celui du Triomphe de l’amour : “je la sentais susceptible d’une chute totale, parce que le sujet en était singulier, et par conséquent courait risque d’être très mal reçu ; d’un grand succès, parce que je voyais que, si le sujet était saisi, il pouvait faire beaucoup de plaisir”.

63.

Voir sur ce point le récapitulatif d’A. Spacagna (1978) sur les analyses de G. Poulet (1952), J. Rousset (1995), B. Dort (1962) et J. Scherer (dans son introduction au Théâtre complet dans l’édition de B. Dort (1964)). Nous nous arrêterons sur les explications de J. Rousset et sur celles d’A. Spacagna pour tenter de comprendre ce qu’elles révèlent de la structure.